braniya chiricahua




L'ancien se meurt, le nouveau ne parvient pas à voir le jour. Dans ce clair-obscur surgissent des monstres.
Antonio Gramsci

jeudi 7 mars 2013

PROLÉGOMÈNES À TOUTE STRATÉGIE POLITIQUE QUI VOUDRA SE PRÉSENTER SOUS LES ESPÈCES DE LA RADICALITÉ EN ALGÉRIE

                                         Wassily Kandinsky : La vie mélangée

Avertissement : ce qui suit est une simple réflexion sur ce que pourraient être les orientations très générales d'une vraie opposition communiste au pouvoir militaro-policier algérien.
 
 
 
ÉTAT DES LIEUX
 
L' Algérie d'aujourd'hui est, sur tous les plans, économique, social, politique, idéologique, dans un entre-deux. La sortie du « socialisme » de la misère et le libre développement d'un capitalisme national qui clarifierait tous les enjeux, sont, en effet, constamment contrariés par une caste compradore qui a fait main basse sur un État écrasant et parasitaire. Mixte de séquelle coloniale, de superstructure de type socialiste et de despotisme patriarcal asiatique, mais encore lieu de réalisation et d'initiation de la corruption qui gangrène tout le corps social, l'État algérien est le problème principal du pays. Pourquoi ? Parce que c'est lui seul qui règne en maître sur la vie économique et sociale du pays, sur la vie politique, sur la vie culturelle et cultuelle. Un État-Léviathan. Un monstre dont la nature propre est tout entière coulée dans une seule détermination : l'hégémonisme.
 
-Hégémonisme politique : la caste dirigeante n'entend laisser aucun espace d'expression libre à personne. Pour ce faire, elle n'a qu'une méthode, la répression brutale (quitte à tenter de récupérer l'impétrant après l'avoir fait plier par la force).
 
-Hégémonisme idéologique : la caste dirigeante prétend détenir la vérité dans tous les domaines et entend parler pour toutes les couches et classes de la société algérienne. Sa méthode préférée est la surenchère permanente (plus révolutionnaire que les communistes, plus religieuse que les religieux, plus amazighe que les berbéristes, etc.).
 
-Hégémonisme économique : la caste dominante s'ingénie à ne laisser que le minimum d'espace économique -les activités les moins lucratives- à la libre initiative des individus.
 
Sur tous ces plans, la caste dirigeante n'hésite jamais à recourir aux moyens les plus extrêmes. En effet, nourrie depuis des décennies à sa propre idéologie de la suprématie de l'action directe -la violence-, elle n'a qu'une façon d'aborder et de résoudre les problèmes socio-politiques : la guerre contre tous ceux qui contestent son ordre totalitaire. Le pouvoir d'État algérien est, en ce sens, en tout point l'homologue du pouvoir colonial -« La seule négociation, c'est la guerre ! », disait F. Mitterrand en 1954-, aussi sourd et aveugle que lui, aussi plein de morgue et de mépris à l'égard de « l'indigène ».
 
Que faire contre un tel pouvoir ? Avant d'examiner la question, un rappel historique et théorique s'impose.
 
DE QUELQUES CONSIDÉRATIONS HISTORICO-THEORIQUES
 
La cause est désormais entendue. Les expériences socialistes se réclamant du marxisme ont échoué. Mais échoué à quoi ? La réponse est : à ouvrir la voie à la société communiste. Qu'est-ce que la société communiste ? Une aimable mais fumeuse utopie ? Marx définissait le communisme comme « le mouvement réel qui abolit l'état de choses existant ». Autrement dit, rien n'échappe à l'historicité, tout est transitoire, les hommes comme les systèmes sociaux qu'ils se donnent. Y compris le socialisme prétendument scientifique de l'URSS (la preuve !). Y compris le capitalisme de notre époque dont le triomphalisme et les vociférations imbéciles, style « la fin de l'histoire », ne l'empêcheront pas de s'entendre administrer l'extrême onction et d'être mis en terre.
 
La vulgate kominternienne fondatrice de la théorie du socialisme et largement diffusée à travers le monde, disposait : 1) le prolétariat devra s'emparer du pouvoir pour briser la machine étatique bourgeoise 2) entreprendra l'édification du socialisme 3) afin de faire advenir la société communiste. De qui s'est autorisée cette conception ? De celle de Lénine, exposée dans son livre « l'État et la révolution » -qui eut une immense influence sur les mouvements révolutionnaires- elle-même extrapolée de la « Critique du programme de Gotha » de Karl Marx.
 
Pourtant, à relire attentivement ces "gloses marginales" (Marx avait hâtivement annoté le projet de programme qui devait être présenté au congrès d'unification des deux partis ouvriers allemands, l'Association générale des travailleurs de Ferdinand Lassalle, et le Parti ouvrier social démocrate d'August Bebel et Wilhelm Liebknecht), ce séquençage de la révolution en deux temps -socialisme puis communisme- n'existe pas : certes Marx parle de "première phase" et de "phase supérieure" mais il précise bien qu'il s'agit de la "société communiste".
 
Il écrit : « Dans la phase supérieure de la société communiste, quand auront disparu l'asservissante subordination des individus à la division du travail et, avec elle, l'opposition entre le travail intellectuel et le travail manuel; quand le travail ne sera pas seulement un moyen de vivre, mais deviendra lui-même le premier besoin vital; quand, avec le développement multiple des individus, les forces productives se seront accrues elles aussi et que toutes les sources de la richesse collective jailliront avec abondance, alors seulement l'horizon borné du droit bourgeois pourra être définitivement dépassé et la société pourra écrire sur ses drapeaux "De chacun selon ses capacités, à chacun selon ses besoins ! " (souligné par moi).
 
Ce qui précède semble bien être une description de la société communiste telle que l'aura préparée la première phase, c'est-à-dire le socialisme. Sauf que Marx a toujours dit que la société communiste sortira des "flancs" de la société bourgeoise capitaliste. Par ailleurs, Marx s'est toujours refusé à l'exercice consistant à construire une société dans sa tête. Si l'on y regarde de plus près, cette longue -et célèbre- phrase intervient au terme d'une critique serrée de notions confuses qui sont, pour Marx, des notions bourgeoises. La phrase qui suit immédiatement éclaire le propos et la visée de Marx : "Je me suis particulièrement étendu sur le « produit intégral du travail », ainsi que sur le « droit égal », le «partage équitable », afin de montrer combien criminelle est l'entreprise de ceux qui, d'une part, veulent imposer derechef à notre Parti, comme des dogmes, des conceptions qui ont signifié quelque chose à une certaine époque, mais ne sont plus aujourd'hui qu'une phraséologie désuète, et d'autre part, faussent la conception réaliste inculquée à grand-peine au Parti, mais aujourd'hui bien enracinée en lui, et cela à l'aide des fariboles d'une idéologie juridiqueou autre, si familières aux démocrates et aux socialistes français."
 
