braniya chiricahua




L'ancien se meurt, le nouveau ne parvient pas à voir le jour. Dans ce clair-obscur surgissent des monstres.
Antonio Gramsci

mercredi 31 octobre 2012

OCTOBRE ROUGE SANG

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 Tres de mayo, Francisco Goya

« L'anatomie de l'homme est la clé de l'anatomie du singe » disait Karl Marx pour signifier que c'est en partant des formes développées que l'on accède à l'intelligence des formes primitives.

L'Algérie actuelle vit de l'exportation du pétrole et du gaz et de l'importation d'à peu près tout ce qu'elle consomme. Entre l'Algérie d'en haut -ceux qui dirigent le pays et leurs clients-, et l'Algérie d'en bas -ceux qui vivent d'expédients-, il n'y a pas, malgré les disparités énormes des niveaux de vie, de différence structurale au point de vue économique. En effet, la nomenklatura militaro-compradore dirigeante dispose à discrétion des revenus de la rente géologique et du bakchich faramineux qu'engendre la passation des marchés internationaux. Elle arrose son deuxième cercle, sa clientèle, en lui ouvrant un accès aux devises pour l'importation de tout et de n'importe quoi. À l'autre bout de la société, l'Algérie d'en bas, règne également le modèle de l'import : deux ou trois valises d'effets vestimentaires ramenées d'un voyage en Turquie, Thaïlande, Espagne, etc. et voilà un revenu équivalent à une année de salaire d'un fonctionnaire garanti à l'importateur. Bien entendu, ce dernier devra arroser à droite et à gauche, douaniers et policiers des frontières essentiellement. Entre les deux pôles de la société ainsi décrits, il y a les millions d'Algériens -le pays utile, le vrai- qui travaillent dans l'administration, l'agriculture, l'industrie et les services contre un salaire que l'inflation, délibérément choisie par le pouvoir politique pour acheter la paix sociale, rogne sans cesse. La frustration qu'engendre le spectacle de l'enrichissement incroyable de la partie de la société qui ne travaille pas, ne produit rien, est insupportable aux yeux de la masse qui s'échine en vain, sans pouvoir mettre un sou de côté. Alors, elle aussi s'y met : bakchich à tout va ! Pour le moindre acte de la vie ordinaire, il faut graisser des pattes de plus en plus nombreuses et de plus en plus voraces. Voilà donc l'Algérie ramenée au niveau des pays que l'on moquait pour leur généralisation du bakchich : l'Égypte et le Maroc.

La nomenklatura militaro-compradore qui tient le pays n'est pas née d'hier. Elle a fait son lit, silencieusement, dans les interstices du pouvoir boumédiéniste. Boumédiène, en effet, a, le premier, cédé à la facilité du bakchich pour écarter les possibles prétendants au pouvoir. En leur accordant des « prêts » (entre guillemets car un prêt, ça se rembourse), il croyait qu'il les lestait définitivement d'un bœuf sur la langue qui les tiendrait toujours à distance du pouvoir. Ce faisant, il témoignait d'une ignorance surprenante sur les rapports dialectiques entre l'argent et le pouvoir : le pouvoir est source d'argent et l'argent est source de pouvoir. À sa mort -qui sait si « on » ne l'a pas aidé à passer l'arme à gauche?-, la nomenklatura du régime, de militaro-policière va passer en deux temps au stade militaro-compradore. (Ce qui ne veut nullement dire qu'elle a perdu son caractère policier, non, simplement ce qui va être dominant c'est l'aspect compradore.)

Premier temps : le complot d'octobre 88. Ourdie au sein du cercle présidentiel (souvenons-nous que c'est le Président Bendjedid lui-même qui, le 18 septembre 1988 appelait le peuple à se soulever), la conjuration visait très clairement à mettre la gauche (au sens large, les partisans du socialisme, qui allait du FLN au PAGS en passant par une aile de la Sécurité militaire) sur la défensive. 850 jeunes gens (chiffre avancé par le PAGS et recueilli auprès de sources hospitalières) tomberont sous les balles de l'ANP ; des dizaines d'autres seront torturés et violés par des agents de la SM. Cette boucherie sera menée sous le commandement du général Nezzar.

Second temps : le FIS. Le complot d'octobre 88 a permis -c'est son résultat essentiel- de remettre en cause la domination et la prééminence du parti unique, le FLN, et ce par le truchement d'une constitution pluraliste. On pouvait dès lors passer à la mise en œuvre de l'arme fatale, le Front islamique du salut. La machine infernale du FIS était conçue pour fracasser le FLN ainsi que l'ensemble des institutions du pays. Un pays que l'on livrerait à la suite de cela à l'abrutissement religieux, à la Hisba (surveillance des mœurs) et que l'on ferait régresser au stade boutiquier, étant bien entendu que la nomenklatura et ses affaires resteraient en dehors du champ des prérogatives du FIS. Une tendance de la SM, manipulant l'aile plébéienne du FIS, perturba ce scénario au prix de dizaines de milliers de morts et de disparus. Pour quel résultat ? La nomenklatura militaro-compradore est solidement établie au pouvoir ; elle a cloné et récupéré les cadres du FIS et s'adonne aux délices du bakchich sans conscience du lendemain.

Voici donc le visage que présentent aujourd'hui les vainqueurs de 1954 (élimination de Messali), de 1957 (élimination de 'Abane Ramdane), de 1962 (élimination de Benkhedda et du GPRA), ceux que 'Abane appelait les « gardiens de chèvres portant une arme », ceux que Ferhat 'Abbas traitait de « gens de sac et de corde » : le visage hideux d'une nomenklatura militaro-compradore qui réalise la vérité de ce qui était déjà en creux chez ces hommes. Pour le dire autrement, le ver s'est développé parce qu'il était déjà dans le fruit, qu'il s'est nourri au fruit lui-même.

