braniya chiricahua




L'ancien se meurt, le nouveau ne parvient pas à voir le jour. Dans ce clair-obscur surgissent des monstres.
Antonio Gramsci

mardi 8 avril 2014

MÉMOIRE EN FRAGMENTS : CHRONIQUES SALADÉENNES (8)

2° au 2° rang,  à partir de la gauche, moi.  A droite du "maître" et au 2° rang, le garde du seau.

L'ÉCOLE COMMUNALE

Le grand jour arriva pour moi : nous sommes en 1949. J'ai six ans et je n'ai qu'une très vague idée de ce qu'était cette institution que l'on appelle école. M. et H., eux, étaient passés par l'école maternelle, ce qui leur conférait une autre supériorité sur moi.  Combien de fois ne m'ont-ils pas moqué sur l'air : Tu ne sais pas ce qui t'attend ! Le matin du jour J, mon père m'accompagna. À l'école communale de garçons, on nous mit en rangs puis on nous fit sortir pour aller vers une sorte de hangar, situé non loin de là face à un terrain vague enclos d'une barrière de bois ; un corral pour canassons, me suis-je dit. Non. C'était notre cour de récréation. Et le hangar était notre salle de classe. Quatre murs et un toit, pas de carrelage par terre mais du méchant ciment bien rugueux, un tableau noir mobile, un bureau sans estrade et des tables d'écoliers, voilà ce qui s'offrait à notre vue, nous la quarantaine d'élèves, tous arabes, qui entrions dans cette sinistre étable. (Après, bien après, je comprendrai le pourquoi de ce qui semble à première vue une ségrégation : le programme du CNR -Conseil national de la résistance- était entré en application qui rendait la scolarisation obligatoire et gratuite. La commune agrandit dès l'année suivante l'école de garçons et fit construire une école de filles flambant neuve, l'ancienne deviendra le collège d'enseignement général.) 

C.

C. était notre instituteur. Un homme jeune, sec que je n'ai jamais vu sourire. Il roulait les R et parlait -comme je pus en juger des années après- un français approximatif. Le maître pissait dans le fond de la salle, dans un seau en fer, en faisant un bruit de cascade. Un élève était préposé au seau -le garde du seau. Il avait à charge de le vider dans les latrines de l'enclos -une sommaire baraque de bois entourant deux latrines, des trous creusés à même le sol et qui allaient se perdre dans quelque fosse septique- et de le nettoyer. Pendant que le maître pissait dans un fracas de chutes du Zambèze, le garde du seau était debout, près du tableau, nous faisant face et s'acquittant ainsi de son autre mission : veiller à ce que personne ne se retourne pour regarder le maître dans ses œuvres urinaires. Il faut dire que le garde du seau était le plus âgé d'entre nous, le plus grand et le plus fort. Précaution inutile : qui aurait osé le geste fou, sachant que le maître l'aurait battu comme plâtre ? Car nous n'allions pas tarder à découvrir une autre facette de la personnalité de notre instituteur, mis à part son absence d'éducation -un instituteur qui urine en classe, où cela s'est-il vu ?- : la violence sadique. Il éprouvait indéniablement du plaisir à battre les élèves ; pour une vétille, pour une petite tache sur le cahier, pour n'importe quoi ; tout lui était prétexte à frapper. Et quand il frappait, il avait du mal à s'arrêter. Je l'ai appris à mes dépens un jour que l'un d'entre nous se mit à racler la semelle de ses souliers sur le sol; cela ne dura que quelques secondes mais le maître entra dans une fureur démentielle, exigeant de savoir qui était le coupable : trois élèves –dont le coupable lui-même et H, le clone de Ritou- me dénoncèrent. C'est lui, monsieur ! J'étais tétanisé au point de n'être même pas capable de tenter la moindre dénégation. Le maître s'attaqua à mes jambes -j'étais en culottes courtes- au moyen d'une fine baguette d'olivier ; il me flagella jusqu'à ce que j'eus les jambes en sang. À la sortie de l'école, je me dirigeai vers le coupable, bien décidé à avoir une explication avec lui. Mais il fut vite entouré et protégé par trois ou quatre de ses acolytes qui menacèrent de me faire un mauvais sort. Personne ne prit mon parti ; personne n'eut un mot de sympathie pour moi. Ce jour-là, je crois que j'ai compris que je n'avais rien à attendre de cette engeance de lâches qu'étaient tous ces Arabes du village et du Graba (le village nègre, comme le nommaient les Européens), qui me rejetaient comme un pestiféré. Durant cette année, je n'ai pas souvenir que j'eus un seul camarade d'école, celui avec lequel on fait le chemin de la maison à l'école et retour, celui avec lequel on joue à la récréation. Aucun. Aujourd'hui encore, à plus de 65 ans de distance, quand je me remémore ma première année d'école, c'est ce souvenir cuisant qui s'impose à moi. Et cet autre.

