braniya chiricahua




L'ancien se meurt, le nouveau ne parvient pas à voir le jour. Dans ce clair-obscur surgissent des monstres.
Antonio Gramsci

mercredi 26 février 2014

MÉMOIRE EN FRAGMENTS : CHRONIQUES SALADÉENNES (5)


L'ÉCOLE À TOUT PRIX : BENBADIS

Cela, à côté d'autres raisons certes, convainquit mon père de déménager au village. Là, en effet, était la civilisation : l'école, l'eau courante, l'électricité, l'automobile ; là étaient la promesse et la possibilité d'une vie meilleure. À la fin de la guerre, mon père avait quarante ans. C'était un homme aguerri, à qui la vie avait administré des leçons radicales. Ouvrier agricole, il avait fréquenté les syndicats et les communistes auprès desquels il avait appris qu'il avait le droit d'avoir des droits -dont celui, élémentaire, de se syndiquer. (Il convient de rappeler, à ce titre, que ce droit était dénié aux Arabes en vertu des dispositions du code de l'Indigénat -l'équivalent d'un Code Noir pour Arabes- qui ne sera abrogé officiellement -mais pas dans la pratique et les comportements quotidiens- qu'en 1936, par le gouvernement de Front Populaire.) Devenu petit fellah sur des terres inaccessibles aux engins motorisés, il avait compris que l'amélioration des conditions de vie des gens du douar passait là aussi par la politique. La politique, à ce moment-là, c'était des partis et des élections.

Parce qu'ils appartenaient à une fraction pieuse des Béni-Amer -la tribu fut travaillée, au XIX° siècle par la confrérie Derqaouiya-, les Ouled Sidi-Mass'oud et les Ouled Bouameur étaient complètement acquis aux idées des réformateurs musulmans du cheikh Abdelhamid Benbadis, elles-mêmes dérivées de la Nahda -la Renaissance, l'éveil- qui secoua les pays arabes et musulmans à la fin du XIX° siècle. Prenant acte de ce que leur monde était plongé dans une léthargie profonde, avait accumulé un retard énorme sur les pays modernes, les penseurs de la Nahda croyaient pouvoir le revivifier en retrouvant d'abord le message originel de l'islam. Ce faisant, ils adoptaient la même attitude, en apparence, que la Renaissance européenne. Celle-ci avait, en effet, effectué un bond en arrière de vingt siècles pour secouer le joug obscurantiste de l'Église catholique et retrouver les arts et la pensée des Grecs et des Romains. Cela lui avait permis de se libérer des schémas et des modèles stérilisants de la pensée médiévale. Mais les intellectuels de la Nahda n'ont, en fait, pas accompli le même itinéraire dans la mesure où leur retour en arrière s'est arrêté au message islamique : ils n'eurent pas l'audace intellectuelle de sortir de la référence islamique, d'adopter une posture critique située à l'extérieur de la religion. Ils ont été, de ce fait, plus proches de la Réforme protestante que de la Renaissance. Ils étaient, dès lors, condamnés à tourner en rond à l'intérieur d'une problématique de bout en bout religieuse. (La raison arabo-islamique n'en est, d'ailleurs, toujours pas sortie).

Benbadis, qui vivait avec le contrepoint de la société occidentale face à lui pour ainsi dire, sera parmi les plus lucides et les plus courageux des penseurs de la Nahda. Il ne craindra pas de revendiquer l'égalité citoyenne -c'est-à-dire la citoyenneté française pour les Arabes- avec la possibilité de conserver son statut personnel de musulman. Car la naturalisation -qui n'a concerné qu'une infime minorité d'Arabes- impliquait la perte de ce statut. En pratique, cela donnait des Arabes qui adoptaient le christianisme et portaient des noms français.

Au village, j'ai pu observer l'une de ces familles naturalisées -on disait « mtourizi », par déformation du terme naturalisé, pour nommer cette chose étrange : l'un des fils s'appelait Hmida à la maison, mais Victor à l'extérieur et pour les Européens ; sa sœur Rachida-Dorothée. Ce qui faisait rire aussi bien les Arabes que les Européens. Bien plus tard, je mesurerai la terrible violence qui avait été faite à ces gens : on leur avait ôté rien moins que leur identité en échange d'une égalité illusoire. D'ailleurs, cette même famille qui s'illustra dans une collaboration zélée avec l'armée française durant la guerre d'Algérie -le père nous dénonça à deux reprises à la gendarmerie- adopta des attitudes différentes lorsque la guerre s'acheva. Les fils suivirent les Européens dans leur exode, alors que le père et les filles demeurèrent chez eux : les risques qu'ils encouraient étaient importants -le père fut, en effet, arrêté, fit quelques mois de prison, fut libéré et mourut de vieillesse sans que personne lui cherchât noise outre mesure- mais ils avaient préféré les courir plutôt que de persévérer dans un entre-deux intenable. Bien leur en prit quand on sait quel sort fit la métropole à ses supplétifs.

