braniya chiricahua




L'ancien se meurt, le nouveau ne parvient pas à voir le jour. Dans ce clair-obscur surgissent des monstres.
Antonio Gramsci

jeudi 8 janvier 2015

LA TUERIE DE CHARLIE-HEBDO AUTREMENT VUE




Ce qui suit est un florilège de citations d'articles glanés sur la Toile concernant la tuerie perpétrée au siège du journal satirique Charlie-Hebdo. L'empathie -personnellement, j'avais rencontré le jeune Tignous au début des années 90, au Centre culturel français d'Oran, et il m'était apparu très sympathique-, l'empathie, dis-je, n'empêche pas de réfléchir et, pour cela, de garder la tête froide. L'onde de choc de ce carnage contribuera à alourdir un climat déjà détestable, fait de délire anti-musulman sans cesse alimenté par les mêmes officines, les mêmes "experts", les mêmes médias, les mêmes femmes et hommes politiques qui s'évertuent à faire croire qu'ils ne font que critiquer une religion quand tout leur discours transpire la haine de l'Arabe. La paranoïa anti-musulmane est une "machine à recycler" le bon vieux racisme anti-arabe dont certains partis politiques et autres organisations ne se cachent même plus. La preuve ? Ceux qui alimentent sans désemparer cette paranoïa sont ceux-là mêmes qui manifestent bruyamment leur admiration et leur servilité à l'égard de l'état juif. Voilà comment il faut traiter les Arabes ! comme la Haganah et l'Irgoun ont traité ceux de Deir Yassine, comme l'état juif traite Gaza. 
Les éclairages apportés par les citations qui suivent permettront de penser plus juste. Cela étant, je suis d'accord avec Jacob Cohen (cf son article ci-dessous) pour dire que le malheur a frappé à la porte de Charlie-Hebdo, le jour où Philippe Val en a pris les rênes.



"Ce n’est pas au Caire, à Riyad ou à Kaboul que l’on prône le "choc des civilisations", mais à Washington et à Tel-Aviv.

Les commanditaires de cet attentat savaient qu’il provoquerait une fracture entre les Français musulmans et les Français non-musulmans. Charlie Hebdo s’était spécialisé dans des provocations anti-musulmanes et la plupart des musulmans de France en ont été directement ou indirectement victimes. Si les musulmans de France condamneront sans aucun doute cet attentat, il leur sera difficile d’éprouver autant de peine pour les victimes que les lecteurs du journal. Cette situation sera perçue par certains comme une complicité avec les meurtriers.
C’est pourquoi, plutôt que de considérer cet attentat extrêmement meurtrier comme une vengeance islamiste contre le journal qui publia les caricatures de Mahomet et multiplia les "unes" anti-musulmanes, il serait plus logique d’envisager qu’il soit le premier épisode d’un processus visant à créer une situation de guerre civile.
L’idéologie et la stratégie des Frères musulmans, d’Al-Qaïda et de Daesh ne préconise pas de créer de guerre civile en "Occident", mais au contraire de la créer en "Orient" et de séparer hermétiquement les deux mondes. Jamais Saïd Qotb, ni aucun de ses successeurs, n’ont appelé à provoquer d’affrontement entre les musulmans et les non-musulmans chez ces derniers.
Au contraire, la stratégie du "choc des civilisations" a été formulée par Bernard Lewis pour le Conseil de sécurité nationale états-unien, puis vulgarisée par Samuel Huntington non plus comme une stratégie de conquête, mais comme une situation prévisible. Elle visait à persuader les populations membres de l’Otan d’un affrontement inévitable qui prît préventivement la forme de la "guerre au terrorisme".
Nous devons nous souvenir que, depuis le démembrement de la Yougoslavie, l’état-major états-unien a expérimenté et mis en pratique dans de très nombreux pays sa stratégie des "combats de chiens". Elle consiste à tuer des membres de la communauté majoritaire, puis des membres des minorités en renvoyant les responsabilités dos-à-dos jusqu’à ce que chacun soit convaincu d’être en danger de mort. C’est de cette manière que Washington a provoqué la guerre civile aussi bien en Yougoslavie que dernièrement en Ukraine."

Thierry Meyssan


"...Charlie Hebdo, journal satirique, anarchiste, révolutionnaire, caustique, ennemi de tous les pouvoirs et dénonciateur de tous les abus … a été pris en otage par un certain Philippe Val, qui avait des casseroles à se faire pardonner, et qui s’est mis au service de BHL, transformant Charlie Hebdo en organe pro-sioniste, dénigrant les Arabes et en particulier les Palestiniens, adorant le CRIF et ses valets, poussant sa logique jusqu’à reprendre la bannière de l’islamophobie gratuite et délirante, vomissant tout ce qui représentait l’islam ou les musulmans.
La morale de l’histoire, et on peut étendre ce principe à d’autres collabos, Philippe Val a été nommé directeur de France Inter. Et Charlie Hebdo a poursuivi dans cette belle voie de la collaboration avec les puissants du moment, ce qui lui a apporté soutiens financiers médiatiques et politiques.Ce n’est pas la 1ère fois que le lobby judéo-sioniste réussit à "retourner" un organe de presse, comme on "retourne" un espion. Je citerai 2 exemples qui me semblent particulièrement révélateurs. D’abord Les Lettres Modernes, revue créée après la guerre par Jean-Paul Sartre et qui représentait le summum de la réflexion anti-impérialiste. Revue reprise par Claude Lanzmann, l’auteur du film Shoah qui lui a rapporté des millions, et qui en a fait un torchon au service du sionisme. L’autre exemple c’est Libération sur lequel je ne m’étendrai pas tellement sa collusion avec le sionisme est flagrante et sa haine de l’islam incommensurable.
Ces campagnes de propagande islamophobe et de soutien à l’Amérique et à Israël ont pour conséquence de créer un climat détestable et de susciter des pulsions de violence et de revanche aveugle. Ce que l’on reproche généralement au "terrorisme"."

Jacob Cohen


"Depuis 2011, la France sarkozyste, puis hollandaise, s’est engagée dans une entreprise nauséabonde de soutien explicite au terrorisme wahhabite, le même qui entache le nom même de l’islam. Par simple appât de gain, pour quelques milliards de pétrodollars, les ministres français ont fait de Riyad et de Doha leurs temples, tournant le dos aux idéaux que la France non-américanisée des années 50-60 défendait encore ! Paris a voué aux gémonies la Syrie, ce pays dont la population lui vouait, elle, amour, intérêt et respect..
Les traîtres à l’État syrien ont été hébergés sur le sol français, la France a favorisé le trafic d’armes à destination des terroristes takfiris et s’est alignée systématiquement sur la ligne belliciste d’une Turquie néo-ottomane, d’un Qatar fou des Frères et enfin d’une Arabie assoiffé du sang des non-wahhabites... La France s’est rendue complice des atrocités commises tour à tour en Libye, en Syrie, en Irak...
Alors qui a tué les caricaturistes de Charlie Hebdo ?"

http://french.irib.ir/info/international/item/354944-qui-a-tu%C3%A9-les-caricaturistes


"La fabrication médiatique du "problème musulman" –érigé en "problème de civilisation" par Alain Finkielkrautfavorise une libération de la parole raciste et une stigmatisation des musulmans et de leurs pratiques religieuses avec la bénédiction des journalistes du système. Le battage médiatique autour du dernier roman de Michel Houellebecq, ouvertement islamophobe, la complaisance des médias vis-à-vis des dérapages d’Alain Finkielkraut, l’islamophobie déclarée de certains journalistes, l’hostilité rencontrée par un mouvement qui prône la réconciliation avec les populations issues de l’immigration post-coloniale montrent que la classe politico-médiatique dans sa majorité encourage le rejet des musulmans. On peut être surpris de cette tolérance vis-à-vis d’opinions discriminatoires et parfois même racistes surtout au regard de la censure qui frappe impitoyablement les critiques, même mesurées, de la politique israélienne.