Est-ce à dire qu'il y aurait eu comme une fatalité dans l'histoire de l'Algérie durant ces six dernières décennies, que l'on ne pouvait parvenir que là où nous sommes parvenus aujourd'hui ? L'histoire met à l'agenda des hommes des possibles ; si les hommes sont entraînés vers tel possible et non vers tel autre c'est évidemment qu'il y a des raisons à cela. Si les hommes du complexe militaro-compradore ont fini par s'imposer, ils le doivent essentiellement au fait qu'ils s'inscrivaient dans la droite ligne du patriarcalisme-patrimonialisme arabe : le patriarche de la tribu commande sans partage à tous ses contribules qui lui doivent obéissance absolue et respect de tous les instants. Comment, dès lors, imaginer un état de droit, c'est-à-dire un système de répartition des pouvoirs régi par le droit abstrait, avec des hommes biberonnés à la domination fruste et violente du patriarcat primitif. Cela pour le principe explicatif général.

D'un autre côté, les gens de la nomenklatura sont pris dans une contradiction insoluble : s'ils veulent bien d'un chef, ils ne veulent pas d'un père fouettard qui mettrait des barrières à leur appétit de gain. C'est pour cela qu'ils se sont si bien accommodés, pendant 13 ans, d'un Bendjedid qui réalisait bien leur idéal de patriarche : statue du commandeur mais qui ne commande rien. Et c'est pour cela que les risques majeurs d'affrontements entre eux sont liés à l'aventure que représente la désignation d'un nouveau patriarche. Aventure, car ces gens piétinent sans vergogne les lois et les principes qu'ils ont eux-mêmes posés et, dès lors, leurs actions et intentions n'offrent aucune visibilité.

Marx disait encore que « l'histoire avance toujours par son mauvais côté ». De fait, l'Algérie aurait pu accéder à l'indépendance dans des conditions moins apocalyptiques si le pouvoir colonial avait fait droit aux revendications du Congrès musulman algérien au lieu de plier l'échine devant les 200 familles de la grosse colonisation. De même, l'Algérie aurait fait l'économie d'affrontements fratricides durant l'été 62 si l'on avait laissé jouer la légalité représentée par le GPRA. Les ambitions des parvenus (Frantz Fanon disait que chez Boumédiène, l'ambition tenait de la pathologie et qu'il finirait « par régler leur compte à tous les autres » ; géniale intuition) en ont décidé autrement. Et quand, durant l'année 1991, la voix de la sagesse recommandait d'ajourner les élections de tous les dangers pour ressouder la nation, ce fut la voie de l'affrontement qui fut choisie. Comme toujours.

Les régimes patrimonialistes arabes qui se ressemblent si bien sont en train de tomber un par un. Avant de disparaître pour l'éternité, ils auront fait le malheur de leur peuple : Saddam Hussein a mené l'Irak à la disparition ; Gueddafi a ramené la Libye aux âges farouches ; Tourabi et Béchir ont mené le Soudan à la partition, et ce n'est qu'un début ; El Assad sème la ruine et la désolation et fera éclater la Syrie en mille morceaux. Et si la Tunisie et l'Égypte s'en sortent mieux, c'est en raison de l'existence d'une société civile qui a réussi à neutraliser l'armée. L'empire du mal (l'état sioniste et son prolongement yankee) ne pouvaient rêver victimes plus débiles, plus facilitatrices.

Le régime algérien a désertifié l'espace politique par la violence policière ; il a réussi à faire détester leur pays aux Algériens (malgré le patriotisme grotesque affiché ici ou là) ; il réussira, n'en doutons pas, à mener le pays à un immense malheur.


mardi 18 septembre 2012

CES ASSASSINS QUE CRAIGNENT LES PANTHERES



Seth Anziska, chercheur américain de l'université Columbia, a eu accès à des archives israéliennes sur les massacres de Sabra et Chatila (septembre 1982). Il en a tiré la matière pour un article paru dans le New York Times, le lundi 17 septembre 2012, sous le titre "Un massacre évitable". Le quotidien français Le Monde, sous la plume de son correspondant à New-York, l'a résumé. (Cf lien).


Il est recommandé aux visiteurs du site d'avoir un estomac bien accroché s'ils veulent lire sans (trop) de dommages psychologiques ces échanges entre des bouchers sionistes (Ariel Sharon, Itshak Shamir, Raphaël Eytan) qui ne désirent rien d'autre que du sang arabe, encore plus de sang arabe, et un ambassadeur américain veule et lâche (Morris Drapper). Dégoût et horreur. À ceux, par ailleurs, qui croient encore que les USA sont les maîtres et protecteurs de l'état sioniste, cette lecture remettra les choses en place.

Rappelons certains prolégomènes à cet événement : en 1975, éclate la guerre civile au Liban ; elle oppose le camp dit palestino-progressiste (Gauche libanaise et OLP) à la droite fasciste chrétienne-maronite (Phalanges et Forces libanaises). Le camp progressiste allait l'emporter facilement quand l'armée syrienne intervint -sur ordre de Hafedh El Assad- pour écraser les forces progressistes dans le camp de réfugiés palestiniens de Tell-Az-Zaatar, et rétablir la suprématie maronite.

En juin 1982, l'armée sioniste envahit le Liban pour finir le travail de Hafedh El Assad. Elle installera Bachir Gemayel (chrétien maronite, fils du fondateur des Phalanges) comme président. C'est dans ce contexte qu'eurent lieu les massacres de Sabra et Chatila : les milices chrétiennes sous les ordres d'Ilyès Hobeika, Fadi Fram et Saad Haddad, protégées et guidées par l'armée sioniste, pénètrent dans les camps que les combattants palestiniens avaient évacués. Carnage innommable de lâcheté.