LE MAÎTRE CORRIGÉ

C'était par un après-midi d'hiver froid et pluvieux ; il tombait des hallebardes. Une femme européenne entra silencieusement en classe ; elle portait un manteau rouge ; ses cheveux blonds étaient ruisselants et collaient à son visage ; ses yeux aussi étaient rouges, injectés de sang et elle avait un regard fou. Jamais je n'oublierai ce regard ! Elle était maigre et grande. Le maître était assis à son bureau. Elle s'était plantée devant lui et, sans un mot, lui avait jeté en pleine figure une boîte de jetons et de bûchettes, puis une boîte de craie ; elle s'était retournée, n'ayant plus rien sous la main, avait saisi un plumier d'élève sur la table la plus proche et le lui avait brisé en mille morceaux sur le bras. Il n'avait pas bronché, pas dit un mot. La femme tremblait comme une feuille agitée par le vent, debout, face au maître qui gardait la tête baissée. La femme s'était mise soudain à crier comme une hystérique : Lâche ! Espèce de lâche ! Tu n'es qu'un lâche ! Elle criait et le tambourinait de ses poings ; elle criait et pleurait. J'appris, plus tard, que cette femme était l'épouse du maître mais je n'ai jamais su pour quelles raisons elle était venue châtier son mari en public, devant ses propres élèves qui plus est ! Mais on peut les imaginer, ces raisons. 

PREMIER DE LA CLASSE

J'allais aggraver mon cas en ajoutant deux autres motifs d'exclusion à mon passif. À l'encontre de la plupart de mes « camarades » de classe, qui rejoignaient « l'école coranique » après les cours, je ne me joignai pas au mouvement : mon père, à qui j'ai demandé l'autorisation, avait répondu : « Si j'apprends que tu es allé chez ce taleb crasseux et menteur, je te pends par les cils ! » (Mon père affectionnait cette expression propre à notre terroir.) Je demandai alors à ma mère d'intercéder auprès de mon père -que ne ferait-on pas pour éviter l'exclusion et rejoindre le troupeau ? J'entendis -caché dans la chambre- mon père répondre : « Mon fils chez un taleb ignare et mouchard ? Jamais de la vie ! ». Inutile d'insister. Adieu donc à « l'école coranique » et béni soit mon père qui m'a évité cette infection, cette promiscuité crasseuse sur une natte d'alfa elle-même crasseuse auprès d'un taleb probablement pédophile. 

La deuxième cause d'exclusion venait de ma réussite scolaire. Je devins, en effet, le meilleur élève de la classe du hangar. J'étais premier à chaque classement mensuel. À la fin de l'année, j'obtins le premier prix, un livre illustré pour enfants, qui mettait en scène un délicieux chaton nommé -de façon originale- Minet. Cette réussite scolaire -qui ne m'attira pas pour autant et à tout le moins l'aménité du maître-, allait me valoir la jalousie des autres élèves. Mes voisins de quartier, H. et M. -qui avaient fait la maternelle eux ! et qui prédisaient au boujadi (péquenot) que j'étais le sort funeste de la « caporra » (dont je me demandais ce que cela pouvait bien signifier avant d'apprendre que le terme désignait l'âne, le dernier de la classe) devinrent verts de jalousie. Mon frère aîné ne fut pas en reste : un jour que je voulais montrer mon prix à ma sœur, je découvris mon malheureux Minet gisant en morceaux. Déchiré menu par mon frère qui ne parvenait pas à se prévaloir de semblables trophées. Ma sœur me consola : Il a toujours été jaloux de toi, ne fais pas attention ! 

(Ma sœur avait une théorie pour expliquer la jalousie de mon frère à mon égard : elle pensait que c'est parce que j'étais plus clair de teint que lui, qu'elle surnommait le calciné. Les lois de la génétique étant aussi impénétrables que les voies du Seigneur, ma famille était distribuée à parts égales entre calcinés et clairs de teint. Ma mère étant plutôt calcinée et mon père plutôt clair, leurs enfants se sont vus attribuer ces caractéristiques de façon curieusement égalitaire : ma sœur aînée, très claire de teint ; la cadette calcinée ; la dernière, claire. Le premier garçon, Le calciné en soi tel que l'éternité le figera; moi, clair. Quant au dernier, il ne ressemblait à rien.) 

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