braniya chiricahua




L'ancien se meurt, le nouveau ne parvient pas à voir le jour. Dans ce clair-obscur surgissent des monstres.
Antonio Gramsci

vendredi 30 décembre 2016

EN PAYS HILALIEN : UNE ARCHEOLOGIE DU RAÏ



Le maître BLAOUI LAHOUARI 

Le Raï, ce genre musical popularisé par cheb Khaled à l'échelle mondiale, est né et s'est développé dans une région de l'ouest de l'Algérie que l'on peut aisément figurer par un triangle dont les trois sommets seraient les villes d'Oran, Sidi Bel-abbès et Tlemcen, le lieu géométrique en étant la ville de 'Aïn-Témouchent. Il s'agit, malgré ses appellations plurielles, d'une grande plaine d'un seul tenant, 150 km qui vont de la Sebkha d'Oran aux portes de Tlemcen. Or ce territoire était exactement celui de la grande tribu arabe hillalienne des Béni-Amer.

Les confédérations de tribus arabes Béni-Hillal et Béni-Souleym1 étaient originaires du Nejd (Arabie saoudite). Particulièrement fougueuses, elles razziaient jusqu'aux confins du Châm (en gros la Syrie actuelle) et de la Mésopotamie (l'Irak actuel, en gros). Dernières converties à l'islam, elles participeront au sac de La Mecque par les Qarmates (chi'ites de Bahrein prêchant le communisme intégral). Chassées par la sécheresse et la famine, elles s'étaient établies en Haute-Égypte où les califes fatimides chi'ites les avaient confinées sur la rive orientale du Nil. Leurs vassaux Zirides (dynastie de Berbères sanhajas fondée par Bologhine Ibn Ziri et régnant sur le Maghreb central) ayant abandonné le chi'isme, les Fatimides -en l'occurrence, le calife El Moustançar Billah- leur envoyèrent les tribus Béni-Hillal et Béni-Souleym pour les punir. Dans le même temps où ils se débarrassaient d'hôtes encombrants et particulièrement turbulents. On rapporte que les Fatimides versèrent une confortable obole aux deux confédérations pour les convaincre de quitter l'Égypte et d'aller voir du côté de l'Ifriqiya. Mais ils exigèrent d'elles, en retour, le paiement d'un droit pour traverser le Nil : un dinar par personne ! Gageons que les califes fatimides y ont largement retrouvé leurs petits.

Entrés en Tripolitaine en 1050, les Arabes hillaliens rallièrent l'Ifriqiya (en gros, la Tunisie actuelle) en 1055 pour en découdre avec les Zirides. L'armée sanhaja fut écrasée par les redoutables guerriers hillaliens. Le royaume ziride avait vécu. Reprenant leur marche vers l'ouest (début de la Taghriba, la marche vers l'ouest), les Béni-Hillal n'atteindront le sud oranais que deux siècles plus tard. Là, ils côtoieront une importante tribu berbère, les 'Abd-El-Wad, qui servait de makhzen (assurer l'ordre et lever l'impôt) aux Almohades dans l'Oranie. Lorsque l'empire almohade implosa, les Abd-El-Wad érigèrent le royaume de Tlemcen avec Yaghmoracen Ibn Ziane à sa tête. Menacé par ses cousins mérinides qui avaient fait appel aux Arabes Maqil (originaires du Yémen ceux-là, dont les Hadjoutes et les Thaaliba d'Alger sont les descendants) et qui lorgnaient lourdement du côté de Tlemcen, le fondateur du royaume zianide fit appel aux Béni-Amer qui deviendront son makhzen. La fortune de la tribu était, dès lors, faite.

Les Béni-Amer étaient une fraction des Arabes zoghbiens (Zoghba), nous dit Ibn-Khaldoun ; essentiellement guerrière, la tribu louait ses services aux États et aux souverains. En bonne tribu arabe, elle avait également une autre corde à son arc, celle de la poésie. Ses bardes popularisaient la geste hilalienne (Es-sira el hillalia), faite d'amours légendaires et de hauts faits d'armes. Les Béni-Amer s'installèrent graduellement dans la vaste et riche plaine qui s'étend de Tlemcen à Oran. Petit à petit, les intrépides et belliqueux guerriers vont se transformer en riches agriculteurs sédentaires. Léon l'Africain, au 15° siècle, disait d'eux : « Ce sont des hommes d'une grande bravoure et très riches. Ils sont dans les 6000 beaux cavaliers, bien équipés. » Les Espagnols les tiennent pour « nobles, seigneurs des Berbères et fiers », et Daumas, le consul de France auprès de l'émir Abdelkader, écrivait en 1839 : « Les Béni-Amer, possesseurs d'un pays immense et coupé de vallées fertiles se livrent beaucoup à l'agriculture et sont très riches en grains et troupeaux de toute espèce ».2

