braniya chiricahua




L'ancien se meurt, le nouveau ne parvient pas à voir le jour. Dans ce clair-obscur surgissent des monstres.
Antonio Gramsci

samedi 1 juin 2013

UNE AUTRE CIVILISATION ?


Wassily Kandinsky Saint-Georges contre le dragon

Le quotidien algérien El-Watan a publié, (cf lien), une contribution signée « Saïd Bouamama. Front uni des immigrations et des quartiers populaires » (sic) et intitulée « Une autre civilisation s'impose ».

Le texte est un réquisitoire violent, sans nuances, contre la « civilisation » dite « européenne » et/ou « occidentale ». Cette dernière est accusée de toutes les barbaries : du génocide des amérindiens aux bombes nucléaires sur les civils japonais, de la traite esclavagiste aux massacres perpétrés contre les peuples d'Algérie, du Cameroun, de Madagascar, etc., de la destruction des autres « civilisations » au pillage systématique de leurs ressources, de la fétichisation de l'économie considérée comme fin en soi à la marchandisation de toute chose y compris la nature... Le texte s'achève par un appel à un changement de registre civilisationnel que devront accomplir les « damnés de la terre ». C'est donc sous les auspices de Frantz Fanon que le texte, in fine, se place.

La notion centrale de ce texte est le mot « civilisation ». Mais à aucun moment le texte ne l'explicite. Ainsi, par endroits, le mot semble recouvrir la notion de valeurs morales : la « civilisation » dénoncée n'en ayant plus aucune, étant d'un cynisme absolu. À d'autres endroits, le mot semble signifier plutôt ce qui ressortit de la culture, comprise au sens d'inclination de l'esprit : la « civilisation » en question étant accusée d'imposer une culture thanatique, une culture de guerre et de destruction de la nature, une culture du profit à tout prix. Bref, le texte mêle les considérations éthiques, philosophiques, historiques, économiques sans souci de faire la part des choses et surtout -c'est bien là le plus grave- sans fournir une clé de lecture, une logique, à même d'éclairer ce fouillis d'éléments disparates.

Face à ce Léviathan, la seule attitude recommandée par l'appel est de se détourner de lui, de construire une autre « civilisation » dont les fondements seront les valeurs mêmes que nie le monstre : retour à la solidarité de groupe contre l'individualisme destructeur, rapports harmonieux avec la nature au lieu de son exploitation-destruction forcenée, condamnation sans retour du profit-roi et de la marchandisation (sans doute pour les remplacer par le troc?), etc. Bref, il s'agit de prendre le contrepied du Léviathan. Et qui a vocation à mener à bien ce combat ? Les immigrés, cantonnés dans les périphéries de la « civilisation occidentale ».

Il y a de quoi rester confondu devant ces naïvetés néo-rousseauistes et néo-marcusiennes et cela d'autant plus que l'auteur emprunte à Marx une partie de ses analyses (sans le dire) mais en le citant incidemment, comme si de rien n'était, dans les dernières lignes de l'article à propos de la « préhistoire » de la société. Cette technique d'exposition -qui consiste à utiliser des notions marxiennes coupées de leur corpus théorique général et à les amalgamer avec des emprunts à Rousseau, à Fanon, à Marcuse...- porte un nom -l'éclectisme- et a pour objectif (même non conscient) de contourner les questions gênantes en les noyant dans le fatras d'une condamnation dont l'auteur suppute qu'elle est largement partagée : les méfaits de cette « civilisation » étant si prégnants, si indubitablement établis, qui donc trouverait à redire à cette oraison nécrologique, sinon « l'homme blanc » déjà disqualifié par sa lourde hérédité ? Désolés, mais nous nous demandons à voir, c'est-à-dire à essayer de comprendre.

Sur un plan pratique d'abord : l'usage imprudent et indifférencié du terme explosif de « civilisation » emmène l'auteur de l'appel à sauter allègrement, et à pieds joints, dans le piège tendu par les officines néo-conservatrices sionistes (pléonasme). Depuis l'effondrement du système socialiste siloviki (pléonasme là aussi), ces officines se sont attachées à forger le profil du nouvel ennemi (conformément aux enseignements de leur maître spirituel, le théoricien de l'État nazi, Carl Schmit) qui se trouve être la « civilisation arabo-musulmane ». Qu'il en ait donc conscience ou non, l'auteur du texte appelle ses ouailles à entrer de plain-pied dans la « guerre des civilisations », leur enjoint de tourner le dos à l'Europe, définitivement, de bâtir une contre-civilisation. Voilà donc un texte qui réjouira les artisans et partisans du « choc des civilisations », ceux qui ont planifié et exécuté l'agression contre l'Irak et ne rêvent que de devenir le directoire du monde.