Il s'agit donc clairement d'une dénonciation de ce que Marx voit comme une tentative de contamination du parti ouvrier allemand par le retour aux catégories bourgeoises dissimulées derrière l'idéologie juridique à la française, c'est-à-dire celle de l'égalité. Le passage "fariboles des démocrates et socialistes français" fait une référence évidente, entre autres, à la formule de Louis Blanc -"De chacun selon ses capacités, à chacun selon ses besoins"- que ce dernier pensait pouvoir concrétiser à travers ses fameux -et fumeux- "ateliers nationaux". On comprend bien que si Marx l'a reprise, ce n'est pas pour caractériser la société communiste, mais dans un but polémique: ce n'est pas avec tes ateliers nationaux (à la gomme) que tu réaliseras ta devise, mais seulement à l'ombre de la société communiste, dit-il implicitement à Louis Blanc.
 
Ainsi s'éclaire le sens de la première phrase : ce qui y est dit, ce n'est donc pas une description de la société communiste telle qu'elle devra être, mais l'énoncé de ses conditions de possibilité, ses conditions transcendantales, comme diraient les philosophes. Et la condition de ces conditions se ramène à l'axiome fondamental que Marx n'a jamais cessé de marteler -mais que Lénine et Gramsci ont choisi d'ignorer-, celui qui énonce qu'une formation sociale ne disparaît jamais avant d'avoir développé toutes les forces productives qu'elle peut contenir.
 
Les révolutionnaires du début du 20ème siècle étaient face à un dilemme : soit laisser le capitalisme se développer -mais alors l'État bourgeois se renforcerait concomitamment-, soit profiter du faible développement du capitalisme -et de la faiblesse subséquente de l'État bourgeois- pour s'emparer du pouvoir par la force, quitte à impulser ensuite le développement des forces productives par l'incitation de l'État et sous son autorité. On sait que c'est la seconde proposition qui a été privilégiée et qui a été nommée « socialisme ». Mais les acceptions de cette notion étant déjà nombreuses, les communistes, pour différencier leur conception propre de celles des autres mouvements, lui accolèrent l'épithète de « scientifique ». Marx, lui, n'a jamais utilisé les termes de « socialisme scientifique » que dans un but polémique, essentiellement pour railler les prétentions de ses adversaires, entre autres Proudhon qui est, lui, le véritable inventeur de la notion de « socialisme scientifique ». (Il est vrai, toutefois, qu'Engels l'utilisera, imprudemment).
 
D'où les gloses interminables, dans le mouvement communiste international, sur les déterminations du socialisme véritable, la vulgate kominternienne étant régulièrement réécrite afin de ne pas fermer la porte de la famille socialiste aux nouveaux États issus de la décolonisation. On inventa pour ces derniers les notions de « démocratie révolutionnaire », « révolution nationale démocratique », « voie non capitaliste de développement », pour les différencier des pays du socialisme «scientifique».
 
Aujourd'hui, tout cela s'est effondré avec une rapidité phénoménale et il ne demeure dans le lit de l'oued que ses galets, comme dit l'adage algérien. Le « mouvement réel qui abolit l'état de choses existant » a repris ses droits. Le jugement de l'Histoire a été implacable. Le socialisme -qui n'existait pas chez Marx, encore une fois- a été effacé de par le monde ; il ne subsiste plus qu'à titre de curiosité sympathique, comme à Cuba -qui s'ouvre lentement et sûrement au capitalisme- et à un degré moindre au Venezuela.
 
PHARES ET BALISES POUR L'ACTION
 
Pourquoi ce rappel ? Le passé pesant d'un poids très lourd sur le cerveau des vivants, comme disait Marx, il est nécessaire de mettre en garde contre la tentation de rejouer une partition obsolète, de convoquer les fantômes pour un nouveau tour de piste, aussi inutile que coûteux. Une gauche radicale, en Algérie, aujourd'hui, a autre chose à faire qu'à tenter de ramener les morts à la vie. Et un petit détour par Marx lui fournirait sûrement quelques clés essentielles pour penser et mener le combat social et politique.
 
Et d'abord celle-ci que Marx a constamment réaffirmée : la tendance générale du mouvement réel -l'Histoire- est une marche vers la société sans classes. Cette société sans classes, Marx la voit sous les espèces de la liberté et de l'absence d'exploitation du travail d'autrui. Mais pour que la liberté se réalise, il faut que l'État -machine d'oppression de classe- ait disparu. D'autre part, pour que cesse l'exploitation du travail d'autrui, il faut une appropriation par la société (et non par l'État ou un parti) des moyens de production, en sorte que cette dernière -la société- devienne une association de producteurs libres, seule capable de régler ses rapports avec la nature de façon rationnelle.
 
Nous sommes là aux antipodes du socialisme tel qu'il a existé et dont les caractéristiques les plus fortes ont été un renforcement monstrueux de l'État aux dépens d'une société civile réduite à rien, le tout dans une pénurie économique endémique. Marx avait prévenu : le haut niveau de développement des forces productives « est une condition pratique absolument nécessaire, parce que sans lui l’indigence et la misère deviendraient générales et on verrait fatalement renaître la lutte pour le nécessaire : ce serait le retour de toute la vieille misère. » (In «L'idéologie allemande »).
 
[N.B. En 1956, lors du XX ème congrès du PCUS, Khrouchtchev (re)découvrait cette mise en garde de Marx. Il s'exclama, au milieu de son discours : « De quel communisme parle-t-on alors qu'il n'y a ni galette ni beurre ? » Il paraît qu'un délégué aurait ajouté : « Ni saucisson ! ».]
 
Et Engels, de son côté, mettait en garde contre la tentation putschiste en ces termes extraordinairement prémonitoires : Il est faux et dangereux de considérer une « révolution comme un coup de main d’une petite minorité révolutionnaire », car si c'était le cas « il s’ensuivra automatiquement que son succès devra inévitablement être suivi par la mise en place d’une dictature – non pas, il faut le remarquer, de toute la classe révolutionnaire (le prolétariat), mais du petit nombre de ceux qui ont effectué le coup de main et qui de plus sont eux-même organisés sous la dictature d’une ou de plusieurs personnes. » (F. Engels in Der Volksstaat n° 73, 26 juin 1874, où il s'en prend aux conceptions d'Auguste Blanqui). C'est à se demander si Lénine a jamais lu cet article ! C'est l'histoire même des socialismes que F. Engels écrivait par anticipation. Toute tentative d’accomplir une révolution sociale sans les préalables économiques (haut niveau de développement des forces productives) et les préalables sociaux (les classes laborieuses représentant la majorité de la population) mènera inéluctablement à une nouvelle dictature.

 
DU COMBAT POLITIQUE ET DE SES ORIENTATIONS GÉNÉRALES

 
Ce qui précède étant admis, la direction générale de l'action politique pour les adeptes d'une gauche radicale est clairement tracée : leur tâche historique sera de faire mûrir et de réaliser la renaissance de la société civile. Une société civile qu'il faut arracher à la domination mortifère d'un État totalitaire, car sans ce préalable, rien ne sera possible. Pour cela, il faudra conquérir toujours plus d'espaces d'expression associatifs autonomes dans tous les domaines, travailler à l'émergence de vrais pouvoirs locaux élus -conseils municipaux, de wilayas, régionaux- dotés de réelles prérogatives. La redistribution des pouvoirs à l'intérieur de la société est non seulement la marque des pays démocratiquement avancés mais est une nécessité ontologique pour une société civile consciente d'elle-même et responsable.
 
