braniya chiricahua




L'ancien se meurt, le nouveau ne parvient pas à voir le jour. Dans ce clair-obscur surgissent des monstres.
Antonio Gramsci

samedi 11 octobre 2014

MÉMOIRE EN FRAGMENTS : CHRONIQUES SALADÉENNES (17)






LUGUBRE RETOUR AU VILLAGE
Nous sommes rentrés chez nous sans avoir échangé un mot. Mon père, terrassé par la fatigue, semblait comme absent. Il ne me posa aucune question sur le déroulement de l'examen. Le Calciné, quant à lui, tout à son plaisir de conduire la Traction, souriait de satisfaction. Peut-être y avait-il dans ce sourire la composante sadique de m'avoir fait la peur de ma vie et d'avoir empêché que ma journée se finisse bien ? De toutes les misères que m'a faites le Calciné -comme de me répéter que j'étais un bâtard de soldat américain recueilli charitablement par mes parents, comme également de ne jamais m'appeler par mon prénom, Mas'oud, mais par une déformation, Mal'oug, qui pourrait signifier le pendu ou quelque chose d'approchant, si tant est qu'elle signifie quelque chose, sa fonction étant justement de me dépersonnaliser, de me néantiser-, ma mémoire garde intact le sentiment de terreur que j'ai éprouvé ce jour-là, à l'idée d'être abandonné, comme mon père le fut par une mère monstrueuse.

DE L'IMMATURITÉ ET DU SADISME

Les peuples méditerranéens survalorisent l'enfant mâle et les mères -premières victimes de cette adoration phallique- entretiennent avec leur garçon une relation fusionnelle, empêchant le rejeton d'accéder à l'âge de raison. Monstre d'égocentrisme, incapable de concevoir la notion de partage, incapable de comprendre pourquoi le monde extérieur lui résiste, il a, dès lors, toutes les chances de rester « l'enfant-tout-puissant », cet être pathologique incapable d'aimer. Avant que l'âge, les études et l'expérience ne me l'apprennent, j'ai pu constater de visu la chose chez mes congénères.

ADMIS

C'est M. Porta qui me l'a annoncé lui-même : « Tu es reçu au concours. » Nous fûmes cinq admis au lycée Lamoricière : Jean-Louis Viruéga, Joseph Botella, Hervé Yvars, Henri Bardie et moi. Viruéga était le fils du secrétaire de mairie, Botella et Yvars fils d'employés de banque et Bardie fils de médecins. (Quatre fils des classes moyennes pour un fils de paysan arabe, la réussite scolaire des enfants issus des classes moyennes se manifestait déjà comme une tendance lourde, même en contexte colonial). À la vérité, la nouvelle de ma réussite ne suscita nulle joie en moi. D'abord parce qu'elle signifiait la fin de cette merveilleuse année 1953-54, l'année du CM2, l'année où j'eus le bonheur et la chance insigne d'avoir pour maître M. Porta. (Vous n'imaginez pas, cher M. Porta, ce que je vous dois ! Vous avez fait rien moins que me révéler à moi-même et décider du cours de ma vie. À vous je dois la seule séquence de ma vie scolaire où j'ai été pleinement heureux.) Ensuite, parce que mon avenir immédiat était fait d'incertitude et de peur à la pensée de me retrouver dans un autre univers, un monde qui n'était pas le mien.
M. Porta

FIN D'UNE ÉPOQUE

La fin de l'année scolaire est généralement marquée par des heures de joie ineffable au cours desquelles on confectionnait des avions et des fusées en papier -le papier de nos cahiers qu'on dépouillait de leurs feuilles avant de les jeter dans la grande poubelle. La discipline de fer était suspendue et nous avions quartier libre en classe et dans la cour. C'étaient les plus beaux jours de l'année scolaire. Mais, en cette fin de cycle, je ne pensais qu'à ce que j'allais perdre. Mon maître bien aimé et mon mouderrès : car cette année-là fut aussi celle de l'apprentissage de l'arabe classique ! Au début de l'année, M. Porta avait recensé les élèves qui feraient de l'arabe : aux Arabes, il ne demanda pas leur avis. Inscrits d'office ! Les camarades européens ne se bousculèrent pas au portillon du volontariat : il n'y en eut aucun. Je partais avec un handicap certain : j'étais le seul arabe à ne pas « faire » l'école coranique, alors que mes congénères, eux, en étaient à leur sixième ou septième année. Le mouderrès (mot qui veut dire enseignant, professeur) était un Arabe, un homme jeune, au costume-cravate strict, parfait bilingue (certainement issu des lycées franco-musulmans, ces établissements qui avaient à charge de former des bilingues, à l'origine destinés à devenir des interprètes de justice). C'était un excellent pédagogue, aux méthodes modernes. Je découvris alors, stupéfait, que mes camarades de « l'école » coranique n'avaient strictement rien appris de la langue et qu'ils étaient juste bons à ânonner des versets du Coran (auxquels ils ne comprenaient rien, d'ailleurs). C'était bien la peine d'avoir passé tant d'années sur une natte d'alfa crasseuse et d'avoir engraissé un charlatan ! Mon père avait donc bien raison de me l'interdire. De plus, la vie m'offrait l'occasion d'une revanche éclatante sur mes camarades arabes. Eux qui moquaient mon accent et ma prononciation de « péquenot » (ils disaient « guélété »), apprirent que ma langue (celle des M'saada) était très proche de la langue dite classique, alors que celle qu'ils affectaient de parler (une sorte de sabir dans lequel les sonorités les plus gutturales de l'arabe étaient adoucies, un peu à la manière des Inc'oyables et les Me'veilleuses de la période du Directoire qui avaient déclaré le « r » roulé persona non grata), pour signifier leur citadinité était juste un abâtardissement opportuniste de la langue arabe. Au total, avec quelques heures seulement d'arabe par semaine (ajoutées aux répétitions auxquelles M. Porta soumettait les candidats au concours), je maîtrisais, à la fin de l'année, la graphie et les principales règles syntaxiques d'une langue complexe : c'est que cette langue était profondément mienne à laquelle j'ai été abreuvé depuis ma naissance.

