braniya chiricahua




L'ancien se meurt, le nouveau ne parvient pas à voir le jour. Dans ce clair-obscur surgissent des monstres.
Antonio Gramsci

mardi 23 août 2016

MASSACRES DANS L'ALN : REPONSE A MAARFIA

L'article ci-dessous a été écrit en réponse à un texte de Mohamed Maarfia paru dans "Le soir d'Algérie" et repris par le journal en ligne, "Le quotidien d'Algérie".



Le texte de Mohamed Maarfia (cf lien ci-dessous) appelle quelques commentaires :


1)Lorsque l'autoproclamée base de l'est s'est attaquée au barrage, cela a coûté 700 morts en une semaine, nous dit Maarfia. Cette organisation -"la base de l'est"- était hors-la-loi ; elle n'était pas reconnue par le CCE et Abane avait la ferme l'intention de la liquider. Il n'en eut pas le temps. Or, quand le barrage électrifié (dit "ligne Morris") en était à ses tout débuts, le chef autoproclamé de la soi-disant base de l'est, Amara Laskri dit Bouglez (parce que son père s'occupait de la source dite de "boue et de glaise"), aurait pu mettre en œuvre une stratégie de harcèlement des détachements de l'armée coloniale chargés de l'érection de la ligne électrifiée, ce qui aurait retardé, au minimum, les travaux; il aurait pu interdire, à tout le moins, à la population locale de travailler au barrage. Mais A. Bouglez, doté d'un sens stratégique hors du commun, non seulement ne fit rien contre la ligne de mort naissante, mais encore encouragea la population à travailler pour l'entreprise de pose et d'électrification du barrage mortifère. Pourquoi ? Parce qu'en travaillant les gens gagneraient de l'argent et pourraient payer l'ichtirak (l'impôt révolutionnaire), ce qui augmenterait les revenus de l'ALN-FLN et lui permettrait d'acheter des armes. Plaisanterie ? Allez voir du côté de "Histoire intérieure du Fln" de Gilbert Meynier (qui ne plaisante pas et qui est un ami de l'Algérie). Amara Bouglez ? Moukh (cerveau puissant), on vous dit.


2)Maarfia nous dit que l'égorgeur en chef de la wilaya III, le commandant Ahcène Mahiouz, était un espion de l'Abwehr (services secrets de la Wermacht allemande) retourné par le 2ème Bureau français. C'était donc un agent français qui officiait au plus près d'Amirouche puisqu'il était l'un de ses adjoints. On ne comprend plus dès lors pourquoi les services français auraient eu besoin de mobiliser tous leurs experts pour dresser le profil (jusqu'à convoquer la psychanalyse, dit Maarfia!) du chef kabyle, alors qu'ils avaient une source idéalement placée pour cela. Il y a comme une inconséquence dans le raisonnement de l'auteur. Et, comme l'égorgeur était encore en poste dans l'appareil central du Fln jusque dans les années 70 (où il s'occupait de logistique et de carburant!), on peut légitimement s'étonner encore plus.


Est-ce que l'explication ne serait pas plus simple qui se situerait au niveau de la haine de ceux que Abane appelait les "gardiens de chèvres portant une arme" et que Boukharrouba nommait "el qazdir", à l'endroit des lettrés et des intellectuels ? Dire que l'égorgeur était un espion permet de disculper, en quelque sorte, les "purs moudjahidines" d'avoir jamais commis pareilles monstruosités et de laver ainsi leur honneur. Certes, quand 'Amirouche a convoqué de son propre chef les responsables de wilayas (Oued-Askeur, 1958), pour les inciter à poursuivre chez eux l'oeuvre de mort qu'il avait accomplie dans la sienne, il s'est heurté au refus de la 2 (Lamine Khène) et de la 4 (Mhamed Bouguerra). Mais la 6, déjà convaincue, poursuivra ses purges contre les prétendus messalistes dont elle fit grande consommation. (Quand El Haouès disparaîtra, son adjoint, le purificateur Tayeb Djoghlali, sera promptement massacré par ses propres hommes). Et la 1 a prêté une oreille complaisante, son chef (Hadj Lakhdar) voyant là l'occasion de régler quelques comptes personnels. Quant à la 5, elle n'avait pas jugé utile de se déplacer. Lamine Khène et M'hamed Bouguerra ne crurent certainement pas un mot de ce qui leur apparaissait sûrement être le délire paranoïaque d'un chef cruel et sans états d'âme quand il s'agit d'une vie humaine. Hélas, quelque temps après et sans doute sous l'influence de ses adjoints, Bouguerra tournera casaque. La wilaya 4 se trouvera, elle aussi, engagée dans l'entreprise de mort qui visait les nombreux lettrés qui avaient déserté les bancs des lycées et des universités pour rejoindre les maquis. Plus même : après l'affaire "Si Salah" et l'arrivée de Mohamed Djillali Bounaama à la tête de la W.4, les purges sanglantes vont redoubler à un point tel que Boukharrouba lui-même (c'est dire !) s'en émut. Bounaama, qui avait "marché" avec Salah Mohamed Zaamoum (et l'avait même accompagné à l'Elysée) puis s'était retourné contre lui (sans doute lorsqu'il vit que les autres wilayas ne les suivaient pas), voulait donner des gages en se faisant le champion de la lutte contre "les traîtres".