[N.B. La régionalisation du pays est une revendication profondément démocratique ; elle répond au souhait légitime des habitants de promouvoir leur région, sa culture, son génie propre. Baisser pavillon sur cette revendication face au chantage à la désintégration du pays, serait faire preuve de pusillanimité; l'unité du pays est bien plus menacée par la perpétuation du système totalitaire mafieux que par la déconcentration et la décentralisation des pouvoirs.]
 
Dans un pays qui s'est fermé à l'exercice de la politique civilisée depuis des décennies, face à un pouvoir adepte d'une culture de la violence débridée qu'il a démarquée de la période coloniale et généralisée, la seule stratégie gagnante sera celle qui consistera à isoler toujours plus la caste militaro-compradore régnante. Ce qui signifie travailler patiemment à l'émergence d'un large et puissant mouvement de masse pacifique et éviter de tomber dans le piège mortel des provocations militaro-policières incitatrices à la violence. Le magnifique exemple égyptien devrait inspirer tout le monde : le dictateur mafieux, sa famille, son immense armée, ses cohortes innombrables de mouchards et son appareil tentaculaire des Moukhabarates, ont capitulé devant le peuple rassemblé sur la place publique. Ce sont bien les masses qui font l'histoire.
 
L'exemple égyptien pourra également inspirer une gauche radicale future sur la dangerosité et l'inanité des débats abstraits sur un texte constitutionnel. Ces débats, outre qu'ils ne régleront aucun des problèmes complexes (place de la religion, de la femme...) qui se posent à tous les pays arabes, risquent surtout de provoquer des fractures terribles dans ces sociétés fragilisées par des siècles de despotisme. Ne suffit-il pas que les acteurs politiques s'entendent sur un certain nombre de principes qui feraient consensus, comme la liberté de conscience et d'expression, l'égalité devant la loi, la séparation des pouvoirs, le caractère électif des fonctions d'autorité et de contrôle, la capacité pour les citoyens de renvoyer les élus défaillants à leurs foyers, etc. et de laisser faire la vie ?
 
[N.B. Une forme de lutte citoyenne originale est apparue dernièrement : quand les habitants de telle commune sont excédés par l'impéritie et la corruption de leur municipalité, ils ferment la mairie et renvoient personnel et « élus » chez eux, tout simplement ! Ils disent « Ghleqnalha rab'ha ». C'est dit !]
 
[N.B.² La preuve qu'il n'est pas besoin d'un texte constitutionnel pour qu'un pays se dirige correctement nous est administrée par le Royaume Uni qui ne possède pas de constitution écrite.]

 
DE LA LUTTE IDÉOLOGIQUE
 
 
La lutte politique ne se conçoit pas sans combat opiniâtre sur le plan des idées. Là également, l'État-Léviathan est en première ligne, qu'il faudra affronter. Toute lutte idéologique passe nécessairement par la délégitimation du pouvoir en place et tout pouvoir d'État prétend toujours se placer au-dessus des intérêts particuliers. Mais, en général, il suffit d'un peu de temps pour que la véritable nature de classe de cet État se dévoile et que commencent à tomber les illusions le concernant. Aujourd'hui, s'il restait encore des illusions chez certains Algériens sur la nature du pouvoir d'État, les énormes scandales de corruption mettant en cause le premier dirigeant du pays et sa camarilla, ainsi que le chef de la SM soi-même, les feront tomber. Comme tomberont les illusions sur le caractère prétendument "patriotique" de ce pouvoir.
 
[N.B. Bouteflika et son tout-puissant ex-ministre de l'Énergie, Chakib Khellil, nés tous deux à Oujda, étaient des voisins et des amis intimes d'enfance. Khelil a entrepris des études aux USA et n'a mis les pieds en Algérie, pour la première fois de sa vie, qu'en 1973. Pour en repartir quelques années après pour la Banque mondiale. D'où Bouteflika le tirera en 1999 pour faire de lui son ministre de l'Énergie. Selon Hocine Malti (in interview à Berbère TV), on est fondé à estimer que Khelil était en mission commandée par les USA : faire tomber, au moyen de sa fameuse loi, le pétrole algérien dans l'escarcelle yankee et, par effet domino, faire éclater l'OPEP. La bombe que représentait cette loi pour l'OPEP a d'ailleurs motivé l'intervention d'Hugo Chavez auprès de Bouteflika. Rappelons que Bouteflika a paraphé cette loi qu'il n'a pas -encore- promulguée.]
 
Le point nodal de cette lutte idéologique consistera à ruiner le roman national -le story telling- que l'État-Léviathan a écrit et imposé pour s'assurer une légitimité naturelle et éternelle. Se posant comme la libératrice du pays, la caste dominante s'est, en effet, octroyé un droit de propriété à vie sur l'Algérie. Si les Algériens veulent se réapproprier leur pays et redevenir les acteurs de leur propre histoire, ils devront nécessairement mettre un terme définitif aux mythes des prétendus libérateurs. Ceux qui ont pris le pouvoir par un coup de force lors de l'indépendance du pays et qui se perpétuent jusqu'à aujourd'hui n'étaient pas des combattants ; c'étaient, pour la majorité d'entre eux, des planqués des frontières et des faux moudjahidines.
 
[N.B. Boukharrouba, alias Boumédiène, en est convenu lui-même dans un discours aux « cadres de la nation », dans lequel il s'étonnait que plus on avançait dans le temps, plus il y avait de moudjahidines, ce qui est un défi aux lois de la nature, dit-il. On sait que c'est le courageux Mohamed Saïd Maazouzi, alors ministre des Anciens combattants, qui avait, le premier dénoncé le scandale et pressé Boukharrouba de prendre les mesures adéquates pour écarter les escrocs. Ce que s'empressa de ne pas faire Boukharrouba, car autour de sa personne -sur la légitimité de laquelle en tant qu'ancien moudjahid on doit également s'interroger-, ces mêmes escrocs étaient en nombre.]
 
En tout état de cause, c'est le peuple algérien et personne d'autre qui a infligé au colonisateur son Dien Bien Phu politique en manifestant pacifiquement et en masse durant les journées bénies de décembre 1960, bravant, mains nues, la soldatesque ennemie. Encore une fois, ce sont les masses qui font l'histoire.
 
C'est un pouvoir usurpateur qui s'est mis en place en 1962 et qui perdure depuis. Voilà la simple vérité que les péripéties politiques font perdre de vue, parfois, mais n'effacent pas. De plus, une longue tradition d'opposition constructive de gauche au pouvoir usurpateur peut, à chaque instant, réactiver les positions conciliatrices. Il faut regarder le pouvoir d'État tel qu'il est, ici et maintenant, à l'âge adulte, dans sa forme développée, celle où éclate sa vérité intrinsèque : la violence, la corruption et le caractère antinational-compradore, toutes caractéristiques qui étaient déjà présentes de façon larvée aux stades antérieurs (l'homme est dans l'enfant, dit l'adage). Il suffisait seulement d'y regarder de plus près et de ne pas se raconter d'histoires.
 