Nicolas Bourgoin
bourgoinblog.wordpress.com


"Alors, l’union sacrée de tous les citoyens contre le terrorisme, pour imposer le pacte de responsabilité, la loi Macron et le Gender à l’école ?
Disons le : l’ennemi de la France, de son peuple, de sa paix, de sa grandeur, de sa prospérité c’est d’abord et avant tout ce gouvernement de guerre civile, vomi par les plus larges masses, et qui veut se servir de ces assassinats monstrueux pour instaurer sa dictature policière."


Félix Nische

http://petitimmonde.blogspot.fr/2015/01/bal-tragique.html

jeudi 1 janvier 2015

MAIS QUI ÉTAIT DONC 'ABDELHAFID BOUSSOUF ? (ACTUALISE)


Mohamed Oufkir

Le 31 décembre 1980 à Paris, 'Abdelhafid Boussouf était foudroyé par une crise cardiaque à l'intérieur d'une cabine téléphonique. Il avait 54 ans. Ainsi disparut l'homme qui fit assassiner 'Abane Ramdane et fit disparaître son cadavre, l'homme qui passe pour être l'inventeur du MALG, le Ministère de l'armement et des liaisons générales, structure d'espionnage et d'écoute durant la guerre d'indépendance qui donnera la Sécurité Militaire -la police politique qui règne sans partage sur l'Algérie

34 ans après sa mort, on ne sait rien ou presque sur lui. Les écrits et les témoignages oraux qui lui sont consacrés sont autant de péans naïfs et serviles troussés à sa gloire, bien dans une certaine tournure d'esprit nationaliste incapable de prendre la moindre distance critique avec son sujet. Pour ses thuriféraires, la cause est entendue : Boussouf était tout simplement un génial stratège qui a roulé dans la farine -excusez du peu- les services de renseignement français -en les espionnant grâce à un système d'écoute établi à leur nez et à leur barbe-, les Moukhabarates égyptiennes (leur chef, le major Fethi Dib, reconnaît que ses services ont démantelé une structure de Boussouf dans les quartiers chics du Caire mais il s'agissait d'une villa où les agents de Boussouf séquestraient et torturaient des Algériens) et les services secrets marocains, le CAB1, ancêtre de la DST marocaine ! Ces derniers n'auraient rien vu à la véritable industrie d'armement que le génial stratège aurait édifiée sous leur nez -et jusque dans les centres de villes comme Kenitra ! Assurément, il y a de quoi faire pâlir d'envie l'Orchestre Rouge (le célèbre réseau d'espionnage soviétique durant la Seconde Guerre mondiale) !

Lorsque le conseil de la zone V (future wilaya V) décida de planquer le commandement de la zone au Maroc, nous étions en 1955. Ce conseil ne comprenait alors plus que Benmhidi et Boussouf, Benabdelmalek Ramdane ayant été tué le 1er novembre et Hadj Benalla -le seul Oranais-, arrêté.


[La main-mise des "gens de l'est" est  un thème présent depuis le 1er novembre 1954, lorsque les dirigeants du PPA-MTLD oranais -Hammou Boutlélis, Hadj Benalla, Lahouari Souyah, Ahmed Bouchaïb, Zeddour-Brahim Belkacem…- ont été supplantés par les Boussouf, Benmhidi, Abdelmalek Ramdane..., tous de l'est du pays et réfugiés dans l'Oranie après le démantèlement de l'Organisation Spéciale (l'OS). Rappelons que le coup de filet de la police contre l'OS (1949) a eu pour origine la trahison d'un militant de Tébessa, passé à l'ennemi parce que terrorisé par son chef, Benmostfa Benaouda. Pour donner le change, le 3° chef de la W5, Mohamed Boukharrouba, également de l'est, se choisira un sobriquet adapté : Houari (saint patron de la ville d'Oran) Boumédiène (saint patron de la ville de Tlemcen). Ce choix à soi seul prouvait qu'il y avait problème. D'ailleurs, les deux derniers chefs de la W5 seront choisis parmi les Oranais : Benali Dghine-Boudghène Lotfi (Tlemcen) et Bouhadjar Benhaddou Othmane ('Aïn-Témouchent).] 


Cette décision exceptionnelle (aucune autre zone-wilaya combattante ne sera planquée hors d'Algérie) et qui aura des conséquences incalculables, a été prise par qui au juste et quand précisément ? L'on peut s'interroger sur le pourquoi d'une telle décision. Le motif principal en serait la nature du terrain, géographique et humain : quasi-absence de relief et grosse présence européenne. Ce motif ne tient que pour celui qui n'a qu'une vision étroitement militariste de la lutte. On peut, en effet, imaginer d'autres formes de lutte possibles dans un milieu urbanisé. Mais il est légitime d'invoquer une autre raison : les chefs de la zone V étant tous "hors sol", ils n'étaient pas poissons dans l'eau. (Cf l'erreur abondamment commentée du Che dans sa tentative d'implanter la guerilla en Bolivie). Cela explique mieux pourquoi, pour les chefs de la zone V, il était préférable d'établir le commandement de la zone au Maroc -pourtant protectorat français !- plutôt que dans les monts de Tlemcen, par exemple... 


Le Maroc était, en effet, un protectorat français avec à sa tête un Résident général. Le commandant suprême des forces armées françaises au Maroc n'était autre que le boucher du 08 mai 1945 en Algérie, le général Duval. Comme attaché à son cabinet, il disposait des services d'un homme très précieux, un officier de l'armée française, héros de la campagne d'Italie aux côtés du maréchal Juin, abondamment décoré et cité, baroudeur durant la guerre d'Indochine, le colonel Oufkir.

Fils d'un Pacha (élevé à cette dignité par Lyautey), Mohamed Oufkir fut un brillant élève des écoles militaires et non moins brillant officier de l'armée française. Ses états de service sont, en effet, impressionnants et lui valurent la croix de guerre 1939-45 avec palme et étoile de vermeil, la croix de guerre des Théâtres d'opérations extérieures avec quatre palmes et deux étoiles de vermeil, la distinction de chevalier puis d'officier de la Légion d'honneur, la Silver Star de l'armée US… -Cf sa fiche Wikipedia-. (Mehdi Ben Barka qualifiera ces médailles de "quincaillerie d'un mercenaire indigne", ce qui lui vaudra la haine tenace d'Oufkir.)


Oufkir avait une autre corde à son arc : il était, en effet, spécialiste du renseignement et c'est d'ailleurs à ce titre qu'il officiait dans le cabinet du général Duval. C'est Oufkir qui mettra en place les services secrets marocains, dans un premier temps sous le mandat français où il sera le responsable de la DST, puis dès l'indépendance du Maroc, quand il créera le CAB1 et la DST marocaine. Dès le retour du roi Mohamed V (novembre 1955), la France l'imposa comme aide de camp du souverain. Pris entre la volonté du roi d'aider les Algériens en guerre et sa fidélité d'officier à l'égard de la France, Oufkir sut naviguer entre ces exigences contradictoires. Au roi, il offrit la neutralisation de l'armée de libération nationale marocaine de Fqih Basri ainsi que des partis politiques d'opposition comme l'Istiqlal et l'UNFP. Il lui offrit également -et ce n'est pas peu- une armée, les Forces Armées Royales, les FAR, qu'il édifia en un temps record.


À la France, qu'offrit-il ? Là est la question. Le principe de la réponse se révélera, cependant, de lui-même au fur et à mesure du rappel des événements. Retenons qu'Oufkir est l'homme le plus puissant et le mieux informé du Maroc au moment où l'état-major de la zone-wilaya V s'y installe. Obéissant au roi, Oufkir offre son aide multiforme aux Algériens : aide logistique, financière ainsi qu'aux plans de la formation et du renseignement. On peut aisément conjecturer, connaissant le personnage et ses allégeances, que la France ne fut pas laissée dans l'ignorance de ces choses. Dans de telles circonstances, comment prêter foi -ne serait-ce qu'une minute- aux légendes sur la mystification par le génial Boussouf des autorités marocaines et françaises ? Ne serait-ce pas plutôt lui, Boussouf, qui aurait été mystifié et instrumentalisé à son insu ?


