Les
éditions Barzakh (Alger) viennent de publier les mémoires de
'Abderrahmane Berrouane, intitulés "Aux
origines du MALG. Témoignage d'un compagnon de Boussouf".
1-
'Abderrahmane Berrouane (dorénavant AB) est né en 1929 à Relizane,
dans une famille aisée -son père étant courtier en grains. Après
des études primaires à Relizane, secondaires à Sidi-Belabbès et
Oran, il obtient le bac philo au lycée Lamoricière (Oran). Il part
ensuite pour la France afin d'y poursuivre des études supérieures.
Là, il fera connaissance d'étudiants algériens engagés en
politique, entre autres de Sid-Ahmed Inal -militant du PCA- et
Mohamed Harbi -militant du PPA, mais très à gauche, les deux étant
étudiants en histoire. AB s'inscrira à la faculté de sciences
politiques de Toulouse. Le 19 mai 1956, l'appel à la grève des
cours lancé par l'UGEMA (cf sur ce blogue La grève imbécile)
le trouvera en deuxième année de sciences po. Il obtempère et part
pour le Maroc dans l'espoir de rejoindre, à partir de là, une unité
combattante de l'ALN. Mais il n'ira pas plus loin.
2-
Au Maroc -où s'était établi le commandement de la zone V-, il est
coopté, après un long entretien-interrogatoire avec un nommé
Mabrouk ('A. Boussouf), pour faire partie du futur réseau d'écoutes
et de transmissions que le même Boussouf (chef de la zone V, Oranie)
mettait en place. La zone V -qui deviendra Wilaya V après le congrès
de la Soummam, août 1956- va servir donc de ban d'essai à l'embryon
de service de propagande et d'espionnage de l'ALN. Suivent deux
années et demie de long apprentissage sur le tas (le commandant
'Omar Tellidji, officier des transmissions dans l'armée française
qu'il déserta, étant seul spécialiste de ces choses).
[Ici,
une anecdote : AB raconte que Sid-Ahmed Inal, "déçu
par le parti communiste",
rejoignit
à son tour le Maroc et tenta d'entrer en contact avec lui. Boussouf
refusa. La prétendue déception d'Inal fait réagir Sadek Hadjerès,
secrétaire du PCA et responsable avec Jacques Salort des CDL
(Combattants de la libération, l'aile militaire du PCA). Voici
ce que dit Sadek Hadjerès à ce propos :
"L'auteur
a la probité de ne pas occulter le segment étudiant de son
parcours, mais dans le bain nationaliste hostile, il n'a pu
s'empêcher de tordre un fait dans le sens de la doxa anticommuniste,
malgré le portrait élogieux qu'il a dressé de Ahmed Inal. Voir par
exemple ce qu'il dit page 50 et page 56. Dans cette dernière, il
décrit (en passant et de façon furtive) son (Inal)
engagement
au FLN comme celui d'un communiste déçu. Tout
à fait contraire aux faits et à son parcours. C'est
en fidélité à son engagement organique communiste
qu'il a pris toutes ses décisions, en accord total avec son parti.
Avant 1955, nous étions déjà lui et moi en relation et coopération
entre Alger et Paris depuis deux ans à propos de nos associations
étudiantes. A l'automne 55, nous avons eu à Paris
des discussions de groupe sur les questions politiques, idéologiques
et culturelles (à l'une ou deux d'entre elles, avait assisté Harbi,
que m'avait présenté
Aziz Benmiloud qui était un ami commun). Puis j'ai discuté avec lui
(Inal)
longuement le long des quais de la Seine et il
a été convenu entre nous qu'il rentre au pays comme membre du PCA
et des CDL.
Ce qu'il a fait peu après en engageant son travail de masse à
Tlemcen.
Pendant les vacances scolaires de Noël
(il était prof de lycée) il a fait le compte rendu de ses activités
transmis par Colette Grégoire (NB :
la poétesse Anna Greki, compagne de Sid-Ahmed)
qui
a rencontré à Alger Lucette Larribère à Blacet El aoud (NB :
Place
du gouvernement, Alger).
Nous avons eu plus tard des échos de ses activités au maquis et
notamment la lettre admirable où il réaffirmait son attachement à
l'idéal socialiste.