À l'ONU, les puissances occidentales empêchent la condamnation de ces massacres. Quelques jours plus tard, l'armée sioniste quitte le Liban. Les téléspectateurs de l'époque se souviennent encore de ce spectacle : les blindés de « l'armée la plus morale du monde » (dixit le grand penseur que le monde entier envie à la France, Jean-Baptiste Bothul) chargés de tonnes de... réfrigérateurs, téléviseurs, postes de radios et autre électroménager, fruit du pillage de Beyrouth.

Comme c'est l'anniversaire de ces abominables massacres et que le pape se trouve à Beyrouth, il ne ratera pas l'occasion de rappeler que ce sont des Chrétiens, assistés et protégés par des Juifs, qui les ont commis et il condamnera ce crime. Comme il a condamné la violence supposée de l'islam dans sa conférence dite de Ratisbonne (durant laquelle il avait oublié d'évoquer les Croisades et l'Inquisition). Vous voulez parier ?

Place à l'article du Monde.


LE « MASSACRE ÉVITABLE » DE SABRA ET CHATILA
L'échange se passe à Jérusalem il y a trente ans jour pour jour. Morris Draper, ambassadeur itinérant du président Ronald Reagan au Proche-Orient, rappelle à ses interlocuteurs israéliens la "position fondamentale" des Etats-Unis : "Nous n'avons pas pensé que vous deviez entrerVous auriez dû rester en dehors."Réponse d'Ariel Sharon, ministre israélien de la défense : "Que vous l'ayez pensé ou pas... Quand l'existence et la sécurité sont en jeu, tout est de notre responsabilité, on ne laissera jamais personne d'autre décider pour nous."

Nous sommes le 17 septembre 1982, et la réunion entre Américains et Israéliens a commencé à 12 h 30. Le premier ministre, Menahem Begin, en est absent. AvecAriel SharonYitzhak Shamir, le ministre des affaires étrangères, et de hauts responsables des services de sécurité rencontrent l'ambassadeur Draper. L'échange précité est tiré d'une série de cinq documents (datés des 15, 16, 17, 18 et 20 septembre 1982) auxquels Seth Anziska, chercheur américain de l'université Columbia, a eu accès dans des archives israéliennes, et sur lesquels il fonde un article paru dans le New York Times, ce lundi 17 septembre, sous le titre "Un massacre évitable". Mis en ligne par le quotidien américain, ces documents, en hébreu et anglais, jettent une lumière crue sur la politique libanaise de Washington à cette époque et sur la relation américano-israélienne.