En effet, entre un officier français rompu à l'art militaire et au Renseignement, disposant de la logistique d'un État entier et un militant clandestin dénué de tout moyen, il n'est pas difficile de répondre à la question. Les thuriféraires de Boussouf se sont-ils jamais posés cette simple question de bon sens : de qui Boussouf tiendrait-il cette "science" de la stratégie qu'on lui prête si volontiers ? On ne sache pas, en effet, qu'il ait fait quelque école militaire (a-t-il seulement fait son service militaire?) ni si ses lectures (lesquelles ? On dit qu'il se serait intéressé à la psychologie?) lui ont profité dans ce domaine. À moins, évidemment, qu'il n'ait eu la science infuse. (Lénine se moquait de ce qu'il nommait la "comvantardise", cette propension de certains communistes à surestimer leur génie propre; qui pour railler "l'algérovantardise" ?).


D'aucuns répondront qu'il a su s'entourer d'hommes compétents. La liste de ses collaborateurs montre qu'à part le commandant Omar Tellidji (déserteur de l'armée française au Maroc et spécialiste radio) personne n'était versé dans les choses du renseignement et des télécommunications. Avec quels hommes, justement, Boussouf a-t-il bâti son service de renseignement ? Une indication essentielle nous est donnée par les réponses du colonel Ali Hamlat (un vétéran du MALG) aux questions à lui posées par le colonel de la SM, M.C. Mesbah, dans le journal Le Soir1. La première promotion des cadres de la W5 (dite Larbi Benmhidi) comptait 72 personnes, toutes issues de la diaspora algérienne au Maroc : "...familles de réfugiés, de fonctionnaires au service du gouvernement marocain (NB : qui peut douter qu'Oufkir aurait raté cette belle occasion d'infiltrer ses agents ?) ou, accessoirement, de commerçants et d’agriculteurs établis au Maroc de longue date. La petite bourgeoisie, pour utiliser une formulation marxiste"



Et de citer quelques noms : "Hadjadj Malika, Miri Rachida, Saliha Ould Kablia, Hamid Ghozali, Abdessmed Chellali, Berri Mustapha, Mohamed Semache, Kerzabi Smail, Abdallah Khalef (Merbah), Abdelkader Khalef, Mustapha Khalef, Ali Tounsi, Ahmed Zerhouni, Hadj Azzout, Mohamed Laâla, Chérif Belkacem, Abdelaziz Maoui, Noureddine Delleci, Abdelhamid Temmar, Abdallah Arbaoui, Hassen Bendjelti, Ahmed Bennai, Sid-Ahmed Osman, Abderrahim Settouti, Khelladi Mohamed, Boualem Bessaïeh, Mohamed Morsly, Youb Rahal, Mustapha Moughlam..."

On aura reconnu les noms de ceux qui formeront l'ossature du pouvoir de Boukharrouba (alias Boumédiène).





Autre indication très intéressante : le directeur du stage était Laroussi Khélifa. Cet ingénieur agronome, sous-préfet à Versailles, était arrivé au Maroc au volant de sa voiture en compagnie de sa femme, une citoyenne française, après avoir traversé la France et l'Espagne, pour se mettre au service de la W5. Pourquoi la W5 ? Pour un natif de 'Aïn-Beida (Aurès), il eût été plus normal qu'il se mette à la disposition de la W1. Peut-être parce que la W5 était aux mains des Algériens de l'est ? Passons… La première chose que Boussouf lui demandera fut de divorcer d'avec sa femme. Ce qu'il fit. Il deviendra un intime de Boussouf et sera son directeur de cabinet au GPRA. Mais lorsque Boussouf perdra son influence, Laroussi Khélifa passera à Boukharrouba, qu'il trahira au profit de Zbiri (lors de la tentative lamentable de coup d'état de ce dernier, en décembre 1967). La pomme ne tombe jamais loin du pommier, comme dit le proverbe russe et Laroussi Khélifa sera condamné à une peine de prison somme toute bien légère au regard de ce que subiront d'autres conjurés.

Boussouf & Boukharrouba

[Cf, à ce titre, les chroniques du commandant Lakhdar Bouregaa -baroudeur de la W4- sur ce qu'il a subi dans la sinistre "prison" de Sidi-Houari, à Oran. Le choix de Sidi-Houari pour y installer la soi-disant "cour révolutionnaire" (dirigée par le colonel Benahmed, chef de la V° Région militaire, et  le commandant Draïa, directeur général de la sûreté nationale) ainsi que pour y enfermer les opposants dans des conditions inhumaines, témoignerait, selon certains, d'une décision calculée : infliger à Oran, censée acquise à Benbella, un camouflet violent et rappeler aux ennemis politiques qu'il n'y avait qu'un seul maître en Algérie, Houari. (A ceux qui estimeraient l'explication tirée par les cheveux, rappelons le jugement de Frantz Fanon sur Boukharrouba : "Il leur réglera leur compte à tous. Chez lui, l'ambition tient de la pathologie" (1960). Rappelons également qu'Oran devait traîner un autre stigmate : son parc municipal omnisport avait été débaptisé Stade du 19 Juin.]

Un épisode encore inexpliqué concerne justement Boukharrouba. Boussouf l'a condamné à mort pour une raison (encore) inconnue (mais Boussouf savait-il condamner à autre chose qu'à mort, qu'il énonçait ainsi : "Eddouh lelqahira" - Emmenez-le au Caire?)*. Boukharrouba s'est alors réfugié chez Messaoud Zeggar (alias Rachid Casa) à Casablanca. On peut légitimement s'interroger sur l'attitude et le rôle d'Oufkir dans cette affaire et se demander si ce n'est pas lui qui a sauvé Boukharrouba de la mort. (Quand Boussouf avait quelqu'un dans le nez, il ne fallait pas attendre de lui qu'il puisse faire preuve de clémence comme en atteste un événement bien documenté que constitue l'assassinat de 'Abane Ramdane.)


En effet, la suite des événements montrera que Boukharrouba était très proche d'Oufkir à qui il a donné sans aucun doute son assentiment au projet de coup d'état que ce dernier préparait contre le roi Hassan II (1972) et qui échoua, lui coûtant la vie. On en veut pour preuve ce que rapporte le fils d'Oufkir dans son livre2: un émissaire secret de Boukharrouba est venu présenter ses condoléances à la veuve d'Oufkir et lui offrir de se réfugier en Algérie. Y a-t-il preuve d'amitié plus grande ? Et a-t-on suffisamment noté la continuelle dégradation des relations algéro-marocaines depuis l'assassinat d'Oufkir?



[A quelques semaines de la proclamation de l'indépendance, des djounouds de Boukharrouba commandés par Tayebi Larbi, investissent le centre des données de la DVCR, -division de la vigilance et du contre-renseignement, le saint des saints des services spéciaux de l'ALN, la structure chargée de ficher tout le monde et d'espionnerà Rabat et emportent toutes les archives. Idem pour le centre de Tripoli (plus important lieu de stockage des archives du MALG), dont le chef, 'Abdelkrim Hassani, passe à Boukharrouba en mettant tous ses documents à la disposition du chef de l'état-major général (EMG). Apparemment, Boukharrouba craignait par-dessus tout que les archives du MALG ne tombent en d'autres mains que les siennes...]



Alors ? Oufkir parrain de Boussouf, de Boukharrouba ainsi que de tout l'aréopage de la W5 ? Sans aucun doute. Même si ce fut à leur insu -ce qui est difficile à croire tant la méfiance de Boussouf et de Boukharrouba était un fait établi. 


En tout état de cause, et c'est là la donnée décisive pour accéder à l'intelligence générale de cette séquence historique, il suffit de considérer la principale leçon que nous administre l'histoire de l'Algérie indépendante : l'irrésistible montée en puissance des officiers algériens issus du cadre français les Chabou, Zerguini, Boutella, S. Hoffman, Idir, L. Belkheir, Guenaïzia, Nezzar, Latrèche, Khelil, Chelloufi, Bekka, Allahoum, Saadi, Médiouni, Touati, Lamari…, les fondateurs de l'Armée nationale populaire et maîtres véritables du pays. 




