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L'ancien se meurt, le nouveau ne parvient pas à voir le jour. Dans ce clair-obscur surgissent des monstres.
Antonio Gramsci

jeudi 7 mars 2013

PROLÉGOMÈNES À TOUTE STRATÉGIE POLITIQUE QUI VOUDRA SE PRÉSENTER SOUS LES ESPÈCES DE LA RADICALITÉ EN ALGÉRIE

                                         Wassily Kandinsky : La vie mélangée

Avertissement : ce qui suit est une simple réflexion sur ce que pourraient être les orientations très générales d'une vraie opposition communiste au pouvoir militaro-policier algérien.
 
 
 
ÉTAT DES LIEUX
 
L' Algérie d'aujourd'hui est, sur tous les plans, économique, social, politique, idéologique, dans un entre-deux. La sortie du « socialisme » de la misère et le libre développement d'un capitalisme national qui clarifierait tous les enjeux, sont, en effet, constamment contrariés par une caste compradore qui a fait main basse sur un État écrasant et parasitaire. Mixte de séquelle coloniale, de superstructure de type socialiste et de despotisme patriarcal asiatique, mais encore lieu de réalisation et d'initiation de la corruption qui gangrène tout le corps social, l'État algérien est le problème principal du pays. Pourquoi ? Parce que c'est lui seul qui règne en maître sur la vie économique et sociale du pays, sur la vie politique, sur la vie culturelle et cultuelle. Un État-Léviathan. Un monstre dont la nature propre est tout entière coulée dans une seule détermination : l'hégémonisme.
 
-Hégémonisme politique : la caste dirigeante n'entend laisser aucun espace d'expression libre à personne. Pour ce faire, elle n'a qu'une méthode, la répression brutale (quitte à tenter de récupérer l'impétrant après l'avoir fait plier par la force).
 
-Hégémonisme idéologique : la caste dirigeante prétend détenir la vérité dans tous les domaines et entend parler pour toutes les couches et classes de la société algérienne. Sa méthode préférée est la surenchère permanente (plus révolutionnaire que les communistes, plus religieuse que les religieux, plus amazighe que les berbéristes, etc.).
 
-Hégémonisme économique : la caste dominante s'ingénie à ne laisser que le minimum d'espace économique -les activités les moins lucratives- à la libre initiative des individus.
 
Sur tous ces plans, la caste dirigeante n'hésite jamais à recourir aux moyens les plus extrêmes. En effet, nourrie depuis des décennies à sa propre idéologie de la suprématie de l'action directe -la violence-, elle n'a qu'une façon d'aborder et de résoudre les problèmes socio-politiques : la guerre contre tous ceux qui contestent son ordre totalitaire. Le pouvoir d'État algérien est, en ce sens, en tout point l'homologue du pouvoir colonial -« La seule négociation, c'est la guerre ! », disait F. Mitterrand en 1954-, aussi sourd et aveugle que lui, aussi plein de morgue et de mépris à l'égard de « l'indigène ».
 
Que faire contre un tel pouvoir ? Avant d'examiner la question, un rappel historique et théorique s'impose.
 
DE QUELQUES CONSIDÉRATIONS HISTORICO-THEORIQUES
 
La cause est désormais entendue. Les expériences socialistes se réclamant du marxisme ont échoué. Mais échoué à quoi ? La réponse est : à ouvrir la voie à la société communiste. Qu'est-ce que la société communiste ? Une aimable mais fumeuse utopie ? Marx définissait le communisme comme « le mouvement réel qui abolit l'état de choses existant ». Autrement dit, rien n'échappe à l'historicité, tout est transitoire, les hommes comme les systèmes sociaux qu'ils se donnent. Y compris le socialisme prétendument scientifique de l'URSS (la preuve !). Y compris le capitalisme de notre époque dont le triomphalisme et les vociférations imbéciles, style « la fin de l'histoire », ne l'empêcheront pas de s'entendre administrer l'extrême onction et d'être mis en terre.
 
La vulgate kominternienne fondatrice de la théorie du socialisme et largement diffusée à travers le monde, disposait : 1) le prolétariat devra s'emparer du pouvoir pour briser la machine étatique bourgeoise 2) entreprendra l'édification du socialisme 3) afin de faire advenir la société communiste. De qui s'est autorisée cette conception ? De celle de Lénine, exposée dans son livre « l'État et la révolution » -qui eut une immense influence sur les mouvements révolutionnaires- elle-même extrapolée de la « Critique du programme de Gotha » de Karl Marx.
 
