braniya chiricahua




L'ancien se meurt, le nouveau ne parvient pas à voir le jour. Dans ce clair-obscur surgissent des monstres.
Antonio Gramsci

mardi 24 mai 2011

L’ARTISTE EN SA LIBERTÉ

Abdelkader Alloula

Communication donnée à la rencontre internationale des artistes

Paris – Maison de la Chimie - juin 2003



L’iconoclasme = haine des images = haine de la représentation


Il ne s’agit pas, ici, de débattre des origines anthropologiques de cette peur ancestrale ni de ses traductions politiques et idéologiques.


Il s’agit de voir comment un homme peut cristalliser sur sa personne cette haine mortifère qui le pose ipso facto comme la quintessence de la transgression et le désigne comme victime sacrificielle.


L’intégrisme religieux ne refuse pas seulement l’image; il récuse la représentation parce qu’il subodore confusément que la représentation est une création.


Or la création est une catégorie qui ne se dit que de Dieu.


Si Dieu seul est créateur, l’artiste -le créateur- est un concurrent insensé de Dieu.


Alors défi lui est jeté à la face : “Insuffle vie, si tu le peux, à tes prétendues créatures, comme Dieu insuffle vie aux siennes !”


Et l’artiste relève le défi ; et la magie de la représentation opère cette transmutation incroyable : la vie figurée par et dans la représentation est plus vraie que la vraie vie, celle du réel, qui apparaît tout d’un coup nue et rabougrie, livrant sa petitesse et son inauthenticité à la lumière crue de la représentation.


L’artiste n’a pas égalé Dieu ; il l’a surpassé en levant par la force de l’imaginaire ce qui limite et contraint l’homme, faisant fi même du pouvoir du tyran inégalable, du tyran des tyrans, le temps.


Alors l’acte créatif, de réponse à un défi, devient lui-même défi inouï -et intolérable- à Dieu.


Ainsi le voit l’intégrisme religieux qui n’a alors de cesse de le délégitimer, de l’interdire, de le détruire.


Alors la vie de l’artiste ne tient plus qu’à un fil, aussi ténu que celui –invisible- qui sépare la lumière des ténèbres, quand tombe le soir.


Mais n’est-ce pas aussi –même si la chose n’est jamais dite, car impossible à avouer- que l’acte créatif est obscurément pressenti, par ceux-là même qui le récusent, comme un acte libre ?


Et qu'est-ce que l'acte libre sinon la manière qu'a l'homme de manifester justement la quintessence de la condition humaine ; une existence qui ne se soutient que d'elle-même, l’homme sans Dieu, l’homme libre.


Et la peur de la liberté est la grande pourvoyeuse des totalitarismes.


L’Etat policier, de son côté, ne refuse pas l’image épurée et asservie dont il se sert pour conforter sa domination.


Il ne refuse pas la représentation car sans la représentation mystifiée de soi qu’il inculque, par le mensonge, à la société, il sait qu'il ne pourra pas subjuguer les âmes.


Mais, pour ce faire, l’Etat policier ne peut disposer que de la collaboration de supplétifs culturels, pas d'artistes.


Pas de celle des créateurs authentiques, hommes libres par définition.


L’Etat policier n’admet pas, lui non plus, la représentation artistique parce qu’elle est un manifeste de liberté. Il ne peut admettre que l'image ou la parole flagorneuse, celles que lui distillent ses bouffons stipendiés.


Vient alors le temps des fetwas de mort, ces avis religieux autorisés qui ne sont rien de plus qu’un appel au meurtre placardé sur les murs des lieux de culte. Avis religieux ? Mais pourquoi leurs auteurs ne sont-ils que des sobriquets au bas d’une page ? Que craignent-ils eux qui détiennent et disent la vérité divine ? Et pourquoi un avis religieux devrait-il se soutenir d’une prime en monnaie sonnante et trébuchante ? une mise à prix de la tête de l’artiste ? Est-ce à dire que le motif religieux serait insuffisant ? Ou est-ce à dire que derrière la religion avancent, masquées, les figures de cauchemar de l’Etat policier ?


Qu’importe la réponse. La vérité est que la mort de l'artiste fait bien les affaires des uns et des autres, des tenants de l’intégrisme religieux comme de ceux de l’Etat policier, car il n'y a pas, en réalité , de différence de nature entre eux. "Ce sont deux formes cléricales d'imposition d'une idéologie politico-religieuse"1 qui fonctionne à l'écrasement des individus et à la négation de leurs libertés. A la négation de l'art donc et de l'artiste.



Le 10 mars 1994, Abdelkader Alloula marche de son pas lent et serein vers la maison de la culture. C'est une nuit du mois de ramadhan, le mois de la piété et du recueillement. L'artiste marche de son pas mesuré et dans sa petite serviette s'entrechoquent -mais cohabitent- deux livres, "Le petit Organon" de B. Brecht et "La Poétique" d'Aristote.


L'artiste doit animer une conférence sur le théâtre. Il vient à peine de mettre en scène "Arlequin, serviteur de deux maîtres".



Pour rendre hommage au maître Carlo Goldoni en ce bicentenaire de sa mort, dit la parole officielle.


Mais peut-être aussi pour se gausser de ceux qui croient pouvoir concilier politique et religion ?


L'artiste marche de son pas seigneurial et il sait que son nom figure sur une fetwa de mort affichée dans des lieux de prière.



Il marche sans trouble ni hésitation et il sait qu'une forte somme d'argent est promise à qui le ferait taire à jamais.



Il marche et il sait la haine inextinguible que lui vouent les policiers du régime.


Il sait tout cela, Abdelkader Alloula, comédien, metteur en scène, dramaturge, continuateur talentueux du T.N.P. de Jean Vilar et du Berliner Ensemble de Brecht dont il a su marier l'enseignement avec les formes de représentation populaire de son pays, l'Algérie qu'il aime éperdument et que pour rien au monde il ne quitterait.


Il sait tout et son pas ne tremble pas.


Et quand les jeunes assassins l'interpellent par son nom, il se retourne calmement vers eux pour regarder la mort en face.



1) Selon le mot de Jean LECA, fondateur, avec Pierre BOURDIEU, du CISIA -Comité international de soutien aux intellectuels algériens.