Donc, l'explication du véritable massacre des lettrés et intellectuels dans les wilayas par la théorie de Maarfia, ne tient pas debout. Encore une fois, l'explication est beaucoup plus simple qui ressortit à la méfiance viscérale des seigneurs de la guerre envers les lettrés qui affluaient en nombre et qui seraient devenus, à terme, de sérieux concurrents aux postes de responsabilité.


Maintenant, il n'est pas impossible que l'assassin -Hacène Mahiouz- des quelque 2000 jeunes gens et jeunes femmes (Abdennour Ali-Yahia avance le chiffre de 2812 alors que 'Amirouche, dans un rapport qui ne parviendra pas au GPRA, en reconnaît 488) qui ont rejoint l'ALN en wilaya III, ait été une taupe des services français. Dans ce cas, il faudrait dire depuis quand on le savait, qui le savait, et sur la base de quelles preuves et/ou témoignages. 


3) De même, les longs développements sur le choix de Amirouche de passer par le sud (afin de rejoindre la Tunisie où il voulait se rendre pour demander des comptes au GPRA) : pourquoi ce choix alors qu'il était infiniment plus simple et moins risqué de passer par le nord ? La réponse du bon sens est immédiate : parce qu'il n'avait confiance ni en les gens de la wilaya II (télécommandée par Bentobbal) ni -encore moins- en ceux de la I (où il était venu mettre de l'ordre après la mort de Mostfa Benboulaïd, moyennant quelques cadavres, et où il savait qu'il n'était pas en odeur de sainteté). Comme de son côté El-Haouès avait refroidi pas mal de viande messaliste (en réalité des pauvres bougres qui ne savaient plus qui était avec qui, puisque lui-même, El-Haouès, était un messaliste pur jus), il ne fallait pas être grand clerc pour prévoir que le premier paysan dont on aura égorgé le fils ou jeté les frère sur le barbelé électrifié, les donnerait à l'armée française. C'est le prix à payer quand on exerce son pouvoir sur la population par la violence faute d'avoir su le faire en établissant son hégémonie.


Du reste, cela n'est nullement en contradiction avec la possibilité que les deux chefs (mais également Lotfi) aient été donnés par leurs frères, les 3 B (Belkacem-Bentobbal-Boussouf). 


[Sur ce point, sujet de polémiques récurrentes, cf l'article du blog : "REGARDE LES COLONELS TOMBER".]



 http://lequotidienalgerie.org/2011/12/07/amirouche-et-si-el-haoues-pourquoi-boumediene-a-sequestre-les-depouilles/#comment-42474

vendredi 19 août 2016

DES CADAVRES ET DES GENERAUX OU QUE FAIRE DE 'ABANE RAMDANE ?



27 décembre 1957. Dans une ferme abandonnée, près de Tétouan, 'Abane Ramdane était étranglé par des hommes de main de Boussouf, chef de la wilaya V. D’après certains chroniqueurs,  cette ferme était un ancien camp désaffecté des services secrets français. Les mêmes prétendent que les tueurs de Boussouf étaient des agents du CAB1, la DST marocaine, nouvellement créée par Oufkir. Ancien officier (capitaine) de l’armée française, Oufkir aurait été chef d’antenne au Maroc de la DST et du SDECE pendant 5 ans de 1949 à 1954. A l'indépendance du Maroc, il devint aide de camp du roi Mohamed V . Ces mêmes sources estiment que Oufkir a été le véritable protecteur et le mentor de Boussouf. 