Pourtant, à relire attentivement ces "gloses marginales" (Marx avait hâtivement annoté le projet de programme qui devait être présenté au congrès d'unification des deux partis ouvriers allemands, l'Association générale des travailleurs de Ferdinand Lassalle, et le Parti ouvrier social démocrate d'August Bebel et Wilhelm Liebknecht), ce séquençage de la révolution en deux temps -socialisme puis communisme- n'existe pas : certes Marx parle de "première phase" et de "phase supérieure" mais il précise bien qu'il s'agit de la "société communiste".
 
Il écrit : « Dans la phase supérieure de la société communiste, quand auront disparu l'asservissante subordination des individus à la division du travail et, avec elle, l'opposition entre le travail intellectuel et le travail manuel; quand le travail ne sera pas seulement un moyen de vivre, mais deviendra lui-même le premier besoin vital; quand, avec le développement multiple des individus, les forces productives se seront accrues elles aussi et que toutes les sources de la richesse collective jailliront avec abondance, alors seulement l'horizon borné du droit bourgeois pourra être définitivement dépassé et la société pourra écrire sur ses drapeaux "De chacun selon ses capacités, à chacun selon ses besoins ! " (souligné par moi).
 
Ce qui précède semble bien être une description de la société communiste telle que l'aura préparée la première phase, c'est-à-dire le socialisme. Sauf que Marx a toujours dit que la société communiste sortira des "flancs" de la société bourgeoise capitaliste. Par ailleurs, Marx s'est toujours refusé à l'exercice consistant à construire une société dans sa tête. Si l'on y regarde de plus près, cette longue -et célèbre- phrase intervient au terme d'une critique serrée de notions confuses qui sont, pour Marx, des notions bourgeoises. La phrase qui suit immédiatement éclaire le propos et la visée de Marx : "Je me suis particulièrement étendu sur le « produit intégral du travail », ainsi que sur le « droit égal », le «partage équitable », afin de montrer combien criminelle est l'entreprise de ceux qui, d'une part, veulent imposer derechef à notre Parti, comme des dogmes, des conceptions qui ont signifié quelque chose à une certaine époque, mais ne sont plus aujourd'hui qu'une phraséologie désuète, et d'autre part, faussent la conception réaliste inculquée à grand-peine au Parti, mais aujourd'hui bien enracinée en lui, et cela à l'aide des fariboles d'une idéologie juridiqueou autre, si familières aux démocrates et aux socialistes français."
 
Il s'agit donc clairement d'une dénonciation de ce que Marx voit comme une tentative de contamination du parti ouvrier allemand par le retour aux catégories bourgeoises dissimulées derrière l'idéologie juridique à la française, c'est-à-dire celle de l'égalité. Le passage "fariboles des démocrates et socialistes français" fait une référence évidente, entre autres, à la formule de Louis Blanc -"De chacun selon ses capacités, à chacun selon ses besoins"- que ce dernier pensait pouvoir concrétiser à travers ses fameux -et fumeux- "ateliers nationaux". On comprend bien que si Marx l'a reprise, ce n'est pas pour caractériser la société communiste, mais dans un but polémique: ce n'est pas avec tes ateliers nationaux (à la gomme) que tu réaliseras ta devise, mais seulement à l'ombre de la société communiste, dit-il implicitement à Louis Blanc.
 
Ainsi s'éclaire le sens de la première phrase : ce qui y est dit, ce n'est donc pas une description de la société communiste telle qu'elle devra être, mais l'énoncé de ses conditions de possibilité, ses conditions transcendantales, comme diraient les philosophes. Et la condition de ces conditions se ramène à l'axiome fondamental que Marx n'a jamais cessé de marteler -mais que Lénine et Gramsci ont choisi d'ignorer-, celui qui énonce qu'une formation sociale ne disparaît jamais avant d'avoir développé toutes les forces productives qu'elle peut contenir.
 