[N.B. Dans l'interview, citée supra, à la chaîne Berbère TV, Hocine Malti nous apprend que dans les années 70, trois hommes disposaient de la manne financière générée par les hydrocarbures de façon totalement discrétionnaire -c'est-à-dire sans aucun contrôle extérieur; il s'agit de Boukharrouba, du mystérieux et sulfureux Messaoud Zeggar (le seul ami qu'eût jamais Boukharrouba, celui qui lui sauva la vie en le cachant à Casablanca quand Boussouf voulut lui faire la peau), et de Cherif Guellal (ex-ambassadeur d'Algérie aux USA), ces deux derniers étant des intimes des dirigeants yankees. À quoi était utilisée cette manne ? Mystère et boule de gomme, la question de fond étant : au nom de quoi des personnes disposeraient-elles ainsi, à leur convenance, des richesses d'une nation ?]
 
Cela étant dit, la lutte idéologique ne se mène pas sur le terrain des catégories abstraites (s'il suffisait de vociférer « laïcité », « modernité »,... pour que ces choses adviennent, cela se serait su depuis longtemps). C'est dans et par la mise en œuvre de tâches pratiques que les idées avancent, souvent masquées. Hegel disait que l'histoire procède par ruses. Marx avait repris cette thèse à sa manière en disant : « L'histoire avance toujours par son mauvais côté ».
 
[N.B. Lorsque le shah d'Iran a lancé sa « révolution blanche » destinée à moderniser et à occidentaliser le pays, il n'avait pas compris qu'il exerçait à l'encontre de tout un peuple une grande violence symbolique. Résultat ? La révolution blanche s'est transformée en révolution noire (couleur des turbans des mollahs chorfas) qui a amené les religieux au pouvoir. Lesquels religieux à leur tour ont vu l'une de leur prescription phare -l'obligation du port du tchador pour les femmes- leur revenir dans les gencives sous une forme inattendue : aujourd'hui, le pourcentage de filles inscrites dans les universités iraniennes dépasse tellement celui des garçons qu'il a fallu adopter des mesures de discrimination positive en faveur de ces derniers, devenus une sorte d'espèce en voie d'extinction universitaire ! L'émancipation des femmes a fait ainsi un pas en avant considérable, sous le règne même de ceux qui étaient réputés les assigner à résidence domestique.]
 
Méditons également ce fait : durant la sanglante décennie 90 en Algérie, ceux qui prétendaient défendre l'état de droit, la démocratie, les droits de l'homme, etc., ont justifié les pires pratiques criminelles de la prétendue guerre contre le « terrorisme intégriste ». Ce faisant, ils se sont placés au même niveau de barbarie que ceux qu'ils désignaient comme des « hordes barbares », lesquels se sont effectivement conduits en barbares sanguinaires. Mais lutter contre le barbare avec des méthodes barbares tout en se réclamant des droits de l'homme est une contradiction dans les termes. Et demain, il ne faudra pas s'étonner de voir les gens associer modernité et laïcité avec éradication sanglante. La défense de l'idée d'un État civil de droit (ni religieux, ni militaro-policier) ne pourra être portée de manière crédible que par des citoyens eux-mêmes civilisés, qui ne se seront pas compromis avec les appareils militaro-policiers.

 
DE LA LUTTE ÉCONOMIQUE ET SOCIALE
 
 
La caste régnante, non contente d'accaparer une part non négligeable des recettes pétrolières et gazières, non contente de se « sucrer » et d'arroser sa clientèle et ses laquais à l'occasion de chaque passation de contrat ou de commande, veut encore contrôler l'activité productive générale, en contrariant sans cesse la libre initiative citoyenne. Elle empêche (au besoin par le truchement d'attentats « terroristes ») l'investissement privé dans certains secteurs qu'elle juge stratégiques et donc dignes d'être confiés... à sa progéniture.
 
[N.B. in http://www.lelibrepenseur.org/2013/02/17/le-site-dinformation-algerie-patriotique-est-un-fake/, Salim Laïbi affirme que Sid-ali Médiène (fils du chef de la SM) et Lotfi Nezzar (fils du général) "sont associés dans SLC (Smart Link Communication) qui emploie plus de 200 personnes. Cette entreprise a pour objet la mise en place et l’exploitation d’un réseau de télécommunication sans fil, à haut débit (WiMAX)... Les débouchés sont garantis d’avance puisque les clients de cette société ne sont autres que les PME et les grandes entreprises activant en Algérie...". Toujours selon Laïbi, les deux associés ont créé un journal d'information en ligne intitulé -ça ne s'invente pas !- Algérie Patriotique ! (Sans blague !) Laïbi nous apprend également qu'Amel, la fille du général Smaïn Lamari, ex-n° 2 de la SM, "est propriétaire de Pharmalliance, une unité de fabrication de médicaments génériques implantée sur un immense terrain honteusement spolié à Ouled-Fayet."]
 
[N.B.² L'ex-Premier ministre Benbitour nous apprend que le budget de la nation est calculé sur la base de 40 % de recettes pétrolières et gazières. Qu'il faille se réserver une marge de sécurité (disons de 10 à 15%) pour parer aux fluctuations des prix sur le marché mondial, tout le monde le comprendra. Mais 60° % ? Cela veut dire que l'on ignore la destination réelle de 50 % (au moins) des recettes générées par les hydrocarbures. Autant d'argent dont le pays sera privé. Cela s'appelle une caisse noire. Comme au temps de Boukharrouba et de Zeggar.]
 
Marx et Engels avaient montré que le brigandage est constitutif de la phase d'accumulation primitive du Capital. Le problème, en Algérie, est que la caste des forbans ne réinvestit le fruit du vol que dans une perspective de blanchiment (lessiveuse Khalifa et compagnie), le but final étant la thésaurisation et la spéculation financière dans les banques occidentales et les paradis fiscaux. Il n'est pas étonnant, dès lors, d'assister à cet exhibitionnisme indécent de patriotisme patronné par la caste même qui pille le pays. L'émission télévisée Alhan wa Chabab (la star academy locale) poussera le grotesque jusqu'à faire chanter les garçons en... treillis militaire (style Gloire à notre armée ! qui a tiré sur les jeunes gens de leur âge) et les filles en robes aux couleurs du drapeau national. Qui croit-on leurrer ?
 
La bataille économique et sociale se mènera contre le même ennemi : les accapareurs des richesses nationales, dont la terre. À ce titre, une nouvelle race de spéculateurs est née qui asphyxie les paysans, celle des prestataires de services (transport, location de machines, etc.). Ces derniers, financés par l'État, n'ont, souvent, qu'un lointain rapport à la terre et leur objectif est de s'enrichir et d'investir dans un commerce en ville. La vision normale des choses voudrait que les subventions aillent uniquement aux paysans qui travaillent effectivement leur terre. Mais non. Nous sommes dans une logique pan-spéculative, celle de l'enrichissement rapide par la magouille.
 