ENTRE 800 ET 2 000 MORTS OU DISPARUS
Ce 17 septembre, Morris Draper est soumis, surtout de la part d'Ariel Sharon, à une pression peu usuelle : "M. Draper, vous craignez d'être soupçonné d'être de mèche avec nous ? Niez-le et on le niera." Car au moment où cet échange a lieu, un massacre, qui va entrer dans l'histoire, est déjà en cours : celui des civils palestiniens des camps de Sabra et Chatila, à Beyrouth. Au total, entre 800 et 2 000 personnes seront exécutées ou vont disparaître. Des femmes sont violées, des enfants et des vieillards abattus, des hommes emportés vers des destinations inconnues. Commencé le 16, le massacre est mené par des phalangistes chrétiens et des miliciens des Forces libanaises, alliés de l'armée israélienne depuis le début de son invasion du Liban, le 6 juin.
Jusqu'à peu auparavant, Ariel Sharon a cru avoir triomphé. Les bombardements des grandes villes (Beyrouth, Tyr, Sidon...) ont abouti, le 1er septembre, au retrait de la capitale libanaise des groupes armés de l'Organisation de libération de la Palestine (OLP), dont l'éradication était l'objectif israélien. Les Américains ont supervisé ce retrait et donné à l'OLP des garanties que les populations palestiniennes seront protégées. De plus, Israël a vu son principal allié, le phalangiste chrétien Béchir Gemayel, être élu président de l'Etat libanais fin août. Mais, le 14 septembre, il est assassiné. Dans la nuit, le chef d'état-major israélien rencontre les chefs chrétiens à Beyrouth. Le matin du 15, contrevenant au cessez-le-feu, Tsahal envahit la ville. Le 16, les miliciens chrétiens entrent dans les camps palestiniens. La nuit, l'aviation israélienne éclairera les lieux pour lesaider.
Ce 17, lorsque l'envoyé spécial américain rencontre ses interlocuteurs, le massacre est donc en cours. Que savent précisément les deux parties sur ce qui advient dans les camps ? Rien n'est avéré. Mais les Israéliens savent que les phalangistes y sont entrés, et, au moins depuis la veille au soir, leurs propres sources les ont informés d'éventuelles "tueries". Ils n'en disent mot.
"QUI DONC VA LES EN EMPÊCHER?"
Rapportée par les historiens, une rencontre, très pénible, avait déjà eu lieu la veille au soir. Morris Draper, accompagné de l'ambassadeur américain à Tel-Aviv, Sam Lewis, fait face à Ariel Sharon, au chef d'état-major israélien, Rafael Eitan, et au chef du renseignement militaire, le général Yehoshua Saguy (orthographié "Sagi"dans les documents). Washington et "les Libanais" demandent que Tsahal se retire de Beyrouth, rappelle l'Américain. Les "terroristes" sont toujours là, rétorque Ariel Sharon, "2 000 à 3 000, on a même leurs noms". Dès lors, qui va s'occuperdes camps ?, demandent les Israéliens. Lorsque Morris Draper évoque "l'armée et les forces de sécurité libanaises", le général Saguy exige que "les Phalanges aussi" soient de la partie. Draper s'y oppose. "Et qui donc va les en empêcher ?", demandera le général israélien.
De fait, le patron du renseignement de Tsahal sait que les phalangistes y sont déjà. Mais la réunion-clé du lendemain, le 17, se déroulera comme si personne n'en avait connaissance. L'ambassadeur Draper y réitère l'exigence américaine que Tsahal montre des signes, même symboliques, de retrait de Beyrouth : "Israël ne devrait pas donner l'impression d'occuper une capitale arabe. (...) "
Sharon : "Qui va s'occuper de ces 2 000 terroristes ? C'est aussi votre intérêt. Qui va les attraper ? Bon, Fakhani, Sabra, Chatila, à notre avis, ils sont, disons 1 000, peut-être 500. On sait qu'ils y sont, bien équipés, armés et tout. Et vous voudriez qu'on se retire ?"... Draper insiste ; les Israéliens demandent à se consulter entre eux. A leur retour, ils acceptent le principe d'un retrait de Beyrouth, mais une fois passé Roch Hachana, le nouvel an juif, soit 48 heures plus tard.
Draper, pressé de conclure : "Le plan sera mis en œuvre sous 48 heures, telle est la politique."
"IL N'EN RESTERA AUCUN"
Sharon préfère ne pas laisser d'ambiguïté : "Bon, alors, Fakhani, Sabra, Chatila, Bourj el-Barajneh..." Il nomme les lieux où, entre-temps, devra se mener la traque aux "terroristes".
Draper : "Des gens hostiles diront que Tsahal reste à Beyrouth pour permettre aux Libanais de tuer les Palestiniens dans les camps."
Sharon : "Alors on va les tuer, nous. Il n'en restera aucun. Vous ne sauverez pas (...) ces groupes du terrorisme international."
Draper : "Nous ne sommes intéressés à sauver aucun de ces gens."
Sharon : "Si vous ne voulez pas que les Libanais les tuent, nous les tuerons."
L'ambassadeur Draper réitère alors la "position de gouvernement : on veut que vous partiez. Laissez faire les Libanais". Le retrait israélien débutera trois jours plus tard.
Ce vendredi 17 verra le pire du massacre. Il n'y avait dans les deux camps ni 2 000, ni 1 000, ni 500 "terroristes" : les forces de l'OLP avaient bel et bien évacué Beyrouth. Après une seconde nuit de terreur, les phalangistes se retirent le samedi matin. Informé par son émissaire, l'ambassadeur Draper écrit à Ariel Sharon : "C'est horrible. J'ai un représentant dans les camps qui compte les corps. Vous devriez avoir honte." Le président Reagan tancera le premier ministre, Menahem Begin, en des termes d'une inhabituelle virulence.
"PARTIELLEMENT RESPONSABLES"
Dans ses Mémoires, le secrétaire d'Etat, George Shultz, sera le plus sévère : "Les Israéliens ont dit qu'ils entraient dans Beyrouth (...) pour éviter un bain de sang, il s'avère qu'ils l'ont facilité et peut-être même suscité." Pour avoir fait confiance à leurs alliés, écrira-t-il, "le résultat brutal aura été que nous sommes partiellement responsables" de ce massacre.
En conclusion de son article, Seth Anziska écrit : "La leçon est claire : parfois un proche allié agit à l'inverse des intérêts et des valeurs américaines. Echouer àexercer la puissance américaine pour les défendre peut avoir des conséquences désastreuses." L'important, explique-t-il au Monde, n'est pas que les Israéliens aient "délibérément trompé" les Américains, selon l'expression qu'utilisera le sous-secrétaire d'Etat Lawrence Eagleburger, ou qu'ils l'aient fait par conviction."L'essentiel tient en la faiblesse diplomatique face à leurs intimidations et aux reculades successives de l'ambassadeur Draper", qui finit par céder sur l'essentiel.
Obnubilé par son objectif de voir les Israéliens se retirer de Beyrouth, l'ambassadeur accrédite comme réel un fait non avéré – la présence de "terroristes" supposément restés par milliers dans les camps – et accorde à son allié 48 heures de présence supplémentaire dans la ville. "En résumé, il finit pardire aux Israéliens : 'Bon, allez-y, tuez les terroristes, et vous partirez ensuite.' Là est la faillite diplomatique américaine."
SYLVAIN CYPEL

dimanche 5 août 2012

YA RAYI ! UNE ARCHÉOLOGIE DU RAÏ


Hommage au douar Messaada (Rio-Salado), mon douar ; Hommage à Lahouari Blaoui



Le Raï, ce genre musical popularisé par cheb Khaled à l'échelle mondiale, est né et s'est développé dans une région de l'ouest de l'Algérie que l'on peut aisément figurer par un triangle dont les trois sommets seraient les villes d'Oran, Sidi Bel-abbès et Tlemcen, le lieu géométrique en étant la ville de 'Aïn-Témouchent. Il s'agit, malgré ses appellations plurielles, d'une grande plaine d'un seul tenant, 150 km qui vont de la Sebkha d'Oran aux portes de Tlemcen. Or ce territoire était exactement celui de la grande tribu arabe hillalienne des Béni-Amer.