Les révolutionnaires du début du 20ème siècle étaient face à un dilemme : soit laisser le capitalisme se développer -mais alors l'État bourgeois se renforcerait concomitamment-, soit profiter du faible développement du capitalisme -et de la faiblesse subséquente de l'État bourgeois- pour s'emparer du pouvoir par la force, quitte à impulser ensuite le développement des forces productives par l'incitation de l'État et sous son autorité. On sait que c'est la seconde proposition qui a été privilégiée et qui a été nommée « socialisme ». Mais les acceptions de cette notion étant déjà nombreuses, les communistes, pour différencier leur conception propre de celles des autres mouvements, lui accolèrent l'épithète de « scientifique ». Marx, lui, n'a jamais utilisé les termes de « socialisme scientifique » que dans un but polémique, essentiellement pour railler les prétentions de ses adversaires, entre autres Proudhon qui est, lui, le véritable inventeur de la notion de « socialisme scientifique ». (Il est vrai, toutefois, qu'Engels l'utilisera, imprudemment).
 
D'où les gloses interminables, dans le mouvement communiste international, sur les déterminations du socialisme véritable, la vulgate kominternienne étant régulièrement réécrite afin de ne pas fermer la porte de la famille socialiste aux nouveaux États issus de la décolonisation. On inventa pour ces derniers les notions de « démocratie révolutionnaire », « révolution nationale démocratique », « voie non capitaliste de développement », pour les différencier des pays du socialisme «scientifique».
 
Aujourd'hui, tout cela s'est effondré avec une rapidité phénoménale et il ne demeure dans le lit de l'oued que ses galets, comme dit l'adage algérien. Le « mouvement réel qui abolit l'état de choses existant » a repris ses droits. Le jugement de l'Histoire a été implacable. Le socialisme -qui n'existait pas chez Marx, encore une fois- a été effacé de par le monde ; il ne subsiste plus qu'à titre de curiosité sympathique, comme à Cuba -qui s'ouvre lentement et sûrement au capitalisme- et à un degré moindre au Venezuela.
 
PHARES ET BALISES POUR L'ACTION
 
Pourquoi ce rappel ? Le passé pesant d'un poids très lourd sur le cerveau des vivants, comme disait Marx, il est nécessaire de mettre en garde contre la tentation de rejouer une partition obsolète, de convoquer les fantômes pour un nouveau tour de piste, aussi inutile que coûteux. Une gauche radicale, en Algérie, aujourd'hui, a autre chose à faire qu'à tenter de ramener les morts à la vie. Et un petit détour par Marx lui fournirait sûrement quelques clés essentielles pour penser et mener le combat social et politique.
 
Et d'abord celle-ci que Marx a constamment réaffirmée : la tendance générale du mouvement réel -l'Histoire- est une marche vers la société sans classes. Cette société sans classes, Marx la voit sous les espèces de la liberté et de l'absence d'exploitation du travail d'autrui. Mais pour que la liberté se réalise, il faut que l'État -machine d'oppression de classe- ait disparu. D'autre part, pour que cesse l'exploitation du travail d'autrui, il faut une appropriation par la société (et non par l'État ou un parti) des moyens de production, en sorte que cette dernière -la société- devienne une association de producteurs libres, seule capable de régler ses rapports avec la nature de façon rationnelle.
 
Nous sommes là aux antipodes du socialisme tel qu'il a existé et dont les caractéristiques les plus fortes ont été un renforcement monstrueux de l'État aux dépens d'une société civile réduite à rien, le tout dans une pénurie économique endémique. Marx avait prévenu : le haut niveau de développement des forces productives « est une condition pratique absolument nécessaire, parce que sans lui l’indigence et la misère deviendraient générales et on verrait fatalement renaître la lutte pour le nécessaire : ce serait le retour de toute la vieille misère. » (In «L'idéologie allemande »).
 
[N.B. En 1956, lors du XX ème congrès du PCUS, Khrouchtchev (re)découvrait cette mise en garde de Marx. Il s'exclama, au milieu de son discours : « De quel communisme parle-t-on alors qu'il n'y a ni galette ni beurre ? » Il paraît qu'un délégué aurait ajouté : « Ni saucisson ! ».]
 