[Durant l'année scolaire 1961-62 (cf Oran, 5 juillet 62), j'eus pour collègue un Algérien, bachelier mathélem, qui se tourna dès l'indépendance vers l'armée. Il fit partie du premier contingent de pilotes de chasse formés sur MIG, en Bulgarie. Lors de la (lamentable) tentative de coup d'état de T. Zbiri (décembre 1967), l'unité de mon ex-collègue cantonnait à Boufarik. Mise en alerte, elle reçut la visite du commandant Slimane Hoffman qui s'adressa aux pilotes, pistolet au poing : Vous allez me détruire ces chars ! Le premier d'entre vous qui se défilera ou reviendra sans avoir largué ses bombes, je l'abattrai de mes propres mains !
C'est, mot pour mot, ce que m'a dit mon ex-collègue quand nous nous sommes retrouvés dans les années 80. Il avait pris congé de l'armée pour raisons de santé et il m'a avoué que depuis la destruction de la colonne blindée à El-Affroun, il avait sombré dans une grave dépression dont il n'était pas encore sorti, le spectacle des chars fracassés et des civils innocents tués ne le quittant plus.
On voit bien, à travers cette anecdote, qui se tenait derrière Boukharrouba.]


Autrement dit, ce que la France a fait au Maroc -en plaçant Oufkir et ses hommes aux postes stratégiques de l'État-, elle l'a réédité avec l'Algérie. C'est aussi simple que cela. Sinon, pourquoi De Gaulle aurait-il donné l'ordre d'ouvrir les portes à l'armée des frontières à l'indépendance, donc à Boukharrouba et à ses hommes ? L'amiral Philippe De Gaulle a, du reste, répété à maintes reprises que son père avait placé des milliers d'éléments fidèles à la France dans les rangs de l'Insurrection. (Ce qui lui a valu, d'ailleurs, d'être cité en justice par des organisations... d'enfants de harkis !)
Qui, aujourd'hui, songerait à nier ces faits 


[P.S. Des historiens ont avancé que les sicaires de Boussouf qui ont étranglé 'Abane Ramdane étaient en réalité des agents du CAB1 (la DST marocaine), des hommes d'Oufkir, en d'autres termes. De même que la ferme où ils ont accompli leur forfait serait un ancien camp désaffecté ayant appartenu aux services secrets français. Des internautes citent parmi ces historiens un ancien officier français ayant appartenu au 11° Choc, unité d'élite des services secrets. Les références exactes manquent encore. Cependant, un fait troublant peut être affirmé : la disparition du corps de 'Abane n'est pas sans rappeler celle du cadavre de Mehdi Benbarka, dont une des thèses dit qu'Oufkir l'aurait fait dissoudre dans de l'acide. Aurait-on affaire au même modus operandi ? Bien sûr, cela rappellera également à beaucoup la séquestration du cadavre de 'Amirouche par Boukharrouba.]



*En 1963, dans le bateau qui me faisait faire la traversée de Malaga à Melilla, j'ai fait la connaissance de deux Algériens qui me parlèrent de leur chef qui affectionnait cette expression. Il s'agissait évidemment de deux " Boussouf's boys" qui étaient comme chez eux à Melilla, comme je ne manquerai pas de le remarquer, l'un d'entre eux étant même le "petit ami" de la fille du riche patron du plus luxueux hôtel-restaurant-dancing de la ville. Le jeune homme de 20 ans que j'étais n'a pas oublié cette expression : "Eddouh lel Qahira".

1- http://www.lesoirdalgerie.com/articles/2008/06/23/article.php?


2- Raouf Oufkir – Les Invités, 20 ans dans les prisons du Roi – Flammarion – Paris – 2003 

vendredi 19 décembre 2014

L'ÉCRIVAIN ET LE SALAFISTE







Un prédicateur salafiste algérien a appelé, sur une chaîne de télévision privée, l'État à punir de mort le journaliste et écrivain Kamal Daoud. Ce dernier est l'auteur d'un roman, « Meursault, contre-enquête », favorablement accueilli et récompensé par les instances de la francophonie. Le prédicateur aurait argué que K.D. est un apostat qui ne cesse de critiquer l'islam et qu'en tant que tel, il mérite la mort. L'affaire fait grand bruit en Algérie où l'on s'émeut qu'une « fetwa de mort » puisse être prononcée publiquement sans que les autorités réagissent.

Si les mots ont un sens, il ne s'agit pas ici de fetwa, stricto sensu, mais d'adresse au pouvoir afin de faire appliquer la chari'a. C'est pourquoi les plaintes déposées contre le prédicateur n'ont aucune chance -légalement parlant- de prospérer. En effet, il est facile de prévoir que ce dernier sera en position de force dans la mesure où il pourra faire valoir que l'islam étant religion d'État en Algérie, un citoyen a le droit inaliénable de demander l'application du droit musulman. Et si les autorités sont restées le bec dans l'eau, c'est bien qu'elles ont été prises à leur propre jeu hypocrite qui consiste à être plus musulmanes que les musulmans, plus démocrates que les démocrates, comme hier elles étaient plus socialistes que les socialistes. La surenchère qui permet à ce pouvoir d'absorber toutes les formes de contestation.

Cela dit, que font ceux qu'émeut cet appel à l'application de la chari'a ? La même chose que le prédicateur salafiste : ils en appellent à l'État pour le réprimer. Pain bénit pour le pouvoir ! Ainsi, il se trouve à la place et dans le rôle rêvés de l'arbitre paternel, incarnant le « juste milieu » entre les extrémistes des deux bords : laïcs et salafistes. Cette partition, le pouvoir d'État algérien l'a jouée sur tous les modes et mieux que quiconque, y compris jusqu'à ses limites extrêmes : la guerre civile contrôlée, lorsqu'il a poussé à la constitution de milices dans les années 90. De la sorte, il a détourné sur la société la violence qui le visait, lui.

L'ensauvagement de la société est l'arme ultime de ce pouvoir : de l'appel de la « Cour révolutionnaire » demandant à n'importe quel Algérien de « se faire l'auxiliaire de la Justice de son pays en exécutant le traître Krim Belkacem » à l'allocution télévisée du Premier ministre Bélaïd Abdeslam désignant aux tueurs les « laïco-assimilationnistes », en passant par l'interrogation perfide de son ministre des Affaires religieuses, Sassi Lamouri, « Pourquoi tuer des policiers ? Ce ne sont pas des communistes, pourtant », le cynisme et la lâcheté -lâche parce qu'il n'assume pas ses actes- de ce pouvoir sont effrayants. (Dans un pays civilisé, les deux infâmes valets du système militaro-policier auraient été déférés devant la justice pour appel au meurtre.)

Une autre constante de ce pouvoir, celle qui fait partie de son ADN, est l'anti-intellectualisme. Messali contre Benkhedda, les 3 B (Boussouf-Bentobbal-Belkacem) assassinant 'Abane Ramdane, 'Amirouche égorgeant 500 étudiants et lycéens venus rejoindre les maquis ( 'Abdennour 'Ali Yahia donne, lui, le chiffre de 2200), Benbella contre F. 'Abbas (à propos de la première constitution),… toutes les grandes séquences de l'histoire proche de ce pays peuvent être lues à travers ce prisme (certes, non exclusivement). La tête qui pense, qui introduit des éléments de doute raisonnable, qui produit de la distance, qui essaie de tenir compte du tout, est, en effet, incompatible avec l'unanimisme et la militarisation, les deux mamelles du FLN. C'est pour cela que ce type de pouvoir lui préférera toujours la religion, instrument beaucoup plus maniable pour tenir le peuple et l'ensauvager, si nécessaire.

Les religions -quelles qu'elles soient- n'ont jamais fait bon ménage avec l'art et la pensée : Spinoza frappé de « Herem » par le Mahamad juif d'Amsterdam, Giordano Bruno brûlé vif sur ordre de l'Église catholique, la poétesse Asma Bent Marwan assassinée sur ordre du prophète (comme le rapporte Maxime Rodinson dans sa biographie de « Mahomet »), parce qu'elle ridiculisait son message dans les lieux publics. Le malheur de l'Algérie est d'avoir été coupée depuis 50 ans du monde extérieur et d'avoir été abreuvée à la vulgate simpliste de « l'action directe », c'est-à-dire de la violence primaire. Et ce, par la volonté de ceux -le pouvoir- qui se la sont accaparée comme une propriété privée, une « mazra'a » comme dit le politologue palestinien 'Azmi Bichara, une hacienda qu'ils gèrent à leur guise. Pesons nos mots : même le colonialisme n'était pas arrivé à ce degré de mépris envers les indigènes -qui sont restés des indigènes, c'est-à-dire des sujets sans droits, interdits de facto de politique et d'association.