Les confédérations de tribus arabes Béni-Hillal et Béni-Souleym1 étaient originaires du Nejd (Arabie saoudite). Particulièrement fougueuses, elles razziaient jusqu'aux confins du Châm (en gros la Syrie actuelle) et de la Mésopotamie (l'Irak actuel, en gros). Dernières converties à l'islam, elles participeront au sac de La Mecque par les Qarmates (chi'ites de Bahrein prêchant le communisme intégral). Chassées par la sécheresse et la famine, elles s'étaient établies en Haute-Égypte où les califes fatimides chi'ites les avaient confinées sur la rive orientale du Nil. Leurs vassaux Zirides (dynastie de Berbères sanhajas fondée par Bologhine Ibn Ziri et régnant sur le Maghreb central) ayant abandonné le chi'isme, les Fatimides -en l'occurrence, le calife El Moustançar Billah- leur envoyèrent les tribus Béni-Hillal et Béni-Souleym pour les punir. En même temps, ils se débarrassaient d'hôtes encombrants et particulièrement turbulents. On rapporte que les Fatimides versèrent une confortable obole aux deux confédérations pour les convaincre de quitter l'Égypte et d'aller voir du côté de l'Ifriqiya. Mais ils exigèrent d'elles, en retour, le paiement d'un droit pour traverser le Nil : un dinar par personne ! Gageons que les califes fatimides y ont largement retrouvé leurs petits.

Entrés en Tripolitaine en 1050, les Arabes hillaliens rallièrent l'Ifriqiya (en gros, la Tunisie actuelle) en 1055 pour en découdre avec les Zirides. L'armée sanhaja fut écrasée par les redoutables guerriers hillaliens. Le royaume ziride avait vécu. Reprenant leur marche vers l'ouest (la Taghriba), les Béni-Hillal n'atteindront le sud oranais que deux siècles plus tard. Là, ils côtoieront une importante tribu berbère, les 'Abd-El-Wad, qui servait de makhzen (assurer l'ordre et lever l'impôt) aux Almohades dans l'Oranie. Lorsque l'empire almohade implosa, les Abd-El-Wad érigèrent le royaume de Tlemcen avec Yaghmoracen Ibn Ziane à sa tête. Menacé par ses cousins mérinides qui avaient fait appel aux Arabes Maqil (originaires du Yémen ceux-là, dont les Hadjoutes et les Thaaliba d'Alger sont les descendants) et qui lorgnaient lourdement du côté de Tlemcen, le fondateur du royaume zianide fit appel aux Béni-Amer qui deviendront son makhzen. La fortune de la tribu était, dès lors, faite.

Les Béni-Amer étaient une fraction des Arabes zoghbiens (Zoghba), nous dit Ibn-Khaldoun ; essentiellement guerrière, la tribu louait ses services aux États et aux souverains. En bonne tribu arabe, elle avait également une autre corde à son arc, celle de la poésie. Ses bardes popularisaient la geste hilalienne (Es-sira el hillalia), faite d'amours légendaires et de hauts faits d'armes. Les Béni-Amer s'installèrent graduellement dans la vaste et riche plaine qui s'étend de Tlemcen à Oran. Petit à petit, les intrépides et belliqueux guerriers vont se transformer en riches agriculteurs sédentaires. Léon l'Africain, au 15° siècle, disait d'eux : « Ce sont des hommes d'une grande bravoure et très riches. Ils sont dans les 6000 beaux cavaliers, bien équipés. » Les Espagnols les tiennent pour « nobles, seigneurs des Berbères et fiers », et Daumas, le consul de France auprès de l'émir Abdelkader, écrivait en 1839 : « Les Béni-Amer, possesseurs d'un pays immense et coupé de vallées fertiles se livrent beaucoup à l'agriculture et sont très riches en grains et troupeaux de toute espèce ».2

L'arrivée des Ottomans et des Espagnols signa la fin de cet intermède. Entre ce qui leur apparaissait comme la peste et le choléra, les Béni-Amer tergiversèrent, ne souhaitant choisir ni l'un ni l'autre camp. Mais les Ottomans engagèrent les hostilités contre eux : ils les chassèrent de la grasse plaine de la Mlta (en gros d'Oran au Tessala) et y installèrent deux groupes faits de bric et de broc, c'est à dire d'éléments détribalisés qu'ils nommèrent Douaïrs et Zmalas. Plus grave : les Ottomans prétendirent faire des Béni-Amer, en les scindant en deux entités, des tribus ra'ïas (soumises à l'impôt). La haine inexpiable que vouèrent désormais les Béni-Amer aux Ottomans justifiera l'alliance avec les Espagnols, malgré les réserves sévères des fractions maraboutiques des Béni-Amer -qui étaient secrètement travaillées par la tariqa Derqaouiya. Un des deux frères Barberousse, les maîtres de la Régence d'Alger, Aroudj Boukefoussa -le manchot- fut ainsi tué lors d'un affrontement avec les Espagnols et les Arabes coalisés, près du Rio-Salado. Durant toute la durée de l'occupation ottomane, les Béni-Amer ne cessèrent de guerroyer et de défendre leurs terres.

Quand se produisit l'occupation française, les Zmalas et les Douaïrs se mirent immédiatement au service des nouveaux maîtres, alors que les Béni-Amer vont suivre l'émir Abdelkader dans sa longue résistance contre l'envahisseur français. L'émir reconstitua l'ancienne confédération sous le nom d'Aghalik des Béni-Amer qui comprenait les fractions suivantes : Ouled Slimane, Ouled Brahim, Ouled Sidi-Khaled, Ouled Sidi-Bouzid, Ouled Sidi-Ali Benyoub, Hazedj, Ouled Zaer, Ouled Sidi Maachou, (Bel-Abbès, Mékerra) ; Ouled 'Ali (Tessala) ; Ouled Mimoun, Mahimat, Ouled Sidi-Abdelli, Ouled Sidi-Ahmed Youcef, Ouled Khalfa (tribu berbère assimilée), Douï Aïssa (entre 'Aïn-Témouchent et Tlemcen) ; Ouled Djebara (Terga), Ouled Sidi-Messaoud, Ouled Bouamer (Hammam-Bouhadjar et Rio-Salado), Ouled 'Abdallah ; Ouled Sidi Ghalem, Chorfa Guetarnia (tribu berbère assimilée), Maïda (Mlata).