Communication faite au colloque organisé par l’Association pour la Culture Berbère le 08 mai 2004 à Paris : "Abane Ramdane, une alternative possible  ?"

Les organisateurs de cette rencontre m’ont demandé de présenter une communication à partir de la question Comment traite-t-on Ramdane Abane comme un personnage de fiction ? Cette demande trouve son origine et sa justification dans le fait que j’ai écrit une pièce de théâtre mettant en scène Ramdane 'Abane et Frantz Fanon, et intitulée Dans les ténèbres gîtent les aigles

Mais l’intitulé de la communication tel qu’il apparaît sur le programme de cette rencontre est devenu 'Abane Ramdane personnage de fiction. Cet intitulé, qui diffère du premier et dans lequel le questionnement semble avoir disparu, m’est soudain apparu comme une porte d’entrée intéressante pour la réflexion en ce qu’il introduit -à son corps défendant peut-être- une ambiguïté féconde dans l’expression personnage de fiction. Selon que le terme fiction est pris dans le sens général de ce qui est opposé à la réalité, ou dans celui, spécifique, de création artistique, la perspective n’est, en effet, plus la même. Je vais donc procéder simplement en analysant les deux versants de cette expression.

1] Prise dans le sens général du mot fiction (ce qui s’oppose à la réalité), l’expression 'Abane Ramdane personnage de fiction dit immédiatement et clairement la difficulté qu’il y a à se représenter 'Abane sous les espèces de l’homme réel qu’il fut, tellement son personnage demeure, justement, nimbé d’irréalité.

En l’occurrence, il ne s’agit pas seulement du processus normal de déréalisation qui investit tout élément du passé, gommant lentement ses contours et ses aspérités, estompant irrémédiablement ses couleurs pour en faire un objet d’histoire, c’est à dire une abstraction susceptible d’être questionnée par la raison historique qui ne peut se déployer que lorsque le vacarme des mémoires s’est tu.

Il ne s’agit pas non plus, et seulement, de l’impression d’irréalité produite par le peu de choses que nous savons de 'Abane, de sa vie : bribes de son enfance dans l’enclavement d’un petit village de Kabylie, presque rien de son adolescence, passée pour l’essentiel dans l’internat d’un lycée de province, si peu d’une vie d’adulte entièrement vouée à l’action politique clandestine. Rien que de l’isolement, de l’ombre, du silence et donc, forcément, du mystère.

Il ne s’agit pas plus, et seulement, de ce silence qui sanctionne les vaincus de l’Histoire, ceux qui, dans les moments où s’annonce un changement de cours crucial, ont fait le choix perdant parce qu’ils n’ont pas su –ou pas voulu- aller dans le sens de la plus grande pente, celle qui fait croire que l’on va arriver plus vite au but alors que c’est la destination qui a subrepticement changé.

Il y a de tout cela certes, dans le fait que 'Abane apparaisse décidément comme un personnage irréel ; mais il y a autre chose.

Il y a que la vie de 'Abane rappelle trop celle des héros de la tragédie antique, ceux qui osaient défier les dieux ou qui se trouvaient en butte à un destin atroce sans avoir rien fait pour le mériter. 'Abane n’avait certes pas affaire aux dieux fantasques ni au destin illisible de l’antiquité grecque ; il avait affaire à quelque chose d’autre qui n’est pas sans ressemblance avec ces forces aveugles, une petite bête aveugle justement, celle qui creuse sans désemparer des galeries souterraines à l’insu du jardinier, la taupe, dont on peut croire quelquefois, souvent même, qu’elle a cessé de creuser parce qu’on ne voit pas ses galeries faire leur chemin, alors qu’elle continue son travail obstiné, la vieille taupe aveugle, faite métaphore de l’Histoire par quelqu’un, le même qui comparait l’Histoire à cette déesse qui buvait le sang de ses victimes dans leur propre crâne : Karl Marx.

