braniya chiricahua




L'ancien se meurt, le nouveau ne parvient pas à voir le jour. Dans ce clair-obscur surgissent des monstres.
Antonio Gramsci

mardi 13 mai 2014

MÉMOIRE EN FRAGMENTS : CHRONIQUES SALADÉENNES (11)

Le Gazire, aujourd'hui

LA SORTIE DE L'ISOLEMENT : MON COUSIN HOUARI

La tante bien-aimée de ma mère (sœur de sa mère qu'elle avait perdue très tôt) habitait au village, dans le quartier de 3X6. On nommait ainsi la distillerie qui produisait un alcool rectifié dont le code était 3X6. La tante de ma mère avait deux enfants, Hadj et Kouider. Kouider était célibataire et Hadj avait un garçon d'un an plus âgé que moi, Houari. Ce fut lui qui me servit de mentor dans l'univers du village. Mon cousin Houari avait un an de plus que moi et il me dépassait donc d'une classe. C'était un bon élève. Son père, nationaliste MTLD, était très sévère et il n'aurait pas admis la moindre excuse de son fils qui aurait pu justifier un relâchement dans les études. Houari devait faire quotidiennement la lecture du journal à son père ; ce n'est qu'après cela qu'il avait le droit de sortir pour aller jouer. Je me souviens de son jeune oncle Kouider, MTLD lui aussi, qui me semblait plutôt insouciant et frivole comme les gens de son âge. 

LA DÉCOUVERTE DU CAFÉ AU LAIT

Le quartier de 3X6 était très -tout étant relatif- éloigné du mien. Pourtant, et malgré la peur de l'inconnu que représentait pour moi le village, je me suis enhardi à me rendre à 3X6 tout seul, les jeudi matin, jour de repos scolaire. Souvent, j'étais tôt le matin chez ma tante, si bien qu'il m'arrivait de prendre le café avec mon cousin. C'est à ces occasions que j'ai découvert la merveilleuse boisson que constituait le café au lait matinal. Chez nous, en effet, nous ne consommions le lait qu'au souper : mon père n'avalait pas autre chose au dîner qu'un couscous arrosé de lait chaud. Ma mère, qui avait le lait en horreur, avait fait contre mauvaise fortune bon cœur et trouvé le moyen idoine pour avaler son couscous : en salant outrageusement le lait ! Dès lors, il n'était tout simplement pas imaginable que ma mère eût pu nous servir du café au lait au petit-déjeuner. D'autant moins imaginable qu'elle était une vraie fanatique de café dont elle faisait grande consommation. 

3X6

Ma tante habitait juste en face de la distillerie. Deux ou trois pièces, mais un grand jardin. Parfois, quand le gardien n'était pas là -ou piquait un somme dans un coin-, nous nous glissions mon cousin et moi à l'intérieur de la grande cour de l'usine. Là s'amoncelait, en monticules pointus, la "brinsa", les résidus de grappes de raisin pressé qui allaient être traités pour en extraire l'alcool. Nous nous ébattions sur les petites collines de brinsa en éprouvant la douce chaleur et les relents capiteux qui en émanaient. En saison froide, quel plaisir d'aménager des excavations et de nous lover à l'intérieur ! Chaleur et vapeurs éthyliques (mais nous ne le savions pas) nous plongeaient dans une douce somnolence.

LA BALLE AU PIED

Houari jouait très bien au football. J'assistais aux matchs qu'il disputait avec les gars de 3X6 contre ceux du Gazire -une ancienne caserne transformée en résidence (on admirera, au passage, ces exemples d'ingénierie lexicale qui ont produit "Gazire" à partir de "Caserne" et "Brinsa" à partir de "Presse"). Ces matchs se déroulaient sur le square nu qui fait face à la salle de cinéma « Vox ». J'appris alors à me confectionner, moi aussi, une pelote en chiffons et à m'entraîner dans ma rue. Dans la rue perpendiculaire, se déroulaient des matchs avec de véritables ballons bien ronds, en bon caoutchouc. Ils appartenaient à mon voisin Norbert Quilès qui jouait là avec P'tit Louis Cassado, Paul et Jean Gallardo, S., qui étaient tous des riverains. Parfois s'adjoignaient à eux M. et H.. Un jour, P'tit Louis me proposa de participer moi aussi au jeu. J'acceptai évidemment avec  plaisir, et quel plaisir ! Hélas, celui-ci fut de courte durée : aussitôt que je fus de la partie, la chienne des Gallardo -elle répondait au doux nom de Gypsie- me poursuivit et me mordit cruellement au mollet. Pourquoi moi ? Sans doute parce que j'étais le plus petit et que la sale clébarde (je n'aime pas les chiens et j'assume) témoignait ainsi de la lâcheté de sa race qui s'attaque aux plus faibles. Cela dit, mes compagnons météoriques de jeu se gaussèrent bien de moi et je rentrai à la maison, humilié avec une méchante morsure au mollet.