(Ce n'est pas là un cas de figure spécifique à la France : la Hollande a pareillement traité les Moluquois qui s'étaient comportés en supplétifs zélés du colonisateur néerlandais en Indonésie ; ce dernier leur avait promis la reconnaissance d'un état moluquois à eux, les îles, détachées de l'ensemble indonésien. Les Néerlandais perdirent la guerre contre les indépendantistes indonésiens et se retrouvèrent avec les Moluquois sur les bras : ils ne les acceptèrent que contraints et forcés en Hollande mais les parquèrent dans des réserves à Moluquois. La morale des ces histoires est tellement évidente que je laisse le soin à chacun de l'énoncer dans les termes qui lui conviennent).

Benbadis fut reçu en compagnie d'une délégation du Congrès musulman algérien -front large comprenant l'association des Oulamas de Benbadis, le Parti communiste, la Fédération des élus, les syndicats...- par Léon Blum et Maurice Violette, respectivement chef du gouvernement du Front Populaire et gouverneur général de l'Algérie, auxquels il exposa ses revendications, principalement l'égalité citoyenne, le statut personnel, la liberté de l'enseignement et... la laïcité, c'est-à-dire la liberté du culte musulman sans ingérence de l'administration. En réponse, il reçut la promesse que vingt mille arabes seraient naturalisés ! Cette proposition, d'une indécence rare et très représentative de l'arrogance et du paternalisme colonialistes, ne fut même pas appliquée car les grandes familles de colons qui faisaient la pluie et le beau temps en Algérie -les René Mayer, Borgeaud, Cuttoli, Bertagna...- s'y opposèrent. « Quoi ? Des Arabes français ? Jamais de la vie ! » Léon Blum, en effet, se coucha devant les maîtres de l'Algérie -comme se couchera devant les mêmes et vingt ans plus tard, sous les jets de tomates et d'excréments, Guy Mollet. Blum lâcha même son gouverneur général que les colons appelaient « Violette l'Arabe », de même que Guy Mollet renoncera à installer Catroux au poste de G.G. 20 ans après ! Étrange bégaiement de l'histoire ! Persévérant en si bon chemin, Léon Blum abandonnera lâchement, quelques mois plus tard, la République espagnole face aux fascistes italiens et aux nazis allemands qui, eux, intervenaient en force aux côtés des Phalanges de Franco, dont la force de frappe initiale était constituée par les régiments de Tabors marocains, précisément rifains. Les Tabors marocains se rendirent coupables d'exactions telles qu'elles réactivèrent la vieille haine anti-arabe (los moros!), celle du temps des rois catholiques, des Espagnols. Dans son roman « L'espoir », André Malraux rapporte cette scène dans laquelle un Algérien, volontaire des Brigades internationales, a failli être lynché par les Républicains espagnols qui le prenaient pour un « Moro », un Tabor. (Moi qui allait vivre dans deux agglomérations à forte densité espagnole -mon village, Rio-Salado !- et Oran où sur 200 000 habitants européens, on comptait 160 000 originaires d'Espagne, j'aurais amplement l'occasion d'éprouver cette haine du Moro, à côté, il est vrai, d'amitiés solides et pures.)


Tout cela pour rappeler dans quelle atmosphère politique et idéologique s'était forgée la personnalité de mon père. Attaché à l'enseignement de Benbadis, c'était un homme pieux, un laïque, fier de ses origines et très conscient que les Arabes ne survivraient pas longtemps en tant que peuples et nations s'ils ne se mettaient pas à l'école des Européens. Se mettre à l'école des Européens, ce n'était pas les singer extérieurement -mon père n'a jamais troqué son turban et ses pantalons bouffants ou ses gandouras pour des complets-vestons ; par contre, pour nous, ses enfants mâles, pas question de s'habiller à l'arabe, de porter la chéchia ou des sarouels ; moi, par exemple, je portais un béret ! J'aimais cela et mon père, loin de m'en dissuader, m'acheta la coiffe ! Se mettre à l'école des Européens, c'était s'emparer et s'imprégner de leur savoir dans tous les domaines de la vie tout en restant soi-même. C'était cela le bréviaire du père et il n'avait de cesse de nous le rappeler.

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