Pour en revenir à l'affaire qui nous occupe, disons qu'attendre du pouvoir des despotes asiatiques qui règnent sur le pays depuis 1962 qu'il promeuve l'état de droit et la laïcité, c'est comme attendre qu'il neige au Sahara au mois d'août. Ce pouvoir a, au contraire, tout intérêt à aggraver la fracture entre laïcs et salafistes afin de tenir la société en respect. Mais alors, que faire ? Alors, il faut, à la verticalité (de la supplique adressée à celui du haut), substituer l'horizontalité des démarches solidaires dans la société civile ; en un mot, s'abstenir de solliciter le pouvoir et travailler à dépasser la contradiction entre laïcs et croyants. Dépasser la contradiction ne veut nullement dire en supprimer l'un des termes. La contradiction est le mode d'existence normal des choses. La dépasser veut dire tenir les deux bouts ensemble et avancer. À ceux qui jugent la chose irréaliste, rappelons que les religieux algériens avaient fait alliance avec les communistes et les démocrates bourgeois (tel Ferhat 'Abbas) dans le Congrès musulman algérien, en 1936.



Bien sûr, le dépassement de la contradiction suppose que chacun fasse des concessions. Les laïcs devront accepter l'identité religieuse de leur société et les croyants devront accepter la pluralité des normes de vie sociale. Ce serait assurément la base raisonnable pour avancer vers le vouloir-vivre ensemble. Et il n'y a pas d'autre possibilité pacifique. Le méconnaître serait accepter d'assister à la marche du pays vers l'apocalypse.  

jeudi 11 décembre 2014

DÉCEMBRE 1960 À ORAN

David Alfaro Siqueiros : Lutte pour l'émancipation
Ce qui suit est un témoignage personnel. Il ne prétend à rien d'autre qu'à relater une expérience. Et tout le monde sait qu'à Waterloo, Fabrice n'a vu que ce qu'il pouvait voir.

Le samedi 10 décembre 1960, j'arrivai, par la micheline de l'après-midi, dans mon village pour y passer ce qui restait de week-end. Le petit train ralliait Rio-Salado-El-Malah à partir d'Oran en une heure exactement et il était d'une ponctualité jamais prise en défaut. J'étais alors élève en terminale philo au lycée Lamoricière (que j'orthographiais La mort ici erre) d'Oran. Dans ma classe, la philo 1, -52 élèves-, je représentais la moitié des effectifs arabes à moi seul. Mais l'itinéraire de la maison au lycée -situé en ville européenne évidemment- devenant toujours plus périlleux à cause des ratonnades et Monsieur Vié le sage, notre prof de philo, ne tolérant pas plus de cinq fautes d'orthographe dans une dissertation (auquel cas l'impétrant se voyait gratifier d'un zéro, avec commentaire public et meurtrier), l'effectif arabe fut décimé puisque mon congénère jeta l'éponge à mi-parcours. Je demeurai donc le seul Arabe au poste.

Au village, l'atmosphère me sembla inhabituelle. Un je ne sais quoi flottait dans l'air ; les Européens qui faisaient le boulevard sur la magnifique place, un grand quadrilatère ceinturé par une double rangée de palmiers, m'apparaissaient, à tort ou à raison, graves et silencieux, eux d'ordinaire si exubérants et volubiles. Le soir, j'appris que, durant la matinée d'hier, le général De Gaulle avait fait une visite au chef lieu d'arrondissement, la ville de 'Aïn-Témouchent distante de douze km de notre village, et qu'il y avait eu des manifestations d'Européens, hostiles au chef de l'État qui criaient « Algérie française », et des contre-manifestations d'Arabes dont le mot d'ordre était « Algérie algérienne ».

Je fus stupéfait d'entendre cela. Je ne pouvais pas imaginer, fût-ce l'espace d'une fraction de seconde, que des Arabes pussent manifester dans les rues. Notre région, la plaine d'Oran à Tlemcen (le pays des Béni-Amer), était un fief de la grosse colonisation européenne (cf l'article Une archéologie du raï, dans ce même blog). À l'instar d'Oran, de nombreux villages, dont le nôtre, comptaient ainsi plus d'Européens que d'Arabes. Les Arabes n'avaient donc qu'à bien se tenir. Je pouvais d'autant moins imaginer la chose que j'avais -j'ai toujours- en mémoire les terribles répressions qui s'étaient abattues sur mon douar en 1954 puis en 1956-57, emportant de nombreux membres de ma famille. Les visions d'horreur avaient provoqué en moi un traumatisme qui s'était traduit par des crises de somnambulisme et une angoisse jamais surmontée depuis.

En effet, malgré le rapport de force extrêmement déséquilibré et une géographie de plaines aux riantes cultures, notre village et notre douar, participèrent à l'insurrection du 1er novembre 54. Incroyable ? Non. Notre douar et notre village avaient de qui tenir : les Béni-Amer n'avaient jamais cessé de combattre les Ottomans. Puis ils se dressèrent contre les Français sous la conduite de l'émir Abdelkader. Épopée tragique dont la mémoire collective gardait certainement les traces.

Ce fut mon père qui m'apprit la nouvelle de ce qui deviendra, pour l'histoire, l'Insurrection du 1er novembre 54 et qui n'était pour l'heure que des attentats assez insignifiants. Ce fut par un samedi après-midi, quand il vint me « sortir » du lycée pour le week-end. J'étais entré en sixième au lycée Lamoricière en octobre 1954, sous le régime de l'internat. (J'avais pour « pion » d'internat Ahmed Médeghri, récent bachelier math'élem et futur ministre de l'Intérieur de l'État algérien indépendant). L'internat fut un supplice pour moi. Jeté dans la grande ville, dans un milieu presque complètement européen -et Européen plutôt rupin-, moi qui ne trouvais déjà pas mes repères dans le village où nous avions emménagé en 1949, laissant mes deux sœurs mariées au douar Messaada. Le changement de résidence, du douar au village, fut un crève coeur pour moi, non seulement parce qu'il fallait dire adieu à la délicieuse liberté de gambader à travers champs du matin au soir, mais parce qu'il fallait encore quitter mes sœurs bien-aimées, surtout l'aînée qui était ma deuxième mère.

Mon père, déjà atteint par la maladie qui allait l'emporter six mois plus tard, à 50 ans, était abattu. Nous faisions route vers le village dans sa Citroën ; il m'avait acheté un sachet de bonbons à la gomme du Prisunic. Il m'apprit que H'med -le mari de ma sœur aînée- avait été arrêté et que Kada -l'horloger du village, un parent de mon père- avait été tué par les gendarmes. Un de nos cousins de la branche maternelle, un militant du MTLD qui n'avait rien à voir avec les attentats, avait été tué, lui, à l'intérieur des locaux de la brigade de gendarmerie par un colon milicien qui lui défonça le crâne à coups de manche de pioche. Sous le regard des gendarmes et dans leurs locaux. Je n'avais jamais vu mon père à ce point accablé. Je me suis alors rappelé une discussion qu'il avait eue avec Kada dans le minuscule coin atelier que l'horloger avait aménagé dans son appartement d'une pièce.