On est loin du comportement d'un communiste déçu, mais ça faisait partie de la posture nationaliste (y compris exprimée dans la plate-forme de la Soummam) de nier les faits."*]
On est loin du comportement d'un communiste déçu, mais ça faisait partie de la posture nationaliste (y compris exprimée dans la plate-forme de la Soummam) de nier les faits."*]
3-
Après la fondation du GPRA (Gouvernement provisoire de la république
algérienne, septembre 1958), Boussouf est nommé ministre des
Liaisons générales et des communications (ministère qui deviendra
quelque temps après celui de l'Armement et des liaisons générales,
MALG). Boussouf confie le commandement de la wilaya V à son poulain
Mohamed Boukharrouba Boumédiène et s'établit au Caire. Ses
lieutenants, parmi lesquels AB, l'accompagnent. On réfléchit à
l'organigramme du ministère. AB se voit confier la DVCR, division
de la vigilance et du contre-renseignement, le saint des saints des
services spéciaux de l'ALN, la structure
chargée de ficher tout le monde et d'espionner.
4-Théoriquement
donc, AB était l'homme le mieux informé du FLN-ALN. Pourtant, ceux
qui attendraient de lui qu'il lève le voile sur les aspects les plus
problématiques de la guerre d'indépendance, en seront pour leurs
frais.
-Ainsi,
rien sur Boussouf, sa vie, sa scolarité, son parcours militant,
absolument rien.
-Ainsi,
rien sur l'assassinat de 'Abane Ramdane, si ce n'est pour déplorer
les incompréhensions et les malentendus entre les hommes ! Rien
que du subjectif, donc ; pas de divergence politique radicale !
-Pas
un mot sur ce qu'il est convenu d'appeler "l'affaire
Si-Salah", le chef de la wilaya
IV -la plus emblématique du combat de l'intérieur- qui a pris
langue avec le général de Gaulle. Difficile
de faire passer le baroudeur Salah Mohamed Zamoum pour un traître : on
comprend le silence.
-Rien
sur l'hécatombe de colonels de l'intérieur que son service était
censé protéger contre les coups tordus de l'ennemi. À rebours même
de ce que l'on soupçonne très fort aujourd'hui, AB encense le haut
fait d'armes que constitue l'acquisition de postes émetteurs ANGRC9,
passant sous silence ce que de nombreux historiens et acteurs de la
guerre disent : ces postes comportaient des mouchards qui
donnaient à l'ennemi la position de l'utilisateur. (Cf sur ce
blogue : Regarde les colonels tomber.)
-Par
contre, position très défensive et confuse sur la faillite majeure
des services de Boussouf : le carnage de la Bleuite. AB en rend
responsable Aït Hamouda 'Amirouche et son entêtement
incompréhensible à poursuivre son œuvre de mort malgré tous les
messages que lui envoyaient les services de Boussouf, l'informant
qu'il était l'objet d'une manipulation retorse. Pourtant, s'agissant
de la mort de 'Amirouche, et en réponse à ceux qui accusent
Boussouf de l'avoir fait repérer par radio, AB dit que c'est
impossible vu que la wilaya III ne disposait pas de poste radio !
Mais alors comment lui étaient parvenus les soi-disant messages à
propos de la Bleuite? Ce que tente maladroitement de passer sous
silence AB, c'est que la wilaya III n'avait pas de poste radio parce
que son ANCRG9 avait explosé, tuant ses servants et manquant de tuer
également Mohand Oulhadj (mise au point publique faite par le très
officiel président de l'association du MALG, Daho Ould Kablia).
Voilà qui rappelle un sinistre précédent : le poste radio
piégé qui a tué Mostfa Benboulaïd.
-Cela
dit, AB livre tout de même quelques informations intéressantes pour
qui sait faire la part des intentions calculées. Ainsi de l'arrivée
de Mohamed Harbi au Caire et de la campagne de dénigrement menée
contre lui par 'Ali Mendjeli (adjoint de Boukharrouba) qui exigeait
rien moins que le "jugement"
et "l'exécution"
(sic) de Harbi !
AB prétend que ce sont les services de Boussouf qui ont sauvé
l'historien… Ce qu'il est intéressant de noter, c'est combien la
vie humaine valait peu de chose aux yeux des porteurs d'armes pour
lesquels un jugement n'est qu'une formalité précédant la mise à
mort, Harbi n'ayant jamais fait autre chose que critiquer ce qui lui
semblait aller mal dans la conduite de la guerre. Ce que le PCA avait
eu le courage de faire également.
-Ainsi
également de cette information : Boussouf n'a jamais eu qu'un
seul ami, un homme en qui il avait une confiance absolue au point de
confier à ses adjoints d'avoir à s'en remettre à ce seul
responsable dans le cas où lui (Boussouf) serait "empêché".