L'occasion de dire qu'une gauche radicale doit se purger de la conception léniniste qui a mené aux crimes abominables contre les paysans en URSS. Lénine, fils de la petite bourgeoisie intellectuelle, méprisait le moujik russe et idéalisait le prolétariat industriel. Il ne s'est pas avisé que le prolétariat russe était de « facture » récente et massivement originaire des campagnes avec lesquelles il gardait un lien vivant. De plus, le paysan russe n'était pas à l'égal du paysan français, parcellaire et individualiste; dans la Russie tsariste, les paysans vivaient en communauté -le Mir- et avaient des traditions démocratiques : assemblées générales permanentes et élections de délégués (les Starostes) révocables quand ils ne donnaient pas satisfaction ! Ce sont ces pratiques de paysans qui passeront dans les Soviets révolutionnaires en 1905. (Marx, dont le jugement sur la paysannerie française -qui a amené Napoléon III au pouvoir- était négatif, avait, par contre, bien perçu ces caractéristiques de la paysannerie russe dans sa correspondance avec Vera Zassoulitch et avait émis un avis positif sur sa capacité à accompagner la révolution.)
 
Une réforme agraire est encore à faire ; elle devrait se tenir sur deux jambes : donner la terre en jouissance aux vrais paysans et sanctuariser les terres agricoles contre les vautours de la spéculation foncière.
 
 
P.S. Merci à Emmanuel Kant, "Prolégomènes à toute métaphysique future qui voudra se présenter comme science", pour m'avoir inspiré le titre de l'article.

vendredi 22 février 2013

LE SOUDARD ET LE SCRIBE ACCROUPI



The servant, film de Joseph Losey

Le quotidien « El Watan » (cf lien ci-dessous) a publié une contribution sous forme de dithyrambe à la mémoire de Mohamed Boukharrouba, alias Houari Boumédiène. Ce texte a été commis par un « universitaire » récidiviste qui nous avait déjà infligé un hommage en cire-pompes à un autre ci-devant président algérien, Liamine Zéroual. Le propos était déjà d'une servilité honteuse ; mais force est de reconnaître que là -dans cet hommage à Houari Boumédiène-, notre « universitaire » a franchi le le mur de l'indécence dans le maniement de la brosse à reluire.

Pourquoi relever ce genre d'écrits, direz-vous, et leur accorder, ainsi, une importance qu'ils n'ont pas ? Au contraire : il est important de démonter cette littérature politique qui fonctionne à la contrefaçon et à la flagornerie et qui contribue à aliéner les Algériens et à les culpabiliser. Quelle est, en effet, la conclusion de cet article, c'est-à-dire sa substantifique moëlle, sa morale  ? « HB était trop grand pour l'Algérie ». Donc, vous le « ghachi » (la masse informe) des Algériens, vous ne méritiez pas d'avoir pour chef cet immense personnage qui était à l'égal des plus grands -nous dit l'auteur de l'article-, les 'Abane, Ataturck, De Gaulle, Eisenhower, etc.

D'un universitaire, on aurait attendu un autre niveau d'analyse ; qu'il nous cite Hegel, par exemple, et son célèbre aphorisme : « Les peuples n'ont que les gouvernements qu'ils méritent ». Autrement dit, nous Algériens avons, au contraire hélas, mérité HB. Et pourquoi donc ? Parce que l'état général de notre pays au sortir d'une guerre terrible, durant laquelle il a tout perdu -ses assises sociologiques et territoriales, ses élites citadines (perte irréparable dont Benmhidi porte une grande part de responsabilité pour avoir déclenché le désastre de la bataille d'Alger)-, ne pouvait ouvrir que sur un pouvoir de type nationaliste plébéien autoritaire, en accord avec l'idéologie fruste du FLN de guerre ainsi qu'avec l'anthropologie patriarcale des peuples arabo-musulmans. Également parce que la culture politique était -est- gravement déficitaire chez nous, obérée qu'elle est par un mal très profond : celui qui dérive en droite ligne d'une vulgate islamique dont l'épine dorsale est le Tawhid (principe d'unicité) qui compromet la vision pluraliste des choses et, surtout, empêche de voir que la réalité des choses est dans leur contradiction. Comment promouvoir une culture du débat contradictoire quand triomphe l'injonction simpliste (et paresseuse) d'avoir à se cramponner à la parole de Dieu (et, partant, à celle du chef) et à ne pas se diviser ? (Wa 'tassimou bi habl allahi jami'an wa la tafarraqou).

Plus prosaïquement, maintenant, il n'est pas interdit d'aimer ou même d'idolâtrer Boukharrouba. À condition toutefois -et ce dans un souci d'honnêteté intellectuelle qu'il est, normalement, superflu de rappeler à un « universitaire »- de dire qui était Boukharrouba et comment il est parvenu au pouvoir suprême. Notre « universitaire » se garde bien d'aller patrouiller dans ces contrées. Et pour cause. Boukharrouba était le parfait soudard (au sens propre) qui n'a, de toute la guerre, pas tiré une seule cartouche ni n'a posé le pied sur le sol de sa patrie martyrisée, qui a attendu, silencieux et sournois comme un vautour que son heure vienne, qui s'est caché chez Rachid Casa (Messaoud Zeggar) à Casablanca justement quand Boussouf voulut lui faire la peau, qui a décampé en Allemagne (chez Mouloud Kassim) quand Benkhedda l'a démis de ses fonctions de chef d'état-major, qui a fait deux coups d'état (en 1962 contre le GPRA et en 1965 contre le paltoquet qui lui avait servi d'âne pour franchir le Rubicon) et qui a trahi à peu près tout le monde quand l'honneur du soldat commande obéissance et fidélité au pouvoir civil légalement constitué. Un soudard sous influence, celle de Bouteflika et de Cherif Belkacem, rompus aux moeurs politiques du makhzen marocain dans lequel le second nommé était bien en cour.

Comparer Boukharrouba à Ataturck, Eisenhower et De Gaulle ? Soit. Alors que Mustapha Kemal n'a jamais fait que prendre la tête de ses armées pour infliger, entre autres, aux Anglais une défaite dont ils se souviendront dans les siècles des siècles, créer un nouvel état moderne sur les ruines du califat et doter cet état d'une constitution moderne et laïque ; alors que Eisenhower n'était que le généralissime commandant suprême des forces alliées en Europe durant la Seconde guerre mondiale; alors que le général De Gaulle n'a rien fait d'autre que participer au premier conflit mondial et anticiper le second en mettant en exergue, dans un livre de stratégie militaire, le rôle capital qu'y joueraient les blindés ; Boukharrouba, quant à lui, luttait vaillamment à Oujda et à Ghardimaou contre des simulacres, ses propres frères, planqués comme lui.

Comparer Boukharrouba à 'Abane ? Soit. Quand 'Abane dévorait des centaines d'ouvrages dans sa prison d'Ensisheim (Alsace), qu'il méditait sur le conflit fratricide entre Aymon de Valera (chef du Sinn Fein, la branche politique du mouvement nationaliste irlandais) et Michael Collins (chef de l'IRA, la branche militaire), et qu'il en tirera cette grande leçon que le politique doit toujours commander au militaire, Boukharrouba était assis sur une natte d'alfa dans un « jamaa » (une école coranique) et il ânonnait des versets incompréhensibles à la suite d'un taleb fruste et ignare.