Mon père : « Tu veux faire la guerre à la France avec ton 6,35 ? » - Kada, sur le même ton et s'adressant à moi : « Ton père est encore impressionné par la puissance militaire de la France ». Mon père, mobilisé en même temps que Kada d'ailleurs, venait de rentrer de la guerre mondiale. (À son retour, les gendarmes étaient venus l'arrêter ; il passa quelques jours dans les geôles de la brigade de Lourmel-El Amria. Les gendarmes dirent que c'était pour le protéger des milices ultras qui entendaient prolonger ici les massacres du 08 mai 45). Mon père était badissi (tout notre douar était acquis à l'enseignement du cheikh Benbadis), très proche du PCA, et avait été un ouvrier syndiqué à la CGT. C'est dire qu'il voyait les choses avec les nuances de la politique. Kada, lui, était un P.P.A. pur et dur ; il ne rêvait que d'en découdre avec « la France ». Je me souviens très bien du soupir triste mais éloquent de mon père : « Tu ne sais pas de quoi ils sont capables ». Peut-être pensait-il, lui aussi, à cette discussion ce samedi-là, sur la route du village, car il me dit : « Ça va être terrible, mon fils. »

Le 1er novembre, Kada avait légèrement blessé un garde champêtre avec son 6,35 ; les gendarmes lui avaient donné la chasse et l'avaient tué. Mon beau-frère, le mari de ma sœur aînée, quant à lui, faisait partie d'un groupe qui devait attaquer une caserne à Saint-Maur-Tamezougha, la nuit du 1er novembre 54. En cours de route, les hommes s'aperçurent que les munitions que le responsable leur avait distribuées à la dernière minute, n'étaient pas les bonnes. Ils rebroussèrent chemin. (Le responsable en question était Abdelhafid Boussouf qui, recherché depuis le démantèlement de l'O.S., l'Organisation spéciale, en 1949, se planquait du côté de Lourmel-El-Amria, à une quinzaine de km de chez nous. Hocine Aït Ahmed, lui, s'était planqué encore plus près, à Er-Rahel-Hassi-El-Ghella, à 7 km de là, avant de rejoindre Le Caire). Quant aux armes et munitions, elles provenaient du lot que Mostfa Benboulaïd avait récupéré en Libye, dans les stocks abandonnés par l'Afrika Korps de Rommel. Quand les gendarmes se présentèrent chez lui, mon beau-frère travaillait dans son champ. « Où est le fusil ? ». Mon père lui constitua un avocat. Ce qui n'empêcha pas les gendarmes de le torturer en lui cassant toutes ses dents avant de l'envoyer en prison pour vingt ans. Il a eu, malgré tout, de la chance : quelques mois plus tard, il aurait été abattu sur place, sans autre forme de procès.

Encore mon père ne vit-il pas les indicibles années 56 et 57. Pour l'attaque des fermes de colons, les Arabes du douar payèrent en vies humaines le centuple de ce que les saboteurs avaient infligé aux seuls cultures (des pieds de vigne arrachés) et matériel (des granges incendiées et des poteaux télégraphiques sciés). Le douar fut détruit par dynamitage des maisons -celle de ma sœur cadette dont le mari avait pris le maquis où il perdra la vie avait volé en éclats-, la zone déclarée interdite et les habitants, du moins ce qu'il en restait, déportés dans un centre de regroupement, le « village nègre » de Rio-Salado.

Mon père ne vit pas la sœur de ma mère perdre dans la même journée deux de ses garçons pendant que le troisième, trop jeune, était emporté par les soudards du DOP pour leur servir d'esclave. Ma tante en perdit la raison. Mon père ne vit pas non plus son très cher cousin germain à qui il nous confia sur son lit de mort, disparaître à tout jamais avec son jeune frère dans l'archipel des DOP -les dispositifs opérationnels de protection, centres de torture et d'exécutions sommaires. Ce fut cet oncle, qui était par ailleurs l'un des responsables du FLN local, qui s'opposa à ce que je fasse la grève des cours de mai 1956, la stupide et injustifiable grève que j'aurais néanmoins bien voulu faire pour ne plus retourner en internat. Cet oncle disparut sans avoir réussi à châtier le milicien colon qui avait assassiné notre cousin maternel dans la brigade de gendarmerie : la bombe déposée sur la fenêtre de la chambre à coucher du milicien fit long feu.

Le DOP du village acquit très vite une réputation terrorisante à travers la région. Là étaient les limbes de l'enfer. Là officiait un lieutenant avec son commando de supplétifs arabes. Le seul nom du lieutenant faisait trembler les hommes les plus endurcis. C'était un monstre froid, capable de toutes les ignominies comme de tuer un homme dans le seul but de profaner ensuite la femme de la victime, sans craindre le regard de ses enfants. Notre village n'a jamais trouvé les mots pour dire le monstre et ses sacrilèges inouïs. Il se tait depuis lors.

Ma sœur aînée me disait que notre père était aimé de Dieu qui l'avait rappelé à lui pour lui épargner toute cette horreur. Je ne pouvais pas la croire, étant -enfant déjà- radicalement indifférent à la religion. Ma sœur était membre du Nidham (le FLN). J'en ai eu la conviction en ces jours de novembre 1954, quand je suis allée lui rendre visite chez elle, au douar Messaada. Elle avait vingt ans de plus que moi et c'est elle qui m'a élevé. Elle me demanda, ce jour-là, de l'accompagner au puits. Là, au fond d'un vallon, au pied d'un immense caroubier, dans son ombre propice, là précisément où elle m'emmenait, à peine enfant, jouer dans le ruisselet pendant qu'elle puisait l'eau, un homme attendait ; il était revêtu d'un treillis militaire. Il me prit dans ses bras, m'embrassa ; je le connaissais bien ; c'était un gars de notre douar ; il avait échappé aux arrestations qui avaient suivi le 1er novembre et était maintenant dans l'armée de libération nationale. Lui et ma sœur eurent un conciliabule de plusieurs minutes. Je ne devais plus jamais revoir cet homme si attachant, si spontané ; il tombera parmi les premiers.

Dimanche 11 décembre 1960.
Les manifestations gagnèrent Alger. Je n'en saisirai l'ampleur que le lendemain. Ce dimanche soir, je rentrai à Oran par le dernier autocar des TRCFA. L'avantage, c'est que le car observait un arrêt à hauteur du cinéma Rex, dans le quartier de Saint-Antoine. J'habitais avec ma tante tout près de là ; j'éviterais ainsi la gare SNCF, située, elle, en plein plateau Saint-Michel, un quartier dangereux pour les Arabes (et qui deviendra, en effet, l'un des bastions de l'OAS).

Lundi 12 décembre.
Je débouchai sur le haut du boulevard Galliéni à 7H30, comme à mon habitude car je sortais tôt pour éviter les mauvaises rencontres. De là, on avait une vue plongeante sur l'entrée principale du lycée. Une masse noire d'élèves était attroupée devant les grilles. Ce n'était pas normal ; à cette heure-ci, d'habitude, il n'y avait que peu de monde. Je m'approchai prudemment, restant toutefois à bonne distance, près de la brasserie le Cintra. Les élèves discutaient de manière véhémente et s'interpellaient à haute voix. Je me dis que c'étaient là, à n'en pas douter, les prolégomènes d'une manifestation : les élèves européens allaient installer un piquet de grève devant le portail, empêcher leurs camarades d'entrer et les entraîner vers le forum d'Oran, la Place des Victoires (que les Arabes de la médina appelaient La place des histoires car c'était toujours là, en effet, que les mauvaises histoires commençaient). L'itinéraire était toujours le même : rue de la Vieille Mosquée puis bifurcation à droite par l'avenue Loubet qui ouvrait sur la place par l'une de ses extrémités et sur le monument aux morts par l'autre bout. Et, après avoir vociféré pendant des heures et applaudi les orateurs ultras qui se succédaient au balcon de l'immeuble de la pharmacie, on allait déposer une gerbe au monument aux morts en chantant « C'est nous les Africains... ». Ordonnancement immuable des manifestations européennes depuis les journées des barricades algéroises, en janvier de cette année. Il va de soi que nul Arabe n'avait intérêt à se trouver dans le voisinage de cet itinéraire au moment des processions.

J'attendais donc en me faisant aussi invisible que possible que les élèves lèvent le siège quand je vis venir vers moi un camarade arabe du lycée. Malek Eddine Kateb était passé à côté des élèves européens, les toisant avec sa superbe naturelle. Les matamores européens du lycée –il y en avait quelques-uns-, le craignaient. C'est que Malek n'était pas du tout venant arabe : c'était le fils d'un commissaire de police d'Oran, doublé d'un footballeur à la carrure de déménageur et à l'excellent jeu de tête ; son front bombé et large catapultait les ballons avec une force rare. Nous nous connaissions depuis la sixième bien que nous ne fussions pas dans la même classe : c'était le cours de langue vivante qui nous réunissait -nous étions une poignée, dont quelques Européens, à faire de l'arabe classique en première langue. Sûrement apitoyé par mon gabarit de passe-lacet et ma petite taille, Malek me répétait : « Si quelqu'un te cherche noise, tu m'appelles ! ». Je n'eus pas à le faire car je vivais en paix avec tout le monde et, de plus, j'aurais trop craint pour l'éventuel chercheur de noise : un coup de boule de Malek, c'était l'infirmerie assurée et de nombreux points de suture à la clé.