Et Engels, de son côté, mettait en garde contre la tentation putschiste en ces termes extraordinairement prémonitoires : Il est faux et dangereux de considérer une « révolution comme un coup de main d’une petite minorité révolutionnaire », car si c'était le cas « il s’ensuivra automatiquement que son succès devra inévitablement être suivi par la mise en place d’une dictature – non pas, il faut le remarquer, de toute la classe révolutionnaire (le prolétariat), mais du petit nombre de ceux qui ont effectué le coup de main et qui de plus sont eux-même organisés sous la dictature d’une ou de plusieurs personnes. » (F. Engels in Der Volksstaat n° 73, 26 juin 1874, où il s'en prend aux conceptions d'Auguste Blanqui). C'est à se demander si Lénine a jamais lu cet article ! C'est l'histoire même des socialismes que F. Engels écrivait par anticipation. Toute tentative d’accomplir une révolution sociale sans les préalables économiques (haut niveau de développement des forces productives) et les préalables sociaux (les classes laborieuses représentant la majorité de la population) mènera inéluctablement à une nouvelle dictature.

 
DU COMBAT POLITIQUE ET DE SES ORIENTATIONS GÉNÉRALES

 
Ce qui précède étant admis, la direction générale de l'action politique pour les adeptes d'une gauche radicale est clairement tracée : leur tâche historique sera de faire mûrir et de réaliser la renaissance de la société civile. Une société civile qu'il faut arracher à la domination mortifère d'un État totalitaire, car sans ce préalable, rien ne sera possible. Pour cela, il faudra conquérir toujours plus d'espaces d'expression associatifs autonomes dans tous les domaines, travailler à l'émergence de vrais pouvoirs locaux élus -conseils municipaux, de wilayas, régionaux- dotés de réelles prérogatives. La redistribution des pouvoirs à l'intérieur de la société est non seulement la marque des pays démocratiquement avancés mais est une nécessité ontologique pour une société civile consciente d'elle-même et responsable.
 
[N.B. La régionalisation du pays est une revendication profondément démocratique ; elle répond au souhait légitime des habitants de promouvoir leur région, sa culture, son génie propre. Baisser pavillon sur cette revendication face au chantage à la désintégration du pays, serait faire preuve de pusillanimité; l'unité du pays est bien plus menacée par la perpétuation du système totalitaire mafieux que par la déconcentration et la décentralisation des pouvoirs.]
 
Dans un pays qui s'est fermé à l'exercice de la politique civilisée depuis des décennies, face à un pouvoir adepte d'une culture de la violence débridée qu'il a démarquée de la période coloniale et généralisée, la seule stratégie gagnante sera celle qui consistera à isoler toujours plus la caste militaro-compradore régnante. Ce qui signifie travailler patiemment à l'émergence d'un large et puissant mouvement de masse pacifique et éviter de tomber dans le piège mortel des provocations militaro-policières incitatrices à la violence. Le magnifique exemple égyptien devrait inspirer tout le monde : le dictateur mafieux, sa famille, son immense armée, ses cohortes innombrables de mouchards et son appareil tentaculaire des Moukhabarates, ont capitulé devant le peuple rassemblé sur la place publique. Ce sont bien les masses qui font l'histoire.
 
L'exemple égyptien pourra également inspirer une gauche radicale future sur la dangerosité et l'inanité des débats abstraits sur un texte constitutionnel. Ces débats, outre qu'ils ne régleront aucun des problèmes complexes (place de la religion, de la femme...) qui se posent à tous les pays arabes, risquent surtout de provoquer des fractures terribles dans ces sociétés fragilisées par des siècles de despotisme. Ne suffit-il pas que les acteurs politiques s'entendent sur un certain nombre de principes qui feraient consensus, comme la liberté de conscience et d'expression, l'égalité devant la loi, la séparation des pouvoirs, le caractère électif des fonctions d'autorité et de contrôle, la capacité pour les citoyens de renvoyer les élus défaillants à leurs foyers, etc. et de laisser faire la vie ?
 
[N.B. Une forme de lutte citoyenne originale est apparue dernièrement : quand les habitants de telle commune sont excédés par l'impéritie et la corruption de leur municipalité, ils ferment la mairie et renvoient personnel et « élus » chez eux, tout simplement ! Ils disent « Ghleqnalha rab'ha ». C'est dit !]
 
[N.B.² La preuve qu'il n'est pas besoin d'un texte constitutionnel pour qu'un pays se dirige correctement nous est administrée par le Royaume Uni qui ne possède pas de constitution écrite.]