On ne manipule pas impunément des notions aussi ambiguës et dangereuses que celle de « civilisation » qui portent, inscrit en elles, le principe d'exclusion de ce qui est décrété comme n'appartenant pas à elles. La civilisation comme bloc intégré de valeurs culturelles, géographiquement localisé et historiquement stable n'existe nulle part. Tout est partout le résultat d'emprunts, d'échanges incessants, d'influences réciproques. Sur ce même blog (cf « La destruction des Arabes »), était cité l'exemple d'une tentative de falsification grotesque menée par le vir obscurus Gouguenheim qui aurait bien voulu délester les Arabes de leur apport aux progrès de l'esprit universel en leur déniant ce fait, pourtant historiquement bien établi, qu'ils ont été les passeurs des œuvres de l'antiquité grecque. Et pour quelle raison ? Parce que la langue arabe n'est pas structurellement apte à pénétrer le logos grec, dit avec aplomb (et racisme) un homme qui reconnaît... qu'il ne sait pas l'arabe ! Le triste sire a reçu en retour, et dans les gencives, une réfutation en règle menée par toute une équipe de chercheurs européens de renom. (Cf « Les Grecs, les Arabes et nous : enquête sur l'islamophobie savante », Fayard). Notons, à ce propos, que cette tentative de hold-up était contemporaine de la polémique soulevée par le pape Benoît XVI qui, dans sa conférence de Ratisbonne (septembre 2006), quittait le terrain de l'universel et du dialogue entre les religions, pour affirmer, au contraire, la supériorité du christianisme sur l'islam par sa soi-disant conaturalité avec le logos grec. C'est exactement du même tonneau raciste que celui auquel s'abreuvent les Gougenheim et consorts. (Certains ont dit que l'Église aurait quand même pu trouver mieux comme pape qu'un homme ayant servi dans les Jeunesses Hitlériennes. Mais nous, nous le dirons pas.)

Dès lors, comment affronter cette formidable et impitoyable bataille d'idées -dans laquelle se joue le sort du monde- si l'on adopte l'attitude puérile qui consiste à se retirer sous sa tente parce que le réel est décidément trop cruel, pour y bricoler un bon petit univers fraternel et juste qui n'existe que dans le fantasme ? L'auteur du texte mesure-t-il bien que son appel aux immigrés et aux populations des quartiers populaires déplace le centre de gravité du problème vers le racialisme et l'ethnicisation ? Que pense-t-il de ces Européens qui défendent l'apport des Arabes au patrimoine universel ? Ou de ces autres qui se battent aux côtés des Palestiniens ? Fanon, lui, s'adressait à toute une humanité faite d'Africains, d'Asiatiques, de latino-américains et Marcuse visait, quant à lui, tous ceux que le système capitaliste n'avait pas encore intégrés (étudiants, marginaux, etc.) sans distinction.

En réalité, ce que le texte nomme « civilisation » est beaucoup plus sûrement la superstructure développée par le mode de production capitaliste dans sa marche effrénée vers l'unification du marché mondial. Dans l'une de ses dernières lettres à son ami Engels, Marx disait que telle était la mission historique du Capital : faire du monde un seul marché. C'est ce processus en voie d'achèvement qui se déroule sous nos yeux. Tout le monde en a pris acte, même si rares sont ceux qui mentionnent le nom du géant de la pensée qui l'a vu venir : c'est que l'horizon des nains est très bas.

Le Capital ne se subsume pas seulement les anciens rapports économiques pour les intégrer dans son mode particulier de produire et de distribuer ; en créant ces rapports nouveaux et en annexant les anciens, il crée également les formes juridiques et idéologiques chargées de les contenir, au double sens du terme « contenir » : tenir ensemble et cacher. Prenons un exemple simple : le Capital se présente comme le chantre de la liberté qu'il décline sur tous les registres ; il crée les cadres juridiques qui la rendent possible et l'encadrent ; cela est indéniable. Mais la logique économique qui sous-tend cette idéologie de la liberté est que le Capital a besoin, pour se mettre en marche, d'individus libres, c'est-à-dire sans attaches, sans autre possibilité de survie que de louer leur force de travail. Illustration : Abraham Lincoln libère les Noirs du sud des USA de l'esclavage ; quelque années plus tard, on assiste à un grand mouvement de migration des Noirs du sud agricole vers le nord industriel, Chicago et Detroit en particulier où ils seront employés dans les abattoirs et les usines Ford. Limpide.

On peut -on devrait- faire une lecture « symptômale » (comme disait Althusser) similaire pour toutes les « valeurs » que promeut le capitalisme contemporain : l'exhibitionnisme, le narcissisme, la promotion du féminin, la ringardisation de la virilité (bien comprise, celle du caractère sacré de la parole donnée, du sens de l'estime de soi), la consommation (Un bon citoyen doit consommer pour maintenir les emplois !), etc.. Dans les années 80-90, un sociologue marxiste français, Michel Clouscard, avait produit des analyses pénétrantes à ce titre (cf, en particulier : « Le capitalisme de la séduction », Editions sociales). Guy Debord avait, quant à lui, déjà produit le concept du capitalisme libéral libertaire tel que, devant nos yeux, il se déploie.

Tout cela veut dire, en d'autres termes, que la logique de la formation sociale capitaliste contemporaine se trouve là où elle a toujours été : dans sa base matérielle. Il n'est pas besoin d'aller chercher les clés dans une régression vers l'anthropologie ou vers l'ethnicisation de la problématique. Pour cela, ne jamais perdre de vue l'universel. Et l'universel est le monde réel tel qu'il évolue. Évidemment, face à l'extraordinaire complexité des sociétés modernes, il peut être tentant de revenir par la pensée à la simplicité (supposée, car elle n'est pas réelle) des sociétés précapitalistes et de leur attribuer toutes les vertus. Hegel avait déjà montré que l'esclave, incapable de se libérer des chaînes qui l'assujetissent, se libère du monde réel et de celui des passions par la pensée (in La phénoménologie de l'esprit). Le même Hegel avait coutume de dire « Hic Rhodus hic salta » qu'il traduisait par : C'est ici qu'est la rose, c'est ici qu'il faut danser. Il n'y a pas d'autre monde hormis le monde réel et c'est là, et pas ailleurs, que se mène la lutte pour le transformer.




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