LE CINÉMA

L'école m'a fait également découvrir quelque chose qui occupera une place importante dans ma vie : le cinéma. C'était au CE1, chez M. Robert, que j'ai vu pour la première fois de ma vie un film. C'était, évidemment, un « Charlot », un film de Charlie Chaplin. Nous avions été installés dans la grande salle polyvalente, face à une toile blanche. Quelqu'un a éteint la lumière, un faisceau blanc a zébré la salle et des images se sont dessinées sur la toile ! Un prodige ! Dès lors, je n'aurais de cesse d'essayer de comprendre le fonctionnement de la chose, subodorant, cependant, que l'explication résidait dans la petite cabine de laquelle sortait le faisceau lumineux. Je deviendrai un passionné de cinéma mais rien ne provoquera en moi jamais le rire et la tendresse que suscite toujours le petit bonhomme avec ses souliers trop grands, sa canne et sa moustache.

BILAN

Au terme de mes cinq années de scolarité primaire, je jonglais avec les principales règles de l'orthographe ; l'analyse grammaticale (nature et fonction des mots) et l'analyse logique (nature et fonction des propositions) n'avaient pas de secrets pour moi ; le calcul des surfaces, des volumes, du temps non plus et j'excellais dans la composition (rédaction) française. Je dis cela, non pour me « faire mousser », mais pour rappeler que jusqu'à l'âge de 6 ans, je n'avais jamais entendu parler français, que mes parents étaient illettrés et que nous vivions dans un douar enclavé. Pour le dire simplement, l'école a accompli un miracle. Et le vieil ancien prof que je suis ne ressasse ces choses que pour dire son désespoir devant ce qu'il est advenu de l'école aujourd'hui. Prise dans les rets d'enjeux politiciens insensés -changer les mentalités des jeunes générations afin d'induire le changement social souhaité, dans un sens islamiste en Algérie, hédoniste-nihiliste en France-, l'école n'assume pas -ou très mal- ses fonctions « naturelles » : la transmission des savoirs de base -lire, écrire, compter- qui aideront les jeunes à devenir des sujets autonomes. Pour donner le change, on amuse la galerie avec de pseudo-débats -dont les dés sont toujours pipés- comme celui sur ce que doit être la mission fondamentale de l'école : transmettre des savoirs ou des compétences ? Comme si une compétence, quelle qu'elle soit, n'était pas nécessairement adossée à un savoir, quel qu'il soit, empirique ou scientifique ! L'on voit bien que la notion de « compétence » a pour fonction de masquer celle de « savoir ». Ou comme cet autre (débat) sur les rythmes scolaires : comment quantifier et organiser le temps scolaire ? Des « experts » en psychopédagogie y ont réfléchi et ils ont la solution, nous dit-on. À qui fera-t-on oublier que ces prétendus experts ne pourront que mettre sous la forme adéquate les exigences non négociables de l'industrie des loisirs ? Résultat de tout cela : la privatisation de l'école commence à s'imposer à tous comme une nécessité.

LA MONTRE CHRONOMÈTRE

Mon père me récompensa de ma réussite en m'offrant une magnifique montre chronomètre, plaquée or. Pour ne pas faire de jaloux, il offrit la même au Calciné. Deux jours plus tard, ma montre disparut. J'en informai ma mère qui demanda des comptes au Calciné. Blotti dans la pièce contiguë, j'ai pu suivre la conversation. Elle fut houleuse, le Calciné se défendant d'avoir « emprunté » la montre et accusant sa sœur, Crona, de l'avoir volée pour l'offrir à son soupirant. Je tombai des nues ! J'appris ainsi que Crona, la plus jeune des sœurs, se laissait compter fleurette par un jeune du village, Marocain de son état ! Ce qui pour la famille des M'saada que nous étions valait apostasie. Et ce d'autant plus que tout le monde savait que le « destinataire » désigné de Crona était un homme du douar, fils d'un ami de mon père, B. Il s'agissait d'une famille honorable de cultivateurs du douar. Inutile de dire que je n'ai plus jamais revu ma montre et que je n'ai jamais su le fin mot de sa disparition. Crona l'a-t-elle subtilisée pour en faire cadeau à son amoureux ? Le Calciné l'a-t-il vendue ou offerte à son âme damnée, le mitron ? Mystère et boule de gomme.

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