 
DE LA LUTTE IDÉOLOGIQUE
 
 
La lutte politique ne se conçoit pas sans combat opiniâtre sur le plan des idées. Là également, l'État-Léviathan est en première ligne, qu'il faudra affronter. Toute lutte idéologique passe nécessairement par la délégitimation du pouvoir en place et tout pouvoir d'État prétend toujours se placer au-dessus des intérêts particuliers. Mais, en général, il suffit d'un peu de temps pour que la véritable nature de classe de cet État se dévoile et que commencent à tomber les illusions le concernant. Aujourd'hui, s'il restait encore des illusions chez certains Algériens sur la nature du pouvoir d'État, les énormes scandales de corruption mettant en cause le premier dirigeant du pays et sa camarilla, ainsi que le chef de la SM soi-même, les feront tomber. Comme tomberont les illusions sur le caractère prétendument "patriotique" de ce pouvoir.
 
[N.B. Bouteflika et son tout-puissant ex-ministre de l'Énergie, Chakib Khellil, nés tous deux à Oujda, étaient des voisins et des amis intimes d'enfance. Khelil a entrepris des études aux USA et n'a mis les pieds en Algérie, pour la première fois de sa vie, qu'en 1973. Pour en repartir quelques années après pour la Banque mondiale. D'où Bouteflika le tirera en 1999 pour faire de lui son ministre de l'Énergie. Selon Hocine Malti (in interview à Berbère TV), on est fondé à estimer que Khelil était en mission commandée par les USA : faire tomber, au moyen de sa fameuse loi, le pétrole algérien dans l'escarcelle yankee et, par effet domino, faire éclater l'OPEP. La bombe que représentait cette loi pour l'OPEP a d'ailleurs motivé l'intervention d'Hugo Chavez auprès de Bouteflika. Rappelons que Bouteflika a paraphé cette loi qu'il n'a pas -encore- promulguée.]
 
Le point nodal de cette lutte idéologique consistera à ruiner le roman national -le story telling- que l'État-Léviathan a écrit et imposé pour s'assurer une légitimité naturelle et éternelle. Se posant comme la libératrice du pays, la caste dominante s'est, en effet, octroyé un droit de propriété à vie sur l'Algérie. Si les Algériens veulent se réapproprier leur pays et redevenir les acteurs de leur propre histoire, ils devront nécessairement mettre un terme définitif aux mythes des prétendus libérateurs. Ceux qui ont pris le pouvoir par un coup de force lors de l'indépendance du pays et qui se perpétuent jusqu'à aujourd'hui n'étaient pas des combattants ; c'étaient, pour la majorité d'entre eux, des planqués des frontières et des faux moudjahidines.
 
[N.B. Boukharrouba, alias Boumédiène, en est convenu lui-même dans un discours aux « cadres de la nation », dans lequel il s'étonnait que plus on avançait dans le temps, plus il y avait de moudjahidines, ce qui est un défi aux lois de la nature, dit-il. On sait que c'est le courageux Mohamed Saïd Maazouzi, alors ministre des Anciens combattants, qui avait, le premier dénoncé le scandale et pressé Boukharrouba de prendre les mesures adéquates pour écarter les escrocs. Ce que s'empressa de ne pas faire Boukharrouba, car autour de sa personne -sur la légitimité de laquelle en tant qu'ancien moudjahid on doit également s'interroger-, ces mêmes escrocs étaient en nombre.]
 
En tout état de cause, c'est le peuple algérien et personne d'autre qui a infligé au colonisateur son Dien Bien Phu politique en manifestant pacifiquement et en masse durant les journées bénies de décembre 1960, bravant, mains nues, la soldatesque ennemie. Encore une fois, ce sont les masses qui font l'histoire.
 
C'est un pouvoir usurpateur qui s'est mis en place en 1962 et qui perdure depuis. Voilà la simple vérité que les péripéties politiques font perdre de vue, parfois, mais n'effacent pas. De plus, une longue tradition d'opposition constructive de gauche au pouvoir usurpateur peut, à chaque instant, réactiver les positions conciliatrices. Il faut regarder le pouvoir d'État tel qu'il est, ici et maintenant, à l'âge adulte, dans sa forme développée, celle où éclate sa vérité intrinsèque : la violence, la corruption et le caractère antinational-compradore, toutes caractéristiques qui étaient déjà présentes de façon larvée aux stades antérieurs (l'homme est dans l'enfant, dit l'adage). Il suffisait seulement d'y regarder de plus près et de ne pas se raconter d'histoires.
 