L'arrivée des Ottomans et des Espagnols signa la fin de cet intermède. Entre ce qui leur apparaissait comme la peste et le choléra, les Béni-Amer tergiversèrent, ne souhaitant choisir ni l'un ni l'autre camp. Mais les Ottomans engagèrent les hostilités contre eux : ils les chassèrent de la grasse plaine de la Mlata (en gros d'Oran au Tessala) et y installèrent deux groupes faits de bric et de broc, c'est à dire d'éléments détribalisés qu'ils nommèrent Douaïrs et Zmalas. Plus grave : les Ottomans prétendirent faire des Béni-Amer, en les scindant en deux entités, des tribus ra'ïas (soumises à l'impôt). La haine inexpiable que vouèrent désormais les Béni-Amer aux Ottomans justifiera l'alliance avec les Espagnols, malgré les réserves sévères des fractions maraboutiques des Béni-Amer -qui étaient secrètement travaillées par la tariqa Derqaouiya. Un des deux frères Barberousse, les maîtres de la Régence d'Alger, Aroudj Boukefoussa -le manchot- fut ainsi tué lors d'un affrontement avec les Espagnols et les Arabes coalisés, près du Rio-Salado. Durant toute la durée de l'occupation ottomane, les Béni-Amer ne cessèrent de guerroyer et de défendre leurs terres.

Quand se produisit l'occupation française, les Zmalas et les Douaïrs se mirent immédiatement au service des nouveaux maîtres, alors que les Béni-Amer vont suivre l'émir Abdelkader dans sa longue résistance contre l'envahisseur français. L'émir reconstitua l'ancienne confédération sous le nom d'Aghalik des Béni-Amer qui comprenait les fractions suivantes : Ouled Slimane, Ouled Brahim, Ouled Sidi-Khaled, Ouled Sidi-Bouzid, Ouled Sidi-Ali Benyoub, Hazedj, Ouled Zaer, Ouled Sidi Maachou, (Bel-Abbès, Mékerra) ; Ouled 'Ali (Tessala) ; Ouled Mimoun, Mahimat, Ouled Sidi-Abdelli, Ouled Sidi-Ahmed Youcef, Ouled Khalfa (tribu berbère assimilée), Douï Aïssa (entre 'Aïn-Témouchent et Tlemcen) ; Ouled Djebara (Terga), Ouled Sidi-Messaoud, Ouled Bouamer (Hammam-Bouhadjar et Rio-Salado), Ouled 'Abdallah ; Ouled Sidi Ghalem, Chorfa Guetarnia (tribu berbère assimilée), Maïda (Mlata).

1845 : survient la tragédie qui marquera la fin de l'épopée des Béni-Amer. Tout avait commencé par une action d'éclat de l'émir, pourtant réduit à la défensive par la guerre totale que lui faisaient les Bugeaud, Lamoricière, Pélissier, Cavaignac, brûlant tout sur leur passage, razziant les troupeaux, enfumant les humains. L'émir réussit à mystifier Cavaignac et Lamoricière en passant au milieu de leurs colonnes et à anéantir les régiments du colonel Montagnac à Sidi-Brahim (près de 'Aïn-Témouchent). Galvanisés par cette victoire, les Béni-Amer consentirent à suivre l'émir dans sa marche vers le Maroc où il pensait obtenir l'aide du souverain. Alors «  de la pointe du lac (Sebkha d'Oran) à Tlemcen, on ne rencontre personne. C'est le désert » disait Lamoricière3. Les Béni-Amer abandonnent leurs terres, créant un vide sidéral devant les colonnes infernales des généraux français -les colonnes infernales étaient une stratégie de guerre d'anéantissement qui avait déjà servi en France contre les Vendéens.