1845 : survient la tragédie qui marquera la fin de l'épopée des Béni-Amer. Tout avait commencé par une action d'éclat de l'émir, pourtant réduit à la défensive par la guerre totale que lui faisaient les Bugeaud, Lamoricière, Pélissier, Cavaignac, brûlant tout sur leur passage, razziant les troupeaux, enfumant les humains. L'émir réussit à mystifier Cavaignac et Lamoricière en passant au milieu de leurs colonnes et à anéantir les régiments du colonel Montagnac à Sidi-Brahim (près de 'Aïn-Témouchent). Galvanisés par cette victoire, les Béni-Amer consentirent à suivre l'émir dans sa marche vers le Maroc où il pensait obtenir l'aide du souverain. Alors «  de la pointe du lac (Sebkha d'Oran) à Tlemcen, on ne rencontre personne. C'est le désert » disait Lamoricière3. Les Béni-Amer abandonnent leurs terres, créant un vide sidéral devant les colonnes infernales des généraux français -les colonnes infernales étaient une stratégie de guerre d'anéantissement qui avait déjà servi en France contre les Vendéens.

Mais le roi du Maroc, cédant aux menaces et aux promesses des Français, attaqua les arrières de l'émir, pendant que Lamoricière et le duc d'Aumale lui coupaient les voies de retraite vers l'Algérie. L'émir perdit le contact avec les fractions Béni-Amer. Certaines de celles-ci, encerclées par les troupes du roi, préférèrent passer au fil de l'épée leurs femmes et leurs enfants plutôt que de les laisser tomber entre des mains fourbes, puis se battirent jusqu'au dernier. L'émir, qui avait retrouvé leurs traces, arriva à bride abattue sur les lieux mais c'était pour constater la tragédie qui venait de se dérouler. Il réussit encore à briser l'encerclement et à rentrer dans son pays. Mais c'était pour déposer les armes trois mois après, profondément marqué par les atrocités d'une guerre inégale et par les trahisons et retournements de ses alliés.

Sur le territoire marocain, cependant, des fractions des Béni-Amer, qui étaient parvenues à échapper aux troupes royales, devaient passer sous les fourches caudines des Français pour espérer rentrer au pays. Les généraux -Bugeaud, Cavaignac, Lamoricière- s'y opposèrent catégoriquement ; Pélissier n'était pas en reste qui exultait : « Leur émigration nous a laissé un vaste et riche territoire. C'est la forteresse de la colonisation qui se prépare... ».4 Il avait raison : le gouverneur général (GG) de l'Algérie n'allait pas laisser passer cette occasion inespérée de rafler les riches terres des Béni-Amer. Le 18 avril 1846, il prenait un arrêté frappant de séquestre les terres des « émigrés ». Il s'agissait, dès lors, de les empêcher de rentrer : le GG et le ministère de la Guerre donnèrent des instructions en ce sens. Mais il se trouva que le consul de France à Tanger, De Chasteau, n'était pas d'accord. Il allait affréter des bateaux pour ramener ce qui restait des Béni-Amer à Oran. Puis son gendre, Léon Roches, qui le remplaça un moment, poursuivit l'opération de rapatriement. Il raconte que les familles des Béni-Amer mouraient littéralement de faim, qu'il reçut une délégation qui lui dit :  « Il vaut mieux nous tuer ici que nous renvoyer au milieu des Marocains qui déshonoreront nos femmes sous nos yeux, nous assassineront et vendront nos enfants car c'est ainsi qu'ils ont agi à l'égard de nos frères. »5 Devant les cris d'orfraie du GG et des généraux (le plus haineux à l'égard des Béni-Amer étant sans conteste Pélissier, qui commandait l'Oranie6), Roches eut recours à des passeurs clandestins qui guidèrent les émigrés chez les Béni-Snassen et les Béni-Bouyahi, tribus rifaines en révolte contre le roi, qui leur firent passer la Moulouya.

« En tenant compte de ce qu'ils étaient, les Béni-Amer n'existent plus. » Ainsi pouvait s'exprimer Cavaignac après ce désastre. Combien les Béni-Amer perdirent-ils d'hommes au cours de cette expédition ? Difficile de le savoir avec précision, mais on peut s'en faire une idée en comparant le nombre de tentes (combien de personnes pouvait contenir une tente ? On s'accorde à le situer entre 7 et 10) avant et après la « nakba » -catastrophe : 4200 en 1844 ; 3800 en 1851 ; déficit 400. Sachant que le nombre de tentes émigrées était de 1200, c'est donc le tiers des émigrés qui a disparu.7

Quant aux terres confisquées, il est difficile d'en avoir un compte précis, le cadastre n'existant pas ; de plus, les terres de parcours n'étaient pas toujours clairement différenciées des terres d'exploitation. D'après les premières estimations faites en 1851 par les Bureaux arabes, il est raisonnable d'avancer le chiffre de 100 000 ha de bonnes terres bien grasses qui tombèrent dans un premier temps dans l'escarcelle de la colonisation. Encore que la spoliation ne fît que commencer.