[N.B. Dans l'interview, citée supra, à la chaîne Berbère TV, Hocine Malti nous apprend que dans les années 70, trois hommes disposaient de la manne financière générée par les hydrocarbures de façon totalement discrétionnaire -c'est-à-dire sans aucun contrôle extérieur; il s'agit de Boukharrouba, du mystérieux et sulfureux Messaoud Zeggar (le seul ami qu'eût jamais Boukharrouba, celui qui lui sauva la vie en le cachant à Casablanca quand Boussouf voulut lui faire la peau), et de Cherif Guellal (ex-ambassadeur d'Algérie aux USA), ces deux derniers étant des intimes des dirigeants yankees. À quoi était utilisée cette manne ? Mystère et boule de gomme, la question de fond étant : au nom de quoi des personnes disposeraient-elles ainsi, à leur convenance, des richesses d'une nation ?]
 
Cela étant dit, la lutte idéologique ne se mène pas sur le terrain des catégories abstraites (s'il suffisait de vociférer « laïcité », « modernité »,... pour que ces choses adviennent, cela se serait su depuis longtemps). C'est dans et par la mise en œuvre de tâches pratiques que les idées avancent, souvent masquées. Hegel disait que l'histoire procède par ruses. Marx avait repris cette thèse à sa manière en disant : « L'histoire avance toujours par son mauvais côté ».
 
[N.B. Lorsque le shah d'Iran a lancé sa « révolution blanche » destinée à moderniser et à occidentaliser le pays, il n'avait pas compris qu'il exerçait à l'encontre de tout un peuple une grande violence symbolique. Résultat ? La révolution blanche s'est transformée en révolution noire (couleur des turbans des mollahs chorfas) qui a amené les religieux au pouvoir. Lesquels religieux à leur tour ont vu l'une de leur prescription phare -l'obligation du port du tchador pour les femmes- leur revenir dans les gencives sous une forme inattendue : aujourd'hui, le pourcentage de filles inscrites dans les universités iraniennes dépasse tellement celui des garçons qu'il a fallu adopter des mesures de discrimination positive en faveur de ces derniers, devenus une sorte d'espèce en voie d'extinction universitaire ! L'émancipation des femmes a fait ainsi un pas en avant considérable, sous le règne même de ceux qui étaient réputés les assigner à résidence domestique.]
 
Méditons également ce fait : durant la sanglante décennie 90 en Algérie, ceux qui prétendaient défendre l'état de droit, la démocratie, les droits de l'homme, etc., ont justifié les pires pratiques criminelles de la prétendue guerre contre le « terrorisme intégriste ». Ce faisant, ils se sont placés au même niveau de barbarie que ceux qu'ils désignaient comme des « hordes barbares », lesquels se sont effectivement conduits en barbares sanguinaires. Mais lutter contre le barbare avec des méthodes barbares tout en se réclamant des droits de l'homme est une contradiction dans les termes. Et demain, il ne faudra pas s'étonner de voir les gens associer modernité et laïcité avec éradication sanglante. La défense de l'idée d'un État civil de droit (ni religieux, ni militaro-policier) ne pourra être portée de manière crédible que par des citoyens eux-mêmes civilisés, qui ne se seront pas compromis avec les appareils militaro-policiers.

 
DE LA LUTTE ÉCONOMIQUE ET SOCIALE
 
 
La caste régnante, non contente d'accaparer une part non négligeable des recettes pétrolières et gazières, non contente de se « sucrer » et d'arroser sa clientèle et ses laquais à l'occasion de chaque passation de contrat ou de commande, veut encore contrôler l'activité productive générale, en contrariant sans cesse la libre initiative citoyenne. Elle empêche (au besoin par le truchement d'attentats « terroristes ») l'investissement privé dans certains secteurs qu'elle juge stratégiques et donc dignes d'être confiés... à sa progéniture.
 