'Abane a été victime de l’Histoire, cette déesse par métaphore qui se sert toujours des désirs, des passions, des idées des hommes pour faire advenir son propre règne, toujours recommencé, jamais complètement élucidé. 

'Abane a été victime de ces hommes, donc, dont les passions, les désirs et les volontés ne coïncidèrent plus, à un moment donné, avec les siens. Car quand lui, par la décision prométhéenne du congrès de la Soummam, cherchait à dominer le cours de l’Histoire, eux, ceux qu’il appelait –aux dires de Frantz Fanon- "les gardiens de chèvres portant une arme", ne se préparaient qu’à l’exercice du commandement et de la domination sur un peuple qu’ils disaient vouloir libérer.

Il y a aussi que la mort de 'Abane est un assassinat fratricide perpétré dans les conditions d’un traquenard si effrayant de fourberie qu’il ramène immanquablement aux territoires du mythe biblique, celui de Caïn et Abel. Ce type d’événement disqualifie et la mémoire –qui ne peut que balbutier à l’infini le crime sans pouvoir l’absorber- et l’histoire –qui ne peut pas, quoi qu’elle en ait, l’appréhender sous les seules espèces d’une trace justiciable d’un traitement froid et raisonné. La dénégation du crime par son imputation à tiers et la dissimulation du cadavre jusqu’à aujourd’hui disent assez, d’ailleurs, le caractère inexpiable du forfait et l’impossibilité de l’assumer en pratique.

Il y a enfin, il y a surtout, que le présent, en toute circonstance, exerce son primat épistémologique sur le passé au point qu’il est juste de dire -même si cela semble paradoxal- que c’est le passé qui tire son sens du présent et non l’inverse. Et c’est bien le présent de l’Algérie et des Algériens qui a tiré Ramdane 'Abane du trou noir où le maintenait la formidable pression sécrétée par l’idéologie et la pratique militaro-policière qui se donnent pour fondatrice de la nation et garante de sa survie. C’est le vacillement de cette idéologie, son entrée en crise généralisée, qui font entrevoir aux Algériens que d’autres possibles sont possibles que le seul système qui les maintient dans sa poigne et –donc- que d’autres possibles étaient bien possibles qui n’ont pas pu éclore dans le passé. 

La figure de 'Abane a commencé alors à s’esquisser ; mais, aux Algériens d’aujourd’hui, pris dans la gangue d’une société où communautarisme ethnico-religieux et militarisme font partie de la nature des choses, cette image est proprement incroyable : celle d’un homme, d’une pensée, d’un projet non communautaires, non religieux et non militaristes. Quelque chose de ce genre aurait pu exister en Algérie, il y a 50 ans ? Vertigineux. Impensable. Pure fiction.

Remarquons à ce titre que, reconstruite à partir des problèmes, des enjeux et des luttes du présent, la figure de 'Abane court le risque de devenir une manière d’image de synthèse, retouchable à volonté et se prêtant, de ce fait, à toutes sortes d’annexions indues. On peut craindre, en effet, qu’à l’ère du formatage et de l’image virtuelle, la frontière entre réalité et fiction devienne de moins en moins pertinente.

2] A propos de l’autre intitulé, Comment traite-t-on Ramdane Abane comme personnage de fiction ?, je vais exposer les questions essentielles qu’a pu me poser l’écriture de ma pièce et le principe de leur solution.

Ramdane 'Abane m’est toujours apparu comme un sujet très commode pour la fiction parce qu’avec lui joue pleinement ce que l’on appelle l’effet poétique. La terminologie linguistique peut rendre compte plus précisément de cette situation : s’il y a peu de signifiants –i.e. le peu de matériaux historiques concernant 'Abane-, chaque signifiant renvoie néanmoins à une pluralité de signifiés, c’est à dire à toutes les interprétations, extrapolations, constructions diverses qu’il est possible de mener à partir de ces quelques signifiants. Cela s’appelle, en d’autres termes, de la polysémie et c’est de la polysémie justement que naît l’effet poétique, ce décalage entre signifiant et signifié, cette absence de correspondance rigide et univoque entre eux. 