Quand 'Abane s'entourait de 'Amar Ouzegane -ancien secrétaire général du PCA-, de Ferhat 'Abbas -chef de l'UDMA-, de Benyoucef Benkhedda -SG du MTLD-, des dirigeants 'Oulamas et passait des accords avec les dirigeants du PCA clandestin –Bachir Hadj-Ali et Sadek Hadjerès-, Boukharrouba envoyait F. 'Abbas en résidence surveillée au Sahara (non sans l'avoir spolié de sa pharmacie, la classe !), agissait pareillement avec Benkhedda (et deux pharmacies spoliées, deux !) et faisait emprisonner et torturer B. Hadj-Ali dans une villa où les paras de Massu officiaient il y avait peu. Ce sont là, assurément, de hauts faits de gloire que notre "universitaire" a curieusement oublié de rappeler.

Que Boukharrouba fût un jacobin ? Sans blague ! Pour cela il eût fallu qu'il connaisse la signification du terme. Le véritable jacobin était Ahmed Médeghri (bachelier mathélem en 1954), qui paiera de sa vie sa tentative de construire un État civil moderne en opposition à la volonté de Boukharrouba de doubler toutes les institutions étatiques par l'ANP et la SM. En somme, un état de soudards et de flics.

Boukharrouba n'avait pas de culture politique : d'où auriez-vous voulu qu'il l'ait tirée ? Du jamaa d'Héliopolis ? Et ce n'est pas l'armée ni une carrière de soudard qui peuvent ouvrir les horizons intellectuels ! En vérité, Boukharrouba n'a eu qu'un (re)père politique : Nasser, le modèle qu'il n'aura de cesse de singer sa vie durant. Comme Nasser, il est arrivé au pouvoir par un coup de force à double détente, en utilisant un baudet puis en s'en débarrassant (Naguib pour Nasser, Benbella pour Boukharrouba). Comme Nasser, Boukharrouba voulait sa charte nationale, sa réforme agraire, son assemblée du peuple, son parti unique, sa politique arabe... Tout, littéralement tout provenait de la matrice nassérienne. Un immense leader arabe d'un côté et un épigone grincheux de l'autre. Pourquoi "grincheux" ? Parce qu'il s'agit d'un processus psychique classique où l'objet identificatoire (ici, Nasser) est aimé et haï en même temps. Haï, parce que l'imitateur sait qu'il ne fait que singer ce qui, toujours, le dépassera.

Quant à la structure psychique de Boukharrouba justement, laissons le spécialiste en dire un mot : Frantz Fanon déclarait à un cercle d'intimes, en 1960, à propos des luttes intestines au sein des instances de la « lutte » établies à Tunis : « Un homme leur réglera leur compte à tous. C'est HB, car chez lui la soif de pouvoir tient de la pathologie ».

Un « universitaire » qui a troqué sa liberté de penser contre le plat de lentilles d'une position de scribe accroupi, ne peut évidemment pas produire un discours crédible car aussi bien sur le plan de la méthode que sur celui des faits empiriques, il ne peut retenir que ce qui agrée à ceux qu'il a choisi de servir. Lui qui était censé servir la vérité et l'éthique...

L'idéologie nationaliste-plébéienne (le plébéio-nationalisme tenace qui a infecté jusqu'au PAGS) a occasionné des dégâts incommensurables à l'Algérie. Le plus étonnant de ses tours de force est d'avoir produit une classe de rapaces milliardaires qui continuent à seriner l'antienne nationaliste au peuple -aidés en cela par les scribes accroupis- pendant qu'eux pillent les richesses de leur pays et les transfèrent à l'Étranger.

C'est ce que Hegel nomme une ruse de l'histoire.

Article d'El Watan :
http://www.elwatan.com/contributions/l-heritage-laisse-par-houari-boumediene-29-12-2012-197584_120.php

LA COUPOLE


                                                      


Hocine Malti récidive. Après sa lettre aux enquêteurs du DRS (Département du renseignement et de la sécurité), dénomination officielle de la SM (appellation qui présente l'avantage, soit dit en passant, d'occulter le mot « militaire » et donc d'opérer un pseudo-découplage avec l'armée), Hocine Malti, ancien vice-président de la Sonatrach, s'adresse directement à celui qu'il appelle « Rab Dzayer », le Dieu de l'Algérie, le général Mohamed "Tewfik" Médiène, le chef de la SM.

(http://blogs.mediapart.fr/blog/hocine-malti/170213/algerie-lettre-ouverte-au-general-de-corps-darmee-mohamed-tewfik-mediene-rab-dzayer)

Le prétexte de l'interpellation est toujours la faramineuse corruption qui sévit à la Sonatrach et dont les magistrats italiens sont en train de dévider patiemment l'écheveau en s'attaquant au géant pétrolier national, l'ENI, ainsi qu'à ses filiales, dont la SAIPEM, particulièrement impliquée en Algérie. Mais le véritable objet de la missive est la caractérisation et la personnalisation du système mafieux qui s'est installé au cœur du pouvoir politique algérien depuis des décennies.

Si la lettre de H. Malti n'apporte aucune révélation fracassante concernant le scandale Sonatrach, elle présente un intérêt autrement plus important. C'est bien la première fois qu'un ancien haut cadre de l'État n'utilise pas le pronom personnel indifférencié "houma" (ils) pour désigner les responsables d'un état de choses. H. Malti accuse, en effet, nommément le chef de la SM et le président de la République d'avoir mis le pays en coupe réglée en le livrant à la voracité de leurs deux clans. Il apporte cependant deux précisions de taille :

1) les deux clans sont conjoncturellement rivaux mais structurellement solidaires. Inutile donc d'essayer de les jouer l'un contre l'autre car leur intérêt commun prévaudra toujours en dernière instance. Et leur intérêt suprême commun est que le système perdure. Ils ne sont, en effet, pas stupides au point de scier la branche sur laquelle ils sont installés. D'où l'équilibre complexe qui règle leurs rapports.

2) Le « point culminant de la Coupole », dit H. Malti, est le chef de la SM. (Rappelons que le terme "coupole" désigne l'état major suprême de la mafia.) Le chef de l'État est, en effet, dans une position subalterne par rapport à lui. Si le premier peut défaire le second, la réciproque est impossible tant que durera le syndicat du crime qu'est l'organisation des pouvoirs algériens. Le chef de la SM est donc bien "il capo di tutti capi", le boss des boss, celui sans l'aval duquel aucune "famille" ne peut exister, ni, encore moins, s'adonner à la rapine.

Voilà donc qui est clair, net et courageusement assumé. Reste à mettre les choses en perspective historique pour comprendre pourquoi et comment on en est arrivé là. Prenons le relais de H. Malti (que ce développement n'engage en aucune façon, évidemment) et rappelons à grands traits ce que fut la marche de la SM vers le pouvoir sans partage qui est le sien aujourd'hui.