L'Oranie devint ainsi la « forteresse de la colonisation », ainsi que le souhaitait Pélissier. Le sénatus-consulte de 1863 officialisait les prélèvements fonciers déjà opérés au profit de la colonisation ; mais les tribus étaient reconnues « propriétaires des territoires », détenus à titre familial ou collectif. Il est vrai que Napoléon III, lors de son second voyage en Algérie (1865), avait dit, parlant des autochtones : « Nous ne permettrons pas que cette race fière et généreuse subisse le sort des Indiens d'Amérique... Ce sont les Européens qu'il faut cantonner, pas les Arabes ». Et il avait donné des instructions précises en ce sens. Mais les GG successifs -en particulier Pélissier, encore lui !, et Mac-Mahon- s'attachèrent à les saboter systématiquement. On estime qu'en vingt ans -de 1851 à 1871- les autochtones de l'Oranie perdirent encore les 2/5 de leurs terres. Puis la République vint qui donna un coup de fouet à la colonisation dans son sens le plus brutal. Des milliers de Français, d'Espagnols, de Maltais, d'Italiens, d'Allemands et de Suisses arrivèrent qui se partagèrent les dépouilles des Béni-Amer.

Profondément déstructurée, ruinée, spoliée, la prestigieuse tribu des Béni-Amer n'existait plus. Elle venait, sans le savoir, de faire l'expérience de l'implacable logique qui sert de propédeutique obligée au développement du Capital : la séparation violente du producteur d'avec ses moyens de production. Alors, de nombreux fils des fiers guerriers d'antan découvrirent qu'il ne leur restait plus d'autre richesse que celle de leurs bras, leur force de travail. Ils se résolurent, la mort dans l'âme, à la mettre à disposition d'autrui en échange de quelque menue monnaie. Prolétarisés, ils durent louer leurs bras à ceux-là mêmes qui occupaient à présent leurs terres, ces étrangers arrivés on ne sait d'où et qui les traitaient, eux les autochtones, en parias. Cruel destin.

Mais il est une autre face de cette spoliation historique qu'il convient de savoir regarder. En se dissolvant, la tribu a libéré ses membres des liens très étroits qui les unissaient fermement. La tribu a perdu sa 'Açabiya pour parler comme d'Ibn-Khaldoun. Dans le groupe agnatique, en effet, les rôles sociaux sont distribués depuis toujours ; aucun membre ne peut faire autrement que d'occuper la place et le rôle qui lui sont assignés. La contrepartie de cet ordre d'airain est que chacun possède un statut qui lui épargne les doutes et l'angoisse. Mais que le groupe se défasse et les membres perdent leur statut. Alors, s'ouvre une faille vertigineuse, celle de l'interrogation sur soi, sur ce que l'on est, doublée de celle sur ce qu'il faut faire, comment agir.

Le philosophe Gilles Deleuze a parfaitement analysé ce phénomène de perte de statut social et de ce qu'il engendre chez celui qui est devenu, soudain, un individu.8 Il prend pour illustration le cas des Noirs américains délivrés de l'esclavage après la guerre de Sécession (1865). L'esclavage, si inhumain fût-il, donnait au Noir un statut ; son rôle, sa place étaient bien définis. Les rapports esclavagistes étant abolis, comment le Noir va-t-il vivre sa nouvelle situation ? Deleuze nous dit qu'il la vivra sur le mode de la plainte dont la figure poétique est l'élégie. (L'élégie est un poème libre, écrit dans un style simple qui chante les plaintes et les douleurs de l'homme, les amours contrariés, la séparation, la mort.) La signification profonde de cette plainte est, ajoute le philosophe, l'incapacité de l'homme à faire face à ce qui lui arrive : « Ce qui m'arrive est trop grand pour moi. » L'élégie du Noir américain libre va éclater dans le Blues.

Les références au Blues pour caractériser le Raï sont courantes mais aucune n'atteignait à ce niveau de rationalité que nous ouvre l'analyse de G. Deleuze. Le Blues dérive des chants des ouvriers du coton, dans le delta du Mississipi. Le mot Blues vient de l'expression anglaise « blue devils » qui signifie « idées noires ». Il a une origine incontestablement rurale ; de plus, il est le produit de diverses influences : africaine, celtique (irlandaise et écossaise) et... asiatique ! Car on note de plus en plus l'influence de la culture amérindienne sur ce genre musical. Avec les mouvements de migration de Noirs du sud vers les villes du nord (particulièrement Chicago et Detroit), le Blues va troquer son instrumentation simpliste pour la guitare et la basse électriques, la batterie et l'harmonica, instrumentation « classique » que popularisera Muddy Waters, le grand maître du Blues électrique, dit de Chicago. La fortune du Blues était dès lors faite et son influence sera énorme : il sera à la base du Rock'n Roll et de la Pop Music anglo-saxonne qui envahiront le monde (les Rolling Stones ne cessent de rendre hommage à leur maître, Muddy Waters).

Qu'en est-il du Raï, maintenant ? D'abord, la signification du mot : raï veut dire en général opinion et rayi (que l'on retrouve de façon systématique et lancinante dans tous les opus de Raï) veut dire mon opinion. Il semble bien qu'à l'origine, aller écouter du Raï signifiait que l'on allait écouter la voix de la raison, celle de bon conseil qui vous guide dans le droit chemin. Mais c'est dire, par là, que l'on cherchait une voie, que l'on avait besoin d'une aide pour faire des choix dans la vie. C'est pour cela que le terme le plus approprié pour rendre le mot raï est sans conteste le mot choix. C'est ce qui apparaîtra de façon éclatante lorsque le Raï prendra son essor et que se multiplieront ses interprètes. Si l'on examine, d'autre part, le texte d'une chanson de Raï, on y retrouvera des invariants qui sont, systématiquement, une lamentation sur les conséquences d'un choix. Ce qui nous ramène au descendant des Béni-Amer prolétarisé, livré à lui-même et qui découvre ce qu'il faut bien appeler la liberté, c'est à dire une capacité de choix. Avec la décharge d'angoisse et/ou de remords qu'elle génère, maintenant que les repères traditionnels ont été abolis.