On sait également que c’est cet effet de distance entre signifiant et signifié qui fonde ce qu’il est convenu d’appeler la licence poétique, cette liberté que s’octroie l’artiste dans le traitement de son objet. Sauf que l’arbitraire absolu de la licence poétique n’est pas de mise ici. Car, en l’occurrence, le personnage dramatique à construire est aussi et en même temps un personnage historique réel, avec une identité avérée, ayant vécu et ayant agi dans une situation historique concrète. Retrouver la vérité et la rationalité du personnage imposait donc le strict respect du matériau historique. Mais la liberté dans l’élaboration de la forme la plus adéquate à son objet –liberté sans laquelle il ne saurait être question d’art- imposait, d’un autre côté, de s’affranchir –mais jusqu’à quel point ?- du fait historique. Deux stratégies liées ont permis de sortir de cette double contrainte.

La première a consisté à mener la reconstruction du personnage en le remettant en situation historique décisive, celle qui cristallise sa vie tout entière en la portant à son plus haut point d’achèvement, donc de vérité, i.e. ces trois petites années qui vont de janvier 1955 à décembre 1957 quand, sorti de prison, il prend en main l’insurrection du 1er novembre 1954 pour en faire un mouvement politique moderne et le payer de sa vie. Le principe de cette reconstruction était de retrouver justement la polysémie du personnage, sa vérité, car la vérité d’un personnage quel qu’il soit –et la vérité de la vie d’une manière générale- est justement dans la contradiction, dans la complexité, jamais dans le simplisme qui ne fonde que l’hagiographie ou le dénigrement. Il s’agissait donc d’éviter le chant des sirènes de la simplification et de l’héroïsation afin d’atteindre à la vérité d’un 'Abane aux multiples facettes : le Danton, passionné, colérique et résolu ; le Robespierre, exalté, secret et implacable ; le Jean Moulin, unificateur de la résistance et grand prêtre jacobin de l’Etat centralisateur et républicain ; l’Aymon de Valera, privilégiant l’action politique du Sinn-Fein contre l’activisme militaire de l’IRA ; le grand stratège politique du congrès de la Soummam et celui qui n’a pas su prévenir le désastre stratégique de la bataille d’Alger qui lamina en profondeur les élites citadines et fit le lit des petits chefs de guerre ; le rassembleur inlassable des forces politiques sachant s’entourer de militants de toutes origines, de toutes confessions et de toutes obédiences politiques et l’inventeur de  l’hégémonisme intolérant du FLN qui ouvrira la voie au parti unique ; l’homme à la force de caractère exceptionnelle et à la rigidité telle qu’elle le rendait inapte au compromis ; le dirigeant à l’intelligence et à la culture supérieures à la moyenne des autres dirigeants et le chef autoritaire et cassant… 

Et, afin de donner à voir l’ambivalence du personnage, de la mettre en scène, j’ai usé d’un artifice simple : j’ai inventé à 'Abane un double, son secrétaire, personnage parfaitement imaginaire, chargé de pointer les contradictions, les inconséquences et l’inconscience de 'Abane, en l’interpellant à chaque instant. Et quand 'Abane renverra ce double encombrant à la nuit de sa fiction, il aura signé son propre arrêt de mort car il aura, ce faisant, supprimé son autre moi.

En résumé, j’ai fait jouer à 'Abane son propre rôle historique en le pondérant en fonction de deux principes antagoniques : un principe d’harmonie qui consiste à construire le personnage de fiction en cohérence avec l’image prégnante que l’historiographie a dressée du personnage réel, et un principe de discordance qui consiste à troubler cette image en dévoilant les composantes contradictoires et aléatoires du personnage.

La deuxième stratégie, par laquelle il s’agissait d’échapper, autant que faire se peut, à l’étau de l’histoire et se ménager une marge de liberté avec le personnage, a consisté à lui appliquer une sorte de lecture symptomale, une lecture qui interroge son discours pour en faire advenir l’impensé, i.e. faire dire à 'Abane, avec les mots et les concepts d’aujourd’hui, ce qu’il était potentiellement en mesure de penser et de dire, même s’il ne l’a pas pensé ni dit sous cette forme. Lire ainsi république laïque moderne quand 'Abane, dans les textes du congrès de la Soummam, refuse, pour son pays, l’idée d’une théocratie révolue ; ou habeas corpus, quand il parle du droit de l’accusé d’être présent de corps à son propre procès et de disposer de défenseurs ; ou encore primauté du droit civilisé sur la force quand il parle de primauté du politique sur le militaire ; ou ce sont les masses qui font l’histoire quand il disqualifie les partis et les oblige à se dissoudre. 