-Tu as vu ce qui s'est passé hier à Alger ? me dit-il en m'entraînant vers le haut du boulevard. - Oui. - Tu as vu qu'il y a eu une centaine de morts ? - Oui. - Mais les gens n'ont pas reculé ! Aujourd'hui, c'est le tour d'Oran ! On va en Ville-Nouvelle !

Chemin faisant, je réfléchissais : si les manifestants arabes avaient pu s'exprimer c'est qu'ils allaient clairement dans le sens de la stratégie gaullienne qui poussait à l'affirmation de « la personnalité algérienne » afin d'isoler « l'Algérie de papa », celle des colons ultras. (J'entendrai, plus tard, dire que le maire de 'Aïn-Témouchent, M. Orséro, avait poussé dans ce sens, incitant les employés arabes de la commune à ne pas se laisser impressionner par les ultras et à manifester leur soutien à la ligne du général De Gaulle.)

Aujourd'hui, avec le recul, je sais qu'il y a eu de cela, que même des officiers des sections administratives spécialisés (SAS) ont poussé dans cette direction. Qu'à l'inverse, les ennemis de la ligne gaullienne étaient derrière la dure répression qui a frappé les manifestants. Mais je suis très sceptique face aux allégations de ceux qui prétendent que le FLN a été derrière ces manifestations. Le FLN n'a jamais témoigné d'une culture politique de cette nature : mener un travail de masse, d'éducation et de conviction auprès des gens, privilégier l'action collective, ne faisait pas partie de son répertoire simpliste sanctifiant la lutte armée. Le PCA le lui a reproché à maintes reprises durant la guerre. Le FLN n'a jamais eu qu'un rapport instrumental aux masses. Qu'il ait tenté de profiter du mouvement en ce sens est plausible, mais seulement en ce sens.

En chemin, Malek m'avait quitté en arborant un air mystérieux ; il m'avait fixé rendez-vous près du kiosque de l'esplanade centrale de la Ville-Nouvelle -la Tahtaha. Arrivé sur la place, je ne vis rien que de très habituel : les gens vaquaient à leurs occupations. J'étais très déçu, frustré. Au bout de quelques dizaines de minute d'attente, je vis une femme voilée se diriger vers moi. À dire vrai, je la trouvai un peu trop grande et trop forte pour une femme ; elle s'arrêta à ma hauteur, leva la voilette qui lui masquait le bas du visage. - « On va y aller ! Tiens-toi prêt ! ». C'était Malek. Je m'aperçus alors que des jeunes gens -une vingtaine peut-être- s'étaient rassemblés près du kiosque ; sans doute Malek leur avait-il fixé rendez-vous là ? Notre petit attroupement se mit alors à grossir au fil des minutes, par effet grégaire mécanique, phénomène que tout un chacun a pu observer dans la vie courante : il suffit que quatre à cinq personnes s'agglutinent autour de quoi que ce soit pour que le groupe grossisse à vue d'oeil.

En l'occurrence cependant, il y avait un autre facteur qui jouait et qui était comme palpable, celui de l'attente. Tout le monde attendait qu'il se passe quelque chose après les manifestations d'Alger, la veille, qui eurent un énorme retentissement. Et de fait. Sans crier gare, quelqu'un du groupe hurla : « Tahia El Djazaïr ! ». Comme un seul homme, nous reprîmes son cri : « Tahia El Djazaïr », et nous nous mîmes spontanément en marche dans l'esplanade. Il n'y avait ni meneur, ni chef, juste un groupe de jeunes gens qui allait devenir une marée humaine. Comment ?

Je serais incapable de le dire. Je me suis retrouvé, sans que je l'aie voulu, dans la rangée de tête de la marche et je ne savais pas ce qui se passait derrière moi car j'étais dans une espèce d'ivresse, le sentiment diffus que je n'existais plus en tant que personne mais en tant qu'infime partie d'un tout articulé, vivant. Jamais auparavant je n'avais éprouvé rien de semblable. Je n'ai plus souvenir que du moment où je me suis retourné et j'ai vu la place noire de monde ; et tout ce monde criait : « Tahia El Djazaïr » ; et les rues adjacentes à la tahtaha étaient également noires de monde. C'était incroyable. En moins de temps qu'il ne faut pour le dire, des milliers de personnes s'étaient rassemblées et criaient à la ville et au monde leur volonté de vivre libres et dignes. Car le seul slogan répété à l'infini était ce Tahia El Djazaïr ! qui voulait dire : L'Algérie libre vivra ! C'était bien d'un hymne à la liberté et à la dignité que des milliers de gens à la poitrine et aux mains nues avaient chargé ce simple slogan.

Déjà, les CRS se déployaient à l'extrémité de l'esplanade, vers la place Roux, et venaient à notre rencontre. Nous avons continué à avancer, nullement intimidés. Les premières grenades lacrymogènes qui explosèrent à nos pieds ne nous firent pas reculer ; au contraire, ce sont les CRS qui, sous notre poussée pacifique, reculèrent jusqu'à la place Roux. Là, ils se contentèrent de tenir la place qui était l'une des portes de la médina en nous abandonnant la Tahtaha. Il est raisonnable de penser que le service d'ordre ne s'attendait pas à une manifestation de cette envergure. Les sphères dirigeantes ont sûrement commencé à s'inquiéter quand les Européens se mirent de la partie. En effet, depuis le boulevard Paul Doumer -qui sépare la médina du plateau Saint-Michel- parvenait maintenant l'écho d'un cri bien connu : « Algérie française ! ». La foule arabe, comme un seul homme, se rua alors dans les ruelles menant audit boulevard où une masse d'Européens défilait. Les soldats du contingent arrivèrent à la rescousse et continrent les manifestants arabes dans le réduit de la médina en fermant les accès encore libres avec du barbelé. La première journée vit donc les manifestants maîtres de la Ville-Nouvelle. À la nuit tombée, et à l'approche du couvre-feu, je rentrai chez moi, fourbu et aphone.

Le lendemain, je sortis à mon heure habituelle, non sans avoir emporté mon cahier de philo -un classeur- pour donner le change à ma tante (qui ne devait pas être si dupe que cela vu les sons rauques que j'émettais en guise de voix), et je me dirigeai droit vers la Tahtaha. Bis repetita, la journée fut une copie conforme de la première. Ainsi passèrent les quatre premiers jours de manifestations dans la Ville-Nouvelle. Au cinquième, tout changea. Arrivé sur l'esplanade, je vis qu'elle était occupée par des Bérets verts. Des fusiliers marins et des gardes mobiles se tenaient dans les rues adjacentes et aux différents carrefours. Un dispositif pensé pour empêcher tout départ de manifestation. Nous tentâmes un premier rassemblement ; les Bérets verts nous chargèrent avec leur brutalité naturelle. Ce fut, dès lors, le jeu du chat et de la souris dans les rues de la médina : petits groupes mobiles de manifestants pourchassés par les parachutistes. Vers 15H, un jet de lance à incendie propulsa une toute jeune fille sur moi et je me suis retrouvé les quatre fers en l'air, entouré de marsouins. Mains derrière le dos, je fus conduit sur l'esplanade centrale. Là, nous étions déjà quelques-uns à avoir été capturés, assis en tailleur, les mains sur la tête, sous la surveillance de Bérets verts. Le nombre de prisonniers grossissait au fil des minutes et bientôt une bonne partie de la place fut occupée. À 17H, on nous embarqua dans des camions en direction du stade Magenta. Là, nous fûmes parqués sur le terrain de football.

