braniya chiricahua




L'ancien se meurt, le nouveau ne parvient pas à voir le jour. Dans ce clair-obscur surgissent des monstres.
Antonio Gramsci

jeudi 1 mai 2014

MÉMOIRE EN FRAGMENTS : CHRONIQUES SALADÉENNES (10)



                     Au CE2 - 1951-52 - Je suis le n°16 - (Crédit photo Amicale du Rio-Salado)

LA MONTRE CASSÉE

Après que j'eus consenti à être déclassé, le maître, loin de me témoigner quelque aménité que ce soit, se mit au contraire à me persécuter. Je crois que j'étais devenu le miroir de son indignité. Il ne cherchait même plus de prétexte pour me battre : en passant dans les rangs, il m'assénait une gifle, comme cela, pour rien. Si bien que quand il s'approchait de ma table, mes coudes se levaient pour protéger mon visage. Ce geste réflexe mettait le maître dans un état de démence. Et un jour, il s'attaqua à mes coudes et à mes avant-bras avec une règle en acier. Il fit si bien qu'il me cassa la montre que mon père venait de m'offrir. Je me souviens parfaitement de ce jour : peu après la cloche de onze heures retentissait. Je sortis en pleurs avec pour accompagnement les rires de mes camarades de classe, jaloux de ma montre, qui s'estimaient vengés. 

ÉCOLE BUISSONNIÈRE

Cet après-midi-là, je fis, pour la première fois de ma vie, l'école buissonnière. Non pas en me dissimulant sous un faux départ à l'école, mais en déclarant à ma mère que je n'y retournerais plus. Ma mère fut comme frappée par la foudre : elle  resta sans voix, probablement à cause du ton déterminé que j'avais mis dans ma déclaration mais aussi et surtout parce qu'elle ne se serait jamais attendue à cela de la part de la sagesse personnifiée qu'était son fils, moi. Ce jour-là était un vendredi : je m'en souviens parfaitement car mon père allait tous les vendredis à Oran pour ses affaires. Je ne pus rien dire d'autre à ma mère que "je ne veux pas retourner là-bas". Vers quatorze heures -on reprenait les cours à 13H30, en ce temps-là-, mon voisin arabe et camarade de classe S. -qui ne m'adressait jamais la parole- vint en courant, suant et soufflant en tapant à la porte. Ma mère lui ouvrit. "Le maître vous fait dire que votre fils n'est pas venu à l'école". Me voyant, "il faut que tu viennes ! Le maître m'a dit de te ramener !". Je me contentai de tourner le dos au clébard commis aux basses œuvres, sans daigner lui parler et me retirai dans mes appartements -le grenier. Je compris évidemment que le maître lâche et sadique était en train de faire dans son froc. 

LE SADIQUE FAIT DANS SON FROC

Je suppose que ma mère a dû interroger l'émissaire-clébard sur ce qui s'est passé car, quand je descendis de mon perchoir en fin de journée, elle ne m'a rien demandé. De même lorsque mon père rentra. Il ne m'appela pas comme il en avait l'habitude pour me demander ce que j'avais appris de nouveau à l'école et me charger de l'inévitable corvée d'achat de lait frais chez un Européen éleveur de vaches, M. Pérez. Il avait eu un long conciliabule avec ma mère et, le lendemain, sans un mot, m'accompagna à l'école. Pendant que je rejoignais les rangs de ma classe, mon père avait une entrevue, dans la cour même, avec le directeur, M. Porta. Les élèves de ma classe observaient la scène puis le maître à la dérobée. Lors de la récréation de dix heures, le directeur vint voir le maître. Le sadique, après cela, m'assigna une place au fond de la classe, ne m'interrogea plus car jamais plus je ne levai le doigt et évitai même de le regarder. À la fin de l'année, le fils de Chupa-la-mierda eut le premier prix, mais durant la cérémonie de distribution, le directeur appela mon nom et me remit un prix spécial, celui du directeur, dit-il. C'était un magnifique et grand ouvrage, avec de superbes illustrations, intitulé "Les voyages de Sindbad le marin". Je me plus, alors, à imaginer le sadique ainsi que Chupa-la-mierda, père et petit-fils, écumant de rage et tombant à terre, frappés d'apoplexie. M. Porta m'avait bien vengé. Quant à mon prix, je demandai à ma mère de le cacher pour le soustraire à la jalousie bibliocide du Calciné. Peine perdue : Sindbad subira le sort de Minet, ainsi d'ailleurs que celui du prix que m'avait attribué M. Robert.

UN CLOU CHASSE L'AUTRE

Il en ira toujours ainsi : ce qu'un Européen me faisait comme mal, un autre Européen l'effaçait. Dans une société fondée sur la hiérarchie du mépris -où être vidangeur de fosses septiques et définitivement imprégné de l'odeur de la matière que l'on traite, valait toujours mieux que d'être arabe-, il fallait une sacrée force de caractère pour ne pas consentir au racisme qui était comme l'air ambiant de l'époque : ma race contre la tienne !. Je n'ai jamais, au grand jamais, eu ce réflexe primaire et le mérite essentiel, en cela, en revient à mon père. Je n'ai jamais entendu de sa part le moindre propos raciste à l'égard des Européens ou des Juifs. D'ailleurs, l'un de ses amis intimes était M. Jacob Bensoussan, qui lui faisait la lecture des journaux et avec lequel il passait de longs moments à discuter de politique, assis tous deux sur des chaises longues, posées sur le trottoir devant la porte d'entrée de notre maison, en sirotant du café. Comme je jouais seul dans la rue, je pouvais les entendre parler. (Je me souviens d'un jour où le ton dramatique de leurs échanges m'avait poussé à me rapprocher d'eux : il s'agissait de la mort d'un homme considérable dont je vis le nom le lendemain sur le journal que mon père avait acheté pour que son ami lui en fasse lecture. Cet homme était Joseph Staline. Un autre jour, c'est le ton enthousiaste de leur conversation qui fit que je tendis l'oreille : il était question de l'arrivée au pouvoir d'un homme qui allait changer les choses ici, disait M. Jacob : il s'agissait de Pierre Mendès-France.) Par ailleurs, une cousine de ma mère, très proche de nous et qui venait souvent nous voir, était mariée à un Noir, tonton Jabbour, dont elle avait eu des jumeaux, mes cousins, deux garçons très beaux auxquels j'enviais la couleur chocolat de leur peau.

Aujourd'hui, je bénis le sort qui m'a fait naître dans une famille qui ne m'a pas inculqué la haine de ce qui n'est pas Arabe et musulman.

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