Une lecture qui est, dans son principe, la traduction actualisée -et toute traduction est actuelle- d’un discours historique. Cette traduction tire sa légitimité de la prise en compte de la trace historique d’une part, et de l’état présent, développé, de la chose sur laquelle portait ce discours, d’autre part. Entendons par là que les questions posées en creux par 'Abane en 1956 (nature de l’Etat, définition de la nation, place de la religion, place et rôle de l’armée…) sont encore à l’ordre du jour, à la différence près que les éléments de la solution se sont considérablement développés (i.e. diversifiés dans la forme) depuis.

3] Cela était la réponse technique à la question qui m’a été posée. Mais il ne s’agit, en vérité, que d’une élaboration secondaire, d’une rationalisation, d’une tentative de comprendre après coup ce que l’on a fait et comment on l’a fait. Ce travail critique n’a pas préexisté à l’écriture du drame, il n’en a pas été la propédeutique obligée ni la condition de possibilité ; il est comme le vol de l’oiseau de Minerve, il n’a eu lieu qu’à la tombée du jour, après l’écriture du drame. C’est pour cela qu’il est abstrait, qu’il n’a pas les couleurs et la chaleur de la vie. 

Alors, permettez-moi de répondre maintenant à la question qui ne m’a pas été posée, afin de réintroduire la vraie vie dans la genèse de l’écriture. Ce qui a été premier, c’est le choc que j’ai reçu il y a plus de trente ans en apprenant comment et par qui 'Abane avait été tué. Choc redoublé et réactivé, quand j’appris que l’imposant tombeau de marbre du cimetière des martyrs d’El-Alia, où Ramdane 'Abane est censé reposer pour l’éternité, ne contenait rien. 

Alors s’est imposée à moi cette image obsédante d’une tombe vide, d’une mort sans cadavre, d’un délit sans corps en somme, délit dont la victime a été précisément cet homme qui parlait d’habeas corpus et qui n’avait pas son propre corps à disposition pour le montrer comme le veut ce principe fondateur du droit civilisé et garant juridique de la liberté individuelle.

Puis, à cette image, est venue se superposer une autre, qui date de mes années de jeunesse et d’études. Nous sommes en l’an 406 avant J.C., en pleine guerre du Péloponnèse (opposant, pour la suprématie, les deux cités rivales, Athènes, puissance maritime -thalassocratie-, et Sparte, puissance terrestre -tellurocratie) ; la bataille décisive eut lieu dans les îles Arginuses et fut remportée par les Athéniens. De retour vers leur patrie, ces derniers doivent affronter une terrible tempête en haute mer ; leurs généraux décident, afin de sauver la flotte, de jeter les cadavres des hommes tombés au combat et que l’on ramenait à bord pour qu’ils fussent enterrés sur le sol natal, conformément à la loi athénienne. Ce délestage sauva effectivement la flotte. Mais de retour à Athènes, les généraux furent jugés et exécutés : ils avaient commis un crime inexpiable en privant de sépulture les héros morts au champ d’honneur. Socrate avait vainement tenté de défendre les généraux, arguant que, s’ils n’avaient pas pris cette décision, les cadavres auraient été, de toute façon, perdus puisque toute la flotte aurait, alors, coulé ; les juges refusèrent d’accéder à sa logique, préférant décapiter l’armée plutôt que de passer sur un sacrilège. L’Histoire ajoutera que la république athénienne, privée de son bras séculier, sombra quelque temps après sous la dictature des Trente.

Ne pas hésiter à mettre ses propres jours en danger par pur respect de la loi morale m’apparut tout à coup, à l’occasion de cette réminiscence, comme la vraie et seule garantie de la pérennité d’une nation.