[N.B. in http://www.lelibrepenseur.org/2013/02/17/le-site-dinformation-algerie-patriotique-est-un-fake/, Salim Laïbi affirme que Sid-ali Médiène (fils du chef de la SM) et Lotfi Nezzar (fils du général) "sont associés dans SLC (Smart Link Communication) qui emploie plus de 200 personnes. Cette entreprise a pour objet la mise en place et l’exploitation d’un réseau de télécommunication sans fil, à haut débit (WiMAX)... Les débouchés sont garantis d’avance puisque les clients de cette société ne sont autres que les PME et les grandes entreprises activant en Algérie...". Toujours selon Laïbi, les deux associés ont créé un journal d'information en ligne intitulé -ça ne s'invente pas !- Algérie Patriotique ! (Sans blague !) Laïbi nous apprend également qu'Amel, la fille du général Smaïn Lamari, ex-n° 2 de la SM, "est propriétaire de Pharmalliance, une unité de fabrication de médicaments génériques implantée sur un immense terrain honteusement spolié à Ouled-Fayet."]
 
[N.B.² L'ex-Premier ministre Benbitour nous apprend que le budget de la nation est calculé sur la base de 40 % de recettes pétrolières et gazières. Qu'il faille se réserver une marge de sécurité (disons de 10 à 15%) pour parer aux fluctuations des prix sur le marché mondial, tout le monde le comprendra. Mais 60° % ? Cela veut dire que l'on ignore la destination réelle de 50 % (au moins) des recettes générées par les hydrocarbures. Autant d'argent dont le pays sera privé. Cela s'appelle une caisse noire. Comme au temps de Boukharrouba et de Zeggar.]
 
Marx et Engels avaient montré que le brigandage est constitutif de la phase d'accumulation primitive du Capital. Le problème, en Algérie, est que la caste des forbans ne réinvestit le fruit du vol que dans une perspective de blanchiment (lessiveuse Khalifa et compagnie), le but final étant la thésaurisation et la spéculation financière dans les banques occidentales et les paradis fiscaux. Il n'est pas étonnant, dès lors, d'assister à cet exhibitionnisme indécent de patriotisme patronné par la caste même qui pille le pays. L'émission télévisée Alhan wa Chabab (la star academy locale) poussera le grotesque jusqu'à faire chanter les garçons en... treillis militaire (style Gloire à notre armée ! qui a tiré sur les jeunes gens de leur âge) et les filles en robes aux couleurs du drapeau national. Qui croit-on leurrer ?
 
La bataille économique et sociale se mènera contre le même ennemi : les accapareurs des richesses nationales, dont la terre. À ce titre, une nouvelle race de spéculateurs est née qui asphyxie les paysans, celle des prestataires de services (transport, location de machines, etc.). Ces derniers, financés par l'État, n'ont, souvent, qu'un lointain rapport à la terre et leur objectif est de s'enrichir et d'investir dans un commerce en ville. La vision normale des choses voudrait que les subventions aillent uniquement aux paysans qui travaillent effectivement leur terre. Mais non. Nous sommes dans une logique pan-spéculative, celle de l'enrichissement rapide par la magouille.
 
L'occasion de dire qu'une gauche radicale doit se purger de la conception léniniste qui a mené aux crimes abominables contre les paysans en URSS. Lénine, fils de la petite bourgeoisie intellectuelle, méprisait le moujik russe et idéalisait le prolétariat industriel. Il ne s'est pas avisé que le prolétariat russe était de « facture » récente et massivement originaire des campagnes avec lesquelles il gardait un lien vivant. De plus, le paysan russe n'était pas à l'égal du paysan français, parcellaire et individualiste; dans la Russie tsariste, les paysans vivaient en communauté -le Mir- et avaient des traditions démocratiques : assemblées générales permanentes et élections de délégués (les Starostes) révocables quand ils ne donnaient pas satisfaction ! Ce sont ces pratiques de paysans qui passeront dans les Soviets révolutionnaires en 1905. (Marx, dont le jugement sur la paysannerie française -qui a amené Napoléon III au pouvoir- était négatif, avait, par contre, bien perçu ces caractéristiques de la paysannerie russe dans sa correspondance avec Vera Zassoulitch et avait émis un avis positif sur sa capacité à accompagner la révolution.)
 
Une réforme agraire est encore à faire ; elle devrait se tenir sur deux jambes : donner la terre en jouissance aux vrais paysans et sanctuariser les terres agricoles contre les vautours de la spéculation foncière.
 
 
P.S. Merci à Emmanuel Kant, "Prolégomènes à toute métaphysique future qui voudra se présenter comme science", pour m'avoir inspiré le titre de l'article.

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