LE JOUR DE GLOIRE

Un autre jour, Norbert me proposa de faire partie de l'équipe qui allait affronter celle de la redoutable "Tranchée", un quartier situé à l'ouest du village. L'équipe de la Tranchée passait pour imbattable ; là sévissaient les frères Caswéla, bagarreurs et fanfarons, Saïd le terrible -myope comme une taupe mais au tir foudroyant-, Kacem sec et vicieux et Haméto, déjà bedonnant et des cuisses aussi grosses que moi. Nous les avons battus un à zéro et devinez qui a inscrit le but ? Moi. Il faut dire que les gars de la Tranchée ne jouaient jamais qu'avec des balles minuscules alors que ce jour-là, ils devaient taper dans un ballon en caoutchouc dix fois plus gros, donc rien à redouter du Terrible dont les frappes parvenaient à peine à faire décoller le caoutchouc, encore moins des dribbles de Kacem qui perdait son football avec cette cloque gigantesque. Sur le chemin du retour, Norbert n'en croyait pas ses yeux que moi j'aie pu marquer un but, alors que S., H. et M. étaient verts de jalousie et, comme de bien entendu, ne m'adressaient pas la parole. 

EL BOULI'A, LA DÉVOREUSE

La compagnie rassurante de mon cousin me poussa à accomplir un acte qui ne me serait jamais venu à l'esprit : aller me baigner dans l'oued ! Je suis donc parti avec Houari et la bande de 3X6 vers le Rio-Salado, le Flumen Salsum des Romains, qui coule à environ 3km de là. La bande avait accoutumé de se baigner dans un endroit où le lit de l'oued s'élargissait brusquement et se rétrécissait tout aussi brusquement, formant ainsi une manière de poche, véritable petite piscine (mais nous n'avions jamais vu de piscine) que la bande appelait "El bouli'a", la dévoreuse, en fait il s'agissait d'un tourbillon. Pas très engageant ! Je me suis mis à l'eau en restant prudemment à côté de mon cousin. Quand l'eau m'arriva à la poitrine, je me sentis irrésistiblement ceinturé par quelque chose qui enveloppait mes jambes et m'entraînait vers le milieu de la piscine, mes pieds glissant sur la vase. Le courant m'emportait. Je me vis mort, noyé, l'eau bourbeuse envahissant mes poumons. Houari me rattrapa in extremis. Jamais plus je ne me baignerai dans les rivières et les lacs. 

MAIS DU CÔTÉ DE BEDEAU, ON SE SHOOTAIT AU CRAPAUD

Des dizaines d'années plus tard, un copain me fera part de l'étrange pratique à laquelle s'adonnait sa bande. Ils habitaient un village au sud de Sidi-Belabbès, Bedeau (aujourd'hui Ras-El-Ma), et allaient se baigner dans l'oued Mékerra. Leur lieu de prédilection ressemblait fort à notre bouli'a. Pour vaincre la peur et affronter leur dévoreuse, ils capturaient un crapaud et lui léchaient le dos ! Je me récriai de dégoût et lui de m'expliquer que les pustules du crapaud sécrétaient un puissant hallucinogène de sorte que, sa langue en étant imprégnée, l'impétrant ne craignait plus rien, shooté qu'il était aux humeurs du crapaud. J'eus beaucoup de peine à retenir mon dîner, ce soir-là.

N.B. Vous pouvez retrouver l'ensemble des "épisodes" de "Mémoire en fragments" dans la rubrique "PAGES" du blogue.

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