Le Raï moderne avec son instrumentation électrique (guitare, synthétiseur) a suivi une voie homologue à celle du Blues. Comme ce dernier, il est d'origine rurale ; au départ, il y a des ouvriers agricoles qui triment dans les grandes propriétés coloniales de l'Oranie : moissons, vendanges, cueillette. Ces ouvriers sont des Béni-Amer ruinés et prolétarisés mais ce sont également des saisonniers venus d'un peu partout, et même du Maroc (surtout du Rif). Un brassage s'opère ainsi qui est aussi celui des genres : car, fait remarquable et même inouï, des femmes travaillent désormais aux côtés des hommes. Et les ouvriers -phénomène universel- chantent pour se donner du cœur au ventre. Que pouvaient-ils chanter ?

De même que les ouvriers Noirs ne pouvaient chanter du Gospel ou des Negro Spirituals, encore moins des ballades celtiques, les ouvriers agricoles des plaines de l'Oranie ne pouvaient chanter les longs poèmes de Chi'r melhoun -que l'on rend assez improprement par poésie populaire- qui étaient -sont encore- l'apanage de l'Oranie. Le Chi'r melhoun est certainement le produit de la dégradation de la poésie épique des Béni-Hillal ; on en retrouve les traces thématiques probantes -portrait de la bien-aimée, éloge du clan, de la vie bédouine...- dans les qacidates -longues pièces poétiques- de tous les maîtres de ce genre poétique. À partir de la deuxième moitié du XIX° siècle, le Melhoun commence à intégrer des thèmes nouveaux et adopte une métrique plus légère et moins convenue. Incontestablement, cette révolution est le fait du barde des Béni-Amer, Mostefa Benbrahim ; elle sera prolongée au XX° siècle par Abdelkader El Khaldi. Ces transformations vont ouvrir la voie à un changement capital : la mise en musique de cette poésie avec des instruments modernes marquera la naissance du genre dit Oranais moderne -Wahrani 'asri.

Le maître de cette révolution est Lahouari Blaoui qui introduira le piano, la guitare, l'accordéon, l'orgue là où il n'y avait que deux flûtes en roseau et un tube fermé par une peau de lapin en guise de percussion. Influencé par les rythmes exotiques -flamenco, boléro, rumba, mambo- Blaoui va également y soumettre (à doses homéopathiques, certes) les textes du Malhoun. Si Blaoui chantait encore et toujours les vieilles qacidates du Melhoun, il n'en aura pas moins renversé un tabou de taille dans une société arabe dont le maître mot est l'imitation des anciens. Ce faisant, Blaoui allait ouvrir un boulevard aux « Mafrakh », ces « petits bâtards » (comme les appelaient les vénérables cheikhs, selon Saïm El Hadj), ouvriers pour la plupart, qui ne pouvaient exciper d'une naissance dans une famille de grande tente, qui n'avaient aucun respect des anciens cheikhs et des règles d'apprentissage de la « sanaa » -le métier d'artiste- et qui bricolaient des textes sans queue ni tête. Exactement comme les premiers bluesmen. Les textes des chansons raï n'ont, en effet, plus rien à voir avec la poésie courtoise et délicate du Melhoun. Ils sont violemment lubriques, sans concession à la bienséance pudibonde des Arabes ; ils chantent les amours adultères, le vin, l'ivresse, la violence des rapports sociaux, la débauche des sens. « Celui qui ne s'est pas enivré et n'a pas connu le désir ferait mieux de crever » résume la chanteuse Rimitti (« Elli ma sker wa tmahan el mout kheïrlah »).

Le Raï n'est donc pas la continuation du Melhoun, y compris dans sa forme moderne du Wahrani. Comme le Blues n'est pas la continuation du Gospel ou du Negro Spirituals. Certes, de l'un comme de l'autre, des influences multiples ont présidé à la naissance. Mais justement, c'est cette accumulation de facteurs qui a rendu possible le saut qualitatif qui a donné naissance à une chose nouvelle, originale, qui ne peut se rapporter à aucune autre. 9




1Les développements sur les Béni-Amer sont documentés à partir de : Histoire des Berbères d'Ibn-Khaldoun, la mère de toutes les références ; Les Arabes en Berbérie de Georges Marçais ; Les siècles obscurs du Maghreb de Emile-Félix Gautier ; le grand classique Histoire de l'Afrique du Nord de Charles-André Julien et l'excellent article Historique des Beni Amer d'Oranie, des origines au sénatus-consulte de Pierre Boyer, in la Revue de l'Occident musulman et de la Méditerranée.
2Toutes les citation, in P. Boyer : Historique des Béni-Amer
3Idem
4Idem
5Lettre au ministre des AE, 19 janvier 1849 ; in P. Boyer, op. cité
6« Et voilà que nous sommes encombrés d'une population famélique qui ne pourra jamais voir dans d'autres mains les terres de ses pères sans que la rage et le désir de se venger ne lui dévorent le cœur... La protection du consulat de Tanger ne leur fera pas oublier que nous sommes les détenteurs de leur sol et qu'il y a du sang entre nous. » (Lettre du 28 octobre 1848). Idem
7Idem
8Gilles Deleuze : Abécédaire (DVD)
9Pour de plus amples développements sur les aspects musicologiques et instrumentaux du Raï, on consultera avec profit les écrits de deux chercheurs témouchentois pur sucre :
Boumédiène Lechech, musicologue-chercheur dont on trouvera un article sur la musique bédouine ici : http://www.socialgerie.net/spip.php?article708 et un article sur le Raï ici : http://www.socialgerie.net/spip.php?article529 ;
Mohamed Kali, inspecteur de l'enseignement dont on pourra trouver les écrits sur le Raï (je n'ai pas les liens) dans les archives du journal El Watan.