C’est alors que j’avais décidé de donner, un jour, à Ramdane 'Abane une modeste sépulture morale, celle d’une représentation, d’une re-présentation de cet homme arraché à la vie, de ce corps soustrait à la mort.

dimanche 7 août 2016

L'ÉVÊQUE DES MUSULMANS


Le 1er août 1996, Mgr Pierre Claverie, évêque du diocèse d'Oran -l'évêque des musulmans comme le surnommait le petit peuple oranais-, rentrait d'Alger où il avait rencontré le ministre français des Affaires étrangères, Hervé de Charette. Les deux hommes étaient allés se recueillir sur la tombe des moines de Tibehirine. L'évêque prit le dernier vol pour Oran. Au moment où sa voiture, conduite par son chauffeur Mohamed Bouchikhi, un jeune Algérien musulman, franchissait le portail de l'évêché, une déflagration la souffla, tuant ses deux occupants. La machine infernale était une charge explosive télécommandée, curieusement couplée à une bonbonne de gaz -peut-être pour donner à croire qu'il s'agissait d'un engin artisanal ?

Pierre Claverie, natif de Bab-el-Oued (1938), appartenait à l'ordre des Dominicains. Il n'avait pas pu obtenir la nationalité algérienne. L'on sait, en effet, qu'en matière de code de la nationalité, les nouveaux maîtres du pays se sont contentés d'inverser l'axiome colonial : les Algériens non chrétiens ou juifs ne peuvent pas être citoyens français/ les Européens non musulmans ne peuvent pas être citoyens algériens.

J'ai bien connu Pierre Claverie. Lors du dernier dîner auquel nous avait conviés Me Nimour (Paix à son âme), il nous disait qu'il ne savait plus où entreposer la viande que lui apportaient les habitants du quartier populaire de Saint-Eugène, à l'entrée duquel se trouvait l'évêché : c'est que l'on était au lendemain de l'Aïd el Kébir, la fête du sacrifice. Ému, l'évêque disait son affection pour ces simples gens qui ne mangeaient pas de la viande tous les jours et qui pensaient d'abord à plus déshérité qu'eux. (À ses protestations, ces gens lui disaient : « On sait que les pauvres s'adressent d'abord à toi, alors prends ! »)

Arabisant, bon connaisseur de l'islam, Pierre Claverie était un homme humble. Ce soir-là, à la question que lui posa le 4° convive (l'ancien président de la Cour d'Oran, le très respecté M. Benchehida, que nous appelions Monsieur le président!) - « Monseigneur, est-ce que les proches, ceux qui se sont aimés dans la vie, seront de nouveau réunis dans l'au-delà ? »-, l'évêque répondit simplement qu'il n'en savait rien et qu'il ne pouvait qu'espérer. (Ce soir-là, M. le Président me dédicaça son dernier recueil de poèmes : le président était un virtuose du sonnet classique!)

Quelque temps après l'affreux attentat, un groupe de jeunes était arrêté, déféré devant la justice et condamné à mort pour le meurtre de P. Claverie et de M. Bouchikhi. L’Église demanda que la peine fût commuée. Personne, à Oran, ne croit que ces jeunes auraient agi de leur propre chef et monté un attentat aussi perfectionné. Abdelkader Tigha, un sous-officier transfuge de la SM, affirme qu'il a été témoin de l'envoi en mission à Oran d'un spécialiste en explosifs, connu sous le sobriquet de Kamal Dynamite. Cela se passait en juillet 1996, quelques jours avant l'attentat*.

Le contexte : 1996 : l'accord de Sant'-Egidio venait d'être signé par le FLN, le FFS, le FIS auxquels s'étaient joint Benbella, pendant que le général Zéroual, nommé Président de l’État par l'armée, négociait avec les chefs du FIS, emprisonnés. En France, le gouvernement d'Alain Juppé prenait nettement ses distances avec les autorités algériennes. La riposte de la SM fut foudroyante : 1) elle fit démettre le SG du FLN (le célèbre « coup d'état scientifique ») ; 2) négocia avec les chefs de l'AIS ; 3) engagea une campagne de presse d'une grande violence contre Zéroual qui démissionna de crainte de subir le sort de Boudiaf. Certains ajoutent que l'assassinat des sept moines et celui de P. Claverie, imputé aux islamistes, était un coup tordu de la SM pour infléchir la position de Paris.

Pierre Claverie, je sais que le Dieu d'amour auquel tu as consacré ta vie, te garde auprès de lui.

* Cf http://www.algeria-watch.org/fr/article/just/moines/extraits_francalgerie.htm