Créé formellement en 1958 sous l'égide du Ministère de l'armement et des liaisons générales (MALG), le service de renseignements et des liaisons devint, après l'indépendance, la SM. Dirigée par 'Abdallah Khalef -colonel Merbah- jusqu'en 1979, elle échut après deux intérims (Lakehal Ayat et Betchine) au colonel Médiène, en 1990. Comment expliquer une pareille -23 ans- longévité ?

Les années 90 marquèrent la montée en puissance d'un homme, Larbi Belkheir, qui allait jouer un rôle de premier rang. Or, Belkheir et Médiène ont longtemps fait partie du l'état major de Chadli Bendjedid au sein de la 2ème Région militaire (Oran). Le tandem -Belkheir au secrétariat général de la Présidence, Médiène à la tête de la SM- allait vite devenir le maître du pays. En effet, le train fou du FIS était lancé. Fort du pacte qu'il venait de passer avec Bendjedid et une partie de l'armée (pour l'essentiel des officiers supérieurs originaires de l'est du pays), le FIS voyait le pouvoir à portée de main. Mais Belkheir sonnait le rassemblement des anciens officiers du cadre français (hostiles par culture aux islamistes) et Médiène, de son côté, manipulait le FIS par le truchement de son adjoint Smaïn Lamari. Un conclave militaire démit Bendjedid et la terrible répression contre le FIS pouvait démarrer.

L'armée (représentée par les anciens officiers du cadre français), la SM et Larbi Belkheir, telle était la configuration de la troïka qui avait pouvoir de vie et de mort sur le pays. Le bain de sang dans lequel elle a plongé l'Algérie et au cours duquel elle s'est débarrassée de l'opposition islamiste mais également de celle de la gauche démocratique, lui a ouvert une longue plage de tranquillité qu'elle a mise à profit pour s'adonner à un pillage fabuleux. À une chose près : il lui fallait rétrocéder le pouvoir nominal -la vitrine- à une personnalité qu'elle pourrait contrôler. Et qui de plus contrôlable qu'une personne qui a un bœuf sur la langue ? Bouteflika qui fut choisi par Belkheir et Médiène (les anciens de l'AF n'en voulaient semble-t-il pas, si l'on se fie aux déclarations de leurs deux figures de proue, Nezzar et Lamari), en avait un, et bien gras : le détournement des fonds secrets des ambassades durant son interminable magistère aux Affaires étrangères.

Mais auparavant, il aura fallu se débarrasser du président Zéroual qui tentait encore de démettre le chef de la SM. Facile pour Médiène et ses coolies des médias ! Il faut dire que celui que Zéroual envisageait de nommer à la place de Médiène n'était autre que Betchine ! Or ce dernier traînait derrière lui une substantielle batterie de casseroles qui teintaient à chaque affaire louche évoquée ; plus grave encore, Betchine était l'homme dont les sbires avaient violé des centaines d'adolescents et torturé des centaines de militants de gauche durant le complot d'octobre 1988 ! (Alors quand on entend des « universitaires » entonner des couplets à la gloire de Zéroual, soudard inculte et borné protégeant un autre soudard, Betchine, criminel celui-là, il y a de quoi douter de la santé mentale de certains).

La scène politique désertifiée comme jamais auparavant, le clan de l'Est effacé, Larbi Belkheir décédé, Lamari acculé à la démission, Nezzar empêtré dans les procédures judiciaires, ne reste, face à face, que la SM (une SM secouée par les désertions et les révélations de beaucoup des siens, ceux du moins qui ont été capables d'un sursaut moral) et le clan de Bouteflika, formé sur une base grossièrement régionaliste-tribale (Nedroma-Tlemcen-M'sirda, M'sirda oui, un douar des Traras qui fournit un nombre surréaliste de ministres), continuateur du clan d'Oujda et des pratiques du makhzen marocain.  

Tout cela explique pourquoi une interpellation comme celle de Hocine Malti -inimaginable il y a à peine quelques mois- soit devenue possible : jamais auparavant, le pouvoir n'a été aussi isolé, ne reposant plus que sur la caste compradore de laquelle participent la haute hiérarchie militaire et l'appareil de la SM.

À quoi, en effet, se trouve réduite la vie politique en Algérie ? À une guéguerre entre deux clans mafieux -qui se tiennent par la barbichette-, pendant que le peuple, occupé à sa survie, leur tourne le dos avec mépris. Médiène lance-t-il ses limiers sur les traces de Chakib Khelil ? Bouteflika riposte en faisant mine de créer une commission d'enquête sur l'assassinat de Boudiaf. Bouteflika met-il en place un tandem formé de Khelil (la cassette doit être gérée par un fils du bled) et Zerhouni (futur ministre de la Défense qui aura à charge de déboulonner Médiène) ? La réponse de ce dernier est foudroyante : exeunt Khelil et Zerhouni. Et tout est à l'avenant. Mais le bon peuple de ce pays sait très bien que cette lutte-là ne se terminera pas par la disparition de l'un des deux adversaires car conformément à l'adage algérien, chacun mastiquera l'autre mais ne l'avalera pas.

Formé au KGB en 1961, Médiène est aujourd'hui très apprécié par les yankees et les Français : les premiers savent parfaitement que c'est lui qui a mis en place le dispositif narco-djihadiste d'AQMI au Sahel -qui ne les gêne pas outre mesure car il est tourné contre les Français-, lesquels Français ne tarissent paradoxalement pas d'éloges sur les services secrets algériens dont ils savent parfaitement de quoi ils sont capables (le souvenir des attentats du métro parisien de 1995 ne doit pas les quitter).

C'est que la SM s'est inscrite dans le projet néoconservateur américain dit de « guerre contre le terrorisme » : Jeremy Keenan, professeur à London University, auteur de « The dark Sahara, America's war on terror in Africa » n'affirme-t-il pas que Médiène se trouvait dans les bâtiments du Pentagone, le 11 septembre 2001, dans l'aile opposée à celle qui a subi l'impact d'un OVNI ? Keenan dit que Médiène a été sauvé deux fois, le 9/11, en échappant à l'attentat d'abord, ensuite en devenant l'une des clés de Washington dans sa stratégie de remodelage du grand Moyen Orient.

Le roi est nu. Nul ne pourra plus dire qu'il ne savait pas. Quant à ceux, pseudo-laïques et démocrates, qui se sont mis sous la protection de la SM, comment pourront-ils justifier leur attitude désormais ?

vendredi 8 février 2013

LETTRE A MES FRERES TUNISIENS




L'assassinat de Choukri Belaïd, le dirigeant d'un parti tunisien d'opposition de la gauche laïque et démocratique, a certainement ébranlé douloureusement la majorité des Algériens attachés à la liberté d'expression et de conscience. Ce meurtre odieux ne manquera pas, en effet, de réactiver chez eux les traumatismes terribles vécus durant les années 90 de sinistre mémoire. Je sais, pour l'avoir vécu, combien étaient terrifiants ces petits matins où, pas encore entièrement dépêtré des brumes du sommeil, il fallait descendre les escaliers de sa cité de banlieue pour aller à un travail sans joie, sachant qu'à chaque palier un tueur pouvait être embusqué qui mettrait fin à votre vie et plongerait votre petite famille dans la nuit du désespoir.