Je connaissais bien ce stade qui faisait partie du complexe militaire appelé Camp Saint-Philippe. Il était situé à deux cents mètres de chez moi, derrière le cinéma Rex. C'est là que le lycée nous faisait faire la préparation militaire, cette année même. Une parenthèse pour dire que l'internat et la préparation militaire (il faut savoir ce qu'était un adjudant !), ajoutés à la vision de soudards en « opération » dans mon douar, firent définitivement de moi un antimilitariste viscéral : je me suis radicalement identifié, depuis l'année de seconde (1958-59), au héros d'Allons z'enfants d'Yves Gibeau.

Nous sommes restés là, des heures durant, à faire les cent pas, à bouger sans cesse car la température était tombée. Mes congénères témoignaient de beaucoup de sollicitude à mon égard parce que j'étais certainement le plus jeune, 17 ans. Ils me prodiguaient des encouragements. J'avais très froid car vêtu d'un léger blouson, de plus mouillé par le jet de canon à eau. Mais mon cahier de philo était sain et sauf et le cache-nez vert qui ne me quittait jamais, également. Mon père m'a toujours obligé à en porter pour protéger ma poitrine qu'il me frictionnait tous les soirs à l'essence de térébenthine : mon pauvre père ignorait que l'asthme n'a jamais capitulé devant la térébenthine.

À un moment, l'un d'entre nous, visiblement la mort dans l'âme, sortit de sous sa chemise un vieux numéro du magazine Paris Match et y mit le feu pour se réchauffer. Le poids des mots ni le choc des photos n'ont fait... le poids devant la froidure du mois de décembre. À 21H exactement, on vit les soldats installer une table devant les vestiaires. Un officier du contingent, un jeune aspirant à fines lunettes, y prit place ; on nous ordonna de nous mettre en rang devant l'entrée du terrain grillagé. La vérification d'identité allait commencer. Les premiers à passer devant l'aspirant furent emmenés ensuite vers les vestiaires par des parachutistes. Quand se fit entendre la musique assourdissante expectorée par les hauts-parleurs placés sur le toit desdits vestiaires, je me mis à trembler : le DOP de mon village diffusait à longueur de journée la musique destinée à couvrir les cris des suppliciés. Jamais plus je n'entendrai les rengaines de Gloria Lasso sans éprouver dégoût et terreur.

Quelqu'un dans la file disait que les paras avaient des listes, qu'il y avait des traîtres parmi les manifestants, que ceux qui seraient reconnus seraient acheminés vers le centre de triage des arènes, etc. Je n'en menais pas, large car, assidu aux manifestations, je pouvais apparaître comme l'un des leaders.
- N'aie pas peur petit ! me souffla celui qui était à côté de moi. Montre-leur que tu es un homme !
Certes, ce n'étaient que des mots. Mais quel effet roboratif ils eurent sur moi ! Je leur dus certainement de ne pas me présenter à l'aspirant en tremblant car la peur et froid conjuguaient leurs effets et j'avais du mal à maîtriser les mouvements de mes genoux. Et ce fut mon tour.

-Carte d'identité ! dit l'aspirant.
J'ouvris mon blouson pour sortir ma carte de ma poche intérieure.
- Qu'est-ce c'est que ça ? s'écria l'officier.
Sous ma chemise, une protubérance avait fait sursauter l'aspirant. A-t-il cru qu'il s'agissait de la crosse d'une arme à feu ?
- C'est mon cahier de philo.
L'officier me considéra d'un drôle d'air.
- Fais voir !

Il feuilleta longuement le classeur, ne fut pas sans remarquer le buste de femme, un nu fait de la main experte de mon voisin de table, Pierre Dorr, qui couvrait tout ce qui se trouvait à portée de sa main de bustes de nus, sans demander la permission à personne. L'officier me demanda en quelle section j'étais, dans quel lycée, etc. puis me dit : Rentre chez toi ! Je fis mouvement vers la sortie quand deux parachutistes accoururent vers l'officier en manifestant bruyamment leur désaccord avec sa décision. Je n'entendis que la réponse de l'aspirant :
- Il n'en est pas question ! Et se tournant vers moi, cria : Rentre chez toi !
Les « prisonniers », derrière le grillage, l'entendirent. Alors, ils se mirent à hurler à mon adresse :
- Ne sors pas ! Ils vont te tuer !
Il y eut un moment de confusion durant lequel je restai bras ballants, ne sachant que faire. L'aspirant se leva et se dirigea vers les prisonniers, leur demandant ce qui se passait. L'un d'eux prit la parole calmement ;
- Mon lieutenant, c'est le couvre-feu ; il ne peut pas sortir seul ; il va se faire tirer dessus.
L'officier ne répondit pas mais héla deux soldats du contingent :
- Prenez la Jeep et accompagnez-le chez lui ! Suis-les ! ajouta-t-il dans ma direction.
Je suivis les deux soldats en toute confiance. Je leur signalai que j'habitais tout près de là. Ils m'accompagnèrent à pied, sans déranger la Jeep. Quand ma tante ouvrit la porte et qu'elle me vit entre deux soldats, elle eut un coup au cœur.

Le lundi suivant, je repris le chemin du lycée. Le hall d'entrée n'était pas assez spacieux pour contenir la masse des élèves qui se pressaient devant le bureau des absences. Le surveillant général arriva alors, faisant trembler le sol sous sa masse de pachyderme, les naseaux fumant, la bouche écumant. C'était ma bête noire car j'étais sa tête de Turc. Il hurla à l'adresse du "pion" qui délivrait les billets d'entrée :
- Pas besoin de billet. Envoyez-les tous en classe, sauf celui-ci, là. -Il s'agissait de moi- Mettez lui 8 heures de colle et renvoyez-le chez lui.
Une voix tonna alors derrière moi :
- Si vous le renvoyez, je demanderai le renvoi de tous vos protégés qui continuent leur grève des cours et qui n'ont rien à craindre, eux !
C'était M. Vié le sage, mon prof de philo, qui venait de fusiller l'amas de suif qui se retira tête basse et la queue entre les pattes.
- Allez en classe ! me lança mon prof.

Dans la salle, il n'y avait qu'une dizaine d'élèves ; les autres étaient dans la cour et refusaient de reprendre la classe. M. Vié le sage fit son cours normal devant un parterre réduit à sa plus simple expression. Comme l'on peut s'en douter, cet épisode n'arrangea pas mes affaires avec mes condisciples européens. La majorité m'ignorait -ou faisait semblant. Je n'avais pour copains que Pierre Dorr -fils d'un officier métropolitain de la gendarmerie mobile-, Saïman -Juif et gaulliste- et Joseph, catholique fervent.

Quand s'achèvera l'année scolaire sur un baccalauréat perturbé par les manifestations, je devrai la vie à un petit groupe de quatre personnes : Saïman, Pierre Dorr et deux jeunes filles européennes, élèves au lycée Stéphane Gsell et amies de Pierre. C'était au sortir de la dernière épreuve. Nous remontions la rue d'Arzew depuis le collège moderne de jeunes filles. À hauteur du bar Le Musset, je fus soudain encerclé par un groupe de jeunes en blouson noir. Ils tenaient des chaînes de vélo. « Alors, le bicot ! Comme ça, on présente le bac ? ». Je ne me souviens que de cette première phrase. Tout était devenu silence et obscurité autour de moi. Ai-je eu le temps de me représenter ce qui allait fatalement s'ensuivre ? Non. La main ferme de Saïman me tira du cercle de la mort ; les deux jeunes filles, Pierre et Saïman formèrent promptement un rempart autour de moi et me poussèrent de l'avant. Si incroyable que cela puisse paraître, les blousons noirs n'esquissèrent pas un geste. Quatre frêles jeunes gens et jeunes filles ont paralysé les ratonneurs avec pour seule arme leur grandeur d'âme.

Honneur à l'aspirant qui m'a sauvé de la Question en cette nuit glaciale de décembre 1960.
Honneur à mes condisciples Dorr et Saïman, ainsi qu'aux deux jeunes filles du lycée Stéphane Gsell, qui m'ont sauvé la vie en cette journée de juin 1961.
Honneur à mon prof de philo, M. Yves Vié le sage, pour l'ensemble de son œuvre.
Paix à l'âme de mon ami Malek.

DIXI ET SALVAVI ANIMAM MEAM