Mais le roi du Maroc, cédant aux menaces et aux promesses des Français, attaqua les arrières de l'émir, pendant que Lamoricière et le duc d'Aumale lui coupaient les voies de retraite vers l'Algérie. L'émir perdit le contact avec les fractions Béni-Amer. Certaines de celles-ci, encerclées par les troupes du roi, préférèrent passer au fil de l'épée leurs femmes et leurs enfants plutôt que de les laisser tomber entre des mains fourbes, puis se battirent jusqu'au dernier. L'émir, qui avait retrouvé leurs traces, arriva à bride abattue sur les lieux mais c'était pour constater la tragédie qui venait de se dérouler. Il réussit encore à briser l'encerclement et à rentrer dans son pays. Mais c'était pour déposer les armes trois mois après, profondément marqué par les atrocités d'une guerre inégale et par les trahisons et retournements de ses alliés.

Sur le territoire marocain, cependant, des fractions des Béni-Amer, qui étaient parvenues à échapper aux troupes royales, devaient passer sous les fourches caudines des Français pour espérer rentrer au pays. Les généraux -Bugeaud, Cavaignac, Lamoricière- s'y opposèrent catégoriquement ; Pélissier n'était pas en reste qui exultait : « Leur émigration nous a laissé un vaste et riche territoire. C'est la forteresse de la colonisation qui se prépare... ».4 Il avait raison : le gouverneur général (GG) de l'Algérie n'allait pas laisser passer cette occasion inespérée de rafler les riches terres des Béni-Amer. Le 18 avril 1846, il prenait un arrêté frappant de séquestre les terres des « émigrés ». Il s'agissait, dès lors, de les empêcher de rentrer : le GG et le ministère de la Guerre donnèrent des instructions en ce sens. Mais il se trouva que le consul de France à Tanger, De Chasteau, n'était pas d'accord. Il allait affréter des bateaux pour ramener ce qui restait des Béni-Amer à Oran. Puis son gendre, Léon Roches, qui le remplaça un moment, poursuivit l'opération de rapatriement. Il raconte que les familles des Béni-Amer mouraient littéralement de faim, qu'il reçut une délégation qui lui dit :  « Il vaut mieux nous tuer ici que nous renvoyer au milieu des Marocains qui déshonoreront nos femmes sous nos yeux, nous assassineront et vendront nos enfants car c'est ainsi qu'ils ont agi à l'égard de nos frères. »5 Devant les cris d'orfraie du GG et des généraux (le plus haineux à l'égard des Béni-Amer étant sans conteste Pélissier, qui commandait l'Oranie6), Roches eut recours à des passeurs clandestins qui guidèrent les émigrés chez les Béni-Snassen et les Béni-Bouyahi, tribus rifaines en révolte contre le roi, qui leur firent passer la Moulouya.

« En tenant compte de ce qu'ils étaient, les Béni-Amer n'existent plus. » Ainsi pouvait s'exprimer Cavaignac après ce désastre. Combien les Béni-Amer perdirent-ils d'hommes au cours de cette expédition ? Difficile de le savoir avec précision, mais on peut s'en faire une idée en comparant le nombre de tentes (combien de personnes pouvait contenir une tente ? On s'accorde à le situer entre 7 et 10) avant et après la « nakba » -catastrophe : 4200 en 1844 ; 3800 en 1851 ; déficit 400. Sachant que le nombre de tentes émigrées était de 1200, c'est donc le tiers des émigrés qui a disparu.7

Quant aux terres confisquées, il est difficile d'en avoir un compte précis, le cadastre n'existant pas ; de plus, les terres de parcours n'étaient pas toujours clairement différenciées des terres d'exploitation. D'après les premières estimations faites en 1851 par les Bureaux arabes, il est raisonnable d'avancer le chiffre de 100 000 ha de bonnes terres bien grasses qui tombèrent dans un premier temps dans l'escarcelle de la colonisation. Encore que la spoliation ne fît que commencer.

L'Oranie devint ainsi la « forteresse de la colonisation », ainsi que le souhaitait Pélissier. Le sénatus-consulte de 1863 officialisait les prélèvements fonciers déjà opérés au profit de la colonisation ; mais les tribus étaient reconnues « propriétaires des territoires », détenus à titre familial ou collectif. Il est vrai que Napoléon III, lors de son second voyage en Algérie (1865), avait dit, parlant des autochtones : « Nous ne permettrons pas que cette race fière et généreuse subisse le sort des Indiens d'Amérique... Ce sont les Européens qu'il faut cantonner, pas les Arabes ». Et il avait donné des instructions précises en ce sens. Mais les GG successifs -en particulier Pélissier, encore lui !, et Mac-Mahon- s'attachèrent à les saboter systématiquement. On estime qu'en vingt ans -de 1851 à 1871- les autochtones de l'Oranie perdirent encore les 2/5 de leurs terres. Puis la République vint qui donna un coup de fouet à la colonisation dans son sens le plus brutal. Des milliers de Français, d'Espagnols, de Maltais, d'Italiens, d'Allemands et de Suisses arrivèrent qui se partagèrent les dépouilles des Béni-Amer.