Cet homme, c'est Lakhdar
Bentobbal, le responsable réel de la tragédie du 20 août 1955 (cf
sur ce blogue : La
dame de coeur),
celui qui a donné ordre d'assassiner 'Alloua 'Abbas, neveu de Ferhat
'Abbas (qui l'aimait comme son fils) et élu UDMA, l'homme qui, alors
que la guerre tirait à sa fin, faisait des conférences devant
l'armée des frontières pour mettre en garde contre… le danger
communiste ! Soit dit en
passant, cette confidence de Boussouf suffit à ruiner
les affirmations de Bentobbal à propos de l'assassinat
de 'Abane Ramdane : Bentobbal a toujours dit qu'il avait
consenti à l'emprisonnement
de 'Abane, pas à
sa mort. On n'en croit rien : comment Bentobbal aurait-il pu
faire défaut à son ami et alter ego (tous deux originaires
de Mila, tous deux descendants de koulouglis, tous deux si doués de
savoir-faire expéditif en matière de condamnation et d'exécution)?
-Enfin
la troisième information : à quelques semaines de la
proclamation de l'indépendance, des djounouds de Boukharrouba
commandés par Tayebi Larbi, investissent le centre des données de
la DVCR à Rabat et emportent toutes les archives. Idem pour le
centre de Tripoli (plus important lieu de stockage des archives du
MALG), dont le chef, 'Abdelkrim Hassani, passe à Boukharrouba en
mettant tous ses documents à la disposition du chef de l'état-major
général (EMG). (AB, quant à lui, aura été ébranlé par la
cabale que Laroussi Khélifa, secrétaire général du MALG et homme
de confiance de Boussouf -qu'il trahira au profit de Boukharrouba-,
monta contre lui dans le vain espoir de le démettre !) Que
Boukharrouba n'ait rien eu de plus pressé à faire que main basse
sur les archives du MALG, ce genre de question n'interpelle pas AB.
(Par ailleurs, AB veut-il suggérer au lecteur que tout ce qui est
arrivé après l'indépendance ne concerne plus le MALG?)
Au
total, on sort de la lecture des ces mémoires avec le sentiment
d'une très vive déception, à la mesure des attentes que suscitaient les débuts prometteurs du texte : tout avait bien commencé, en effet, avec un luxe de
détails autobiographiques (ce qui n'est pas si courant avec les
acteurs algériens de la guerre), la mention des amitiés
progressistes (Inal, Harbi) -ce qui là encore n'est pas courant tant
l'anticommunisme a marqué ces mêmes acteurs-, tout cela respirait
la sincérité et une certaine fraîcheur. Très vite, cependant, on
retombe dans les ornières de la narration stéréotypée des anciens
combattants, avec des "Si
Flen" obséquieux à
profusion, avec cette tendance à l'exagération des exploits
supposés de ses propres services, avec cette incapacité à tenir la
moindre distance critique avec son action. Et que dire de l'absence
de réflexion sur ce qu'est devenue l'Algérie actuelle, l'Algérie
telle que l'a façonnée la SM, fille du MALG ? Si des hommes
cultivés tels que AB ne sont pas parvenus à soumettre leur propre
pratique à la réflexion critique, c'est à désespérer.
Il y aurait en effet de quoi désespérer : dans les dernières
lignes du livre, AB répond aux détracteurs du MALG historique.
Quelle est sa réponse ? Ce sont des ennemis connus de la
Révolution et nous avons des dossiers sur eux. Qu'ils se le
disent !
Voilà,
c'est dit. Chassez le naturel...
Le
dernier mot à Sadek Hadjerès :
"Chez Berrouane, la vision d'appareil hégémonique me parait tempérée par un patriotisme qui a été influencé par son passage dans les milieux étudiants qu'il appelle "progressistes" parisiens de 1954-55. Ils étaient en fait les groupes de langue algériens du PCF que j'ai connus directement en septembre-octobre 55 lors d'une mission d'une quinzaine de jours (la date exacte peut être retrouvée, celle des entretiens de Bichat à la Salpêtrière) qui m'avaient servi à couvrir mon séjour parisien.
"Chez Berrouane, la vision d'appareil hégémonique me parait tempérée par un patriotisme qui a été influencé par son passage dans les milieux étudiants qu'il appelle "progressistes" parisiens de 1954-55. Ils étaient en fait les groupes de langue algériens du PCF que j'ai connus directement en septembre-octobre 55 lors d'une mission d'une quinzaine de jours (la date exacte peut être retrouvée, celle des entretiens de Bichat à la Salpêtrière) qui m'avaient servi à couvrir mon séjour parisien.
L'ouvrage
de Berrouane est évidemment pro domo, le mérite étant qu'il donne
des références factuelles intéressantes. Mais sur le fond,
l'histoire est la plupart du temps réduite aux
actions louables des
appareils (réelles ou exagérées), les défaillances sont liées à
des faiblesses et facteurs personnels. Quant au soubassement
fondamental des orientations, il est grossièrement occulté jusqu'à
gommer totalement le fait historique et significatif dominant, celui
de l'assassinat de Abane Ramdane".**
* Correspondance
personnelle
**
Idem