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L'ancien se meurt, le nouveau ne parvient pas à voir le jour. Dans ce clair-obscur surgissent des monstres.
Antonio Gramsci

vendredi 22 avril 2011

DU DROIT D'ÊTRE ÉTRANGER





À propos de "Du droit d'être étranger", essai sur le concept kantien d'un droit cosmopolitique de Stéphane Chauvier (Éditions L'harmattan)

Article publié in revue "Hommes et migrations"


Diogène le Cynique, à qui l'on demandait d'où il était, eut cette réponse historique: "je suis citoyen du monde".
Zénon de Citium, le fondateur de l'école stoïcienne, quant à lui, pensait autrement cette citoyenneté du monde, si l'on en croit Plutarque. Zénon, en effet, professait que les hommes ne devaient plus vivre dans des cités séparées ou en peuplades régies par des lois différentes mais se devaient, au contraire, de tendre à ne plus former qu'un seul peuple, une seule cité, gouvernés par par un seul mode de vie, un seul ordre.

Avec ces deux philosophes grecs, la notion de cosmocitoyenneté apparaissait en donnant immédiatement à voir ses deux versants:
-d'une part, le cosmopolitisme individualiste et anarchiste des Cyniques, leur refus de tout lien, de toute obédience à une quelconque hiérarchie, de toute appartenance à une cité ou un État et leur exaltation de l'individu;
-d'autre part, le cosmopolitisme collectif et solidariste des Stoïciens, leur affirmation d'une "cité-monde" dont procèderaient tous les hommes à égalité de statut.

Si le cosmopolitisme des Cyniques semble, à première vue, régressif en ce qu'il tend à réduire les humains à des oiseaux migrateurs, sans feu ni lieu, celui des Stoïciens peut apparaître comme progressif dans la mesure où il exalte le sentiment communautaire et l'égalité des hommes.

Si le premier semble aller à contre-courant de l'Histoire en se maintenant sur les cimes d'une utopie dangereuse, le second paraît bien avoir reçu, à maintes reprises, une confirmation de l'Histoire : pour les Anciens, en tout cas, l'empire d'Alexandre ou celui de Caracalla étaient bien la traduction en actes de la cosmocitoyenneté des Stoïciens. Plus près de nous, les idées de la révolution de 1789 ou celles issues de l'enseignement de Marx ne tendaient pas à autre chose.

Mais c'est au 18 ème siècle, avec le développement de la philosophie politique, que le concept d'un "droit cosmopolitique" de l'individu allait voir le jour. On sait que c'est Emmanuel Kant qui le nomma et en fit l'objet de sa réflexion, particulièrement dans les "Premiers principes métaphysiques de la doctrine du droit".

Dans son essai intitulé "vers la paix perpétuelle", Kant estimait que les relations entre les États devaient, pour aboutir à une situation de paix perpétuelle, non seulement sortir de leur état de nature et de violence originel et adopter un code de bonne conduite, mais encore et surtout se donner des institutions internationales permanentes et contraignantes : d'où son idée d'une "société des nations" dont on sait la fortune qu'elle connut. 

Mais Kant soutenait également que, si les États sont bien les acteurs de la société internationale, les personnes privées le sont également, car si l'individu a vocation à vivre dans un État, il n'a pas, pour autant, vocation à n'avoir de relations qu'avec les membres de son État. Ces relations "transnationales", c'est à dire celles qui peuvent se nouer entre les membres des différentes communautés politiques de la Terre, devraient, selon lui, être juridifiées, subsumées par un "droit cosmopolitique". Ce disant, Kant était le premier penseur à reconnaître que l'homme était un animal à vocation politique plus large que celle qui n'avait pour cadre d'exercice que la seule communauté étatique où il vivait. Avec Kant, l'homme devient un animal cosmopolitique.

Mais si l'homme dont parle Kant est l'homme du droit, c'est à dire l'homme qui s'est donné un droit positif et l'a donné en même temps à l'État -pour le dire d'un mot, l'homme de Kant est le citoyen de l'État républicain-, qu'en est-il du droit de cet homme lorsqu'il devient étranger ? Comment concilier le principe du droit et la limitation géographique et politique de la citoyenneté ? Pour l'essentiel, et dans le développement en fait très succinct que Kant a consacré à cette question, il apparaît que ce "droit cosmopolitique" a pour but d'instituer les "conditions d'une hospitalité universelle", qu'il repose sur ce qu'il nomme un "droit de visite", mais n'enveloppe aucun "droit d'installation ou de résidence". Sur cette base, Kant fustige le colonialisme européen et juge fondée en droit l'attitude de fermeture de la Chine et du Japon, compte tenu du risque qu'ils auraient encouru en ouvrant leurs portes aux Européens.

Cette thèse kantienne du "droit cosmopolitique", Stéphane Chauvier se propose de "l'étoffer" quelque peu et "d'élargir son champ d'application" pour tenter d'élaborer à partir d'elle une "éthique juridique du cosmopolitisme". Par le terme "d'éthique juridique", l'auteur entend désigner ce que la pensée politique et juridique a longtemps nommé "théorie du droit naturel", notion qu'il convient maintenant d'abandonner étant donné l'ambiguïté de ses présupposés.

"Construire une éthique juridique du cosmopolitisme consisterait dès lors à tenter d'atteindre un point de vue impartial, en posant pour elle-même la question de ce que les étrangers qui souhaitent investir, travailler ou séjourner dans un pays sont en droit d'exiger de lui et ce que, à l'inverse, les nations sont en droit d'imposer ou d'opposer aux étrangers qui souhaitent séjourner chez elles." Stéphane Chauvier considère, en effet, qu'une telle entreprise théorique est nécessaire en ces temps où la perspective d'une société mondiale, d'une planétarisation de la société civile, d'une accélération inouïe des mouvements des capitaux, des biens matériels et intellectuels et des humains est perçue, tour à tour comme un espace de communication et de fraternité universelles ou comme les prémisses d'une compétition sauvage et impitoyable.

Soumettant les catégories de la pensée politique et juridique moderne et contemporaine à un examen serré, scrutant la réalité des rapports mondiaux d'aujourd'hui, l'auteur aboutit à une conclusion qui réitère le double principe kantien d'un droit cosmopolitique : le droit de l'homme à être étranger et le droit des États à soumettre l'étranger aux conditions propres à préserver les droits fondamentaux de leurs membres.

Si l'équilibre de la formule kantienne et sa prudence sont ainsi conservés, c'est bien parce que les conditions historiques dont la pensée kantienne reflétait et anticipait, à la fois, les formes, n'ont pas disparu ni n'ont produit leurs pleins effets.



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