Ainsi ont été lâchement tués beaucoup de mes amis et camarades : le mode opératoire était le même ; aux premières heures du matin, le tueur est là qui attend à proximité du véhicule de la future victime. Il l'abat à bout portant d'une balle derrière la tête et s'enfuit à bord de la voiture, garée près de là, dans laquelle son complice l'attendait. Les assassins de Choukri Belaïd en ont pris de la graine. À la différence près qu'ils seraient enfuis sur un deux-roues, scooter ou moto, à ce que l'on dit. Ce qui n'est pas sans rappeler les assassins italiens des années de plomb qui tuaient sur ce type d'engins. Ceux-là, on le sait aujourd'hui, étaient manipulés par les services secrets italiens (SISMI) et yankees (CIA), dans le cadre de ce qui a été nommé « la stratégie de la tension ». Il s'agissait pour ses concepteurs d'enclencher un engrenage de violence terroriste telle que les deux partis dominant la vie politique italienne à l'époque (la Démocratie chrétienne et le Parti communiste) soient emportés par la tourmente et que l'aspiration à l'ordre soit telle que l'armée et ses services prendraient le pouvoir sans coup férir.

La situation qui prévalait en Algérie au début des années 90 était la suivante : le pouvoir dit du FLN, déchiré entre les factions, était entré dans une crise profonde et irréversible. Il a dû consentir à se dépouiller du monopole de la représentation politique et ouvrir le champ au pluralisme. Très vite un parti islamique tentaculaire a surgi comme par enchantement, le Front islamique du salut (FIS). En face de lui, il n'y avait qu'un seul parti politique véritable, celui qui venait de sortir de 25 ans de clandestinité, le Parti de l'avant-garde socialiste (PAGS), héritier du Parti communiste algérien (PCA). Face à l'activisme du FIS -encouragé par une partie de l'armée- qui voulait tout le pouvoir tout de suite pour rétablir rien moins que le califat et qui mobilisait des foules impressionnantes, le PAGS se divisa entre, d'une part les partisans de la poursuite du travail politique et social « normal » parmi les masses populaires, sans se laisser impressionner par l'agitation du FIS, d'autre part ceux qui voulaient larguer toute préoccupation sociale et se préparer à mener une guerre idéologique contre le FIS, en ne se battant plus que pour la « modernité » et la « laïcité ». Ils proposaient même de saborder le parti et de former un front de l'Algérie moderne contre le front de l'Algérie archaïque (les islamistes).

La vérité -on le sait aujourd'hui de science sûre-, c'est que les promoteurs de la ligne anti-FIS au niveau de la direction exécutive du PAGS étaient des agents de la police politique, la Sécurité militaire. Ces derniers étaient des taupes dormant de longue date dans les rouages du parti. Les conditions difficiles de la clandestinité autant que le système de cooptation expliquent -pour partie- cette infestation policière. Les infiltrés réussirent à gagner la majorité de la direction à leurs « thèses » en mettant en minorité puis en isolant le premier secrétaire qui refusait de les avaliser. En l'absence de débats transparents qui auraient associé la base -ce dont les taupes ne voulaient à aucun prix- le parti finira par éclater. Le PAGS neutralisé, libre cours sera alors donné à une campagne d'une incroyable violence verbale entre les islamistes et le parti politico-policier que la minorité issue du PAGS historique avait créé à la hâte.

À l'affrontement verbal succédera vite la violence meurtrière des balles. À signaler, cependant, que parmi ceux qui tomberont, on compte de nombreuses personnalités qui prônaient le dialogue et la sagesse, à tout le moins la retenue. Comme si les deux belligérants avaient un égal intérêt à supprimer tout autre voie que celle de la violence, dont ils prenaient bien garde, toutefois, de la revendiquer. Guerre de lâches.

À qui a profité la décennie algérienne sanglante ? Au début des années 90, le pouvoir militaro-policier (qui s'abritait derrière le sigle FLN) était à bout de souffle, exsangue. 20 ans et 200 000 morts après, il s'est remis en selle, s'est refait une santé et nargue les Algériens -encore dans la sidération devant le déchaînement de violence sauvage auquel ils ont assisté-, avec sa morgue naturelle : ana raboukoumou el a'la : je suis votre dieu tout-puissant. Les deux grands partis (PAGS et FIS), emportés par la tourmente, la caste militaro-compradore a conforté son assise économique et financière et plastronne en pillant sans vergogne les richesses nationales, tout en quémandant auprès de la « communauté internationale » -c'est-à-dire l'Occident- la palme « d'État antiterroriste » (car elle a une peur bleue du label de « rogue state » -état voyou- que pourrait lui décerner Rogue Sam -le plus voyou des états voyous-, avec une pluie de missiles de croisière à la clé).

Mes chers frères Tunisiens,

Il est impensable, il est impossible que les clients et autres profiteurs -sans parler des agents actifs- du régime de Leila Trabelsi et de son mari, aient dit leur dernier mot. L'épuration des services de sécurité n'ayant pas eu lieu, il est inévitable que des taupes de l'ancien régime se terrent encore dans des alvéoles secrètes, attendant le moment où elles pourraient frapper. Et elles frapperont de préférence par le truchement des nébuleuses djihadistes que les polices du monde entier manipulent à leur guise, suivant en cela l'exemple du big brother yankee et celui de l'État sioniste paria.

Il serait moralement et politiquement meurtrier de s'abandonner à la surenchère verbale et de s'attaquer sans discernement au parti d'En-Nahdha et à ses dirigeants. C'est très exactement le piège que vous tendent ceux qui ont assassiné Belaïd. Ne laissez pas le traquenard algérien (décrit supra) se refermer sur vous. Ceux qui appelleraient à un affrontement sans nuance avec l'islamisme (pris comme totalité abstraite) feraient preuve de pusillanimité dans l'analyse en même temps qu'ils commettraient une faute politique dont les conséquences seraient désastreuses pour le peuple tunisien. Certes, il est juste d'exercer sur En-Nahdha une pression afin de l'amener à se démarquer catégoriquement des soi-disant djihadistes qui prospèrent sur ses marges. Mais une pression efficace ne peut provenir que de la base populaire, ce qui implique de ne jamais abandonner ce terrain aux seuls islamistes. La répétition incantatoire des mots d'ordre de « modernité » et de « laïcité » ne fera pas avancer les choses d'un millimètre. Pas plus que l'avenue Bourguiba ne remplacera le pays réel. Avancer dans la contradiction, c'est être capable d'en tenir les deux termes ensemble sans jamais succomber à la tentation d'en supprimer un.

Chers frères,
En toute circonstance, n'oubliez pas que vous avez à votre disposition le contre-exemple algérien que je vous conjure de bien méditer.


À la mémoire de Khélifa Brahimi, Tunisien ayant vécu en Algérie, qui fut mon camarade de combat syndical et mon ami très cher.