Profondément déstructurée, ruinée, spoliée, la prestigieuse tribu des Béni-Amer n'existait plus. Elle venait, sans le savoir, de faire l'expérience de l'implacable logique qui sert de propédeutique obligée au développement du Capital : la séparation violente du producteur d'avec ses moyens de production. Alors, de nombreux fils des fiers guerriers d'antan découvrirent qu'il ne leur restait plus d'autre richesse que celle de leurs bras, leur force de travail. Ils se résolurent, la mort dans l'âme, à la mettre à disposition d'autrui en échange de quelque menue monnaie. Prolétarisés, ils durent louer leurs bras à ceux-là mêmes qui occupaient à présent leurs terres, ces étrangers arrivés on ne sait d'où et qui les traitaient, eux les autochtones, en parias. Cruel destin.

Mais il est une autre face de cette spoliation historique qu'il convient de savoir regarder. En se dissolvant, la tribu a libéré ses membres des liens très étroits qui les unissaient fermement. La tribu a perdu sa 'Açabiya pour parler comme d'Ibn-Khaldoun. Dans le groupe agnatique, en effet, les rôles sociaux sont distribués depuis toujours ; aucun membre ne peut faire autrement que d'occuper la place et le rôle qui lui sont assignés. La contrepartie de cet ordre d'airain est que chacun possède un statut qui lui épargne les doutes et l'angoisse. Mais que le groupe se défasse et les membres perdent leur statut. Alors, s'ouvre une faille vertigineuse, celle de l'interrogation sur soi, sur ce que l'on est, doublée de celle sur ce qu'il faut faire, comment agir.

Le philosophe Gilles Deleuze a parfaitement analysé ce phénomène de perte de statut social et de ce qu'il engendre chez celui qui est devenu, soudain, un individu.8 Il prend pour illustration le cas des Noirs américains délivrés de l'esclavage après la guerre de Sécession (1865). L'esclavage, si inhumain fût-il, donnait au Noir un statut ; son rôle, sa place étaient bien définis. Les rapports esclavagistes étant abolis, comment le Noir va-t-il vivre sa nouvelle situation ? Deleuze nous dit qu'il la vivra sur le mode de la plainte dont la figure poétique est l'élégie. (L'élégie est un poème libre, écrit dans un style simple qui chante les plaintes et les douleurs de l'homme, les amours contrariés, la séparation, la mort.) La signification profonde de cette plainte est, ajoute le philosophe, l'incapacité de l'homme à faire face à ce qui lui arrive : « Ce qui m'arrive est trop grand pour moi. » L'élégie du Noir américain libre va éclater dans le Blues.
MUDDY WATERS

Les références au Blues pour caractériser le Raï sont courantes mais aucune n'atteignait à ce niveau de rationalité que nous ouvre l'analyse de G. Deleuze. Le Blues dérive des chants des ouvriers du coton, dans le delta du Mississipi. Le mot Blues vient de l'expression anglaise « blue devils » qui signifie « idées noires ». Il a une origine incontestablement rurale ; de plus, il est le produit de diverses influences : africaine, celtique (irlandaise et écossaise) et... asiatique ! Car on note de plus en plus l'influence de la culture amérindienne sur ce genre musical. Avec les mouvements de migration de Noirs du sud vers les villes du nord (particulièrement Chicago et Detroit), le Blues va troquer son instrumentation simpliste pour la guitare et la basse électriques, la batterie et l'harmonica, instrumentation « classique » que popularisera Muddy Waters, le grand maître du Blues électrique, dit de Chicago. La fortune du Blues était dès lors faite et son influence sera énorme : il sera à la base du Rock'n Roll et de la Pop Music anglo-saxonne qui envahiront le monde (les Rolling Stones ne cessent de rendre hommage à leur maître, Muddy Waters).

Qu'en est-il du Raï, maintenant ? D'abord, la signification du mot : raï veut dire en général opinion et rayi (que l'on retrouve de façon systématique et lancinante dans tous les opus de Raï) veut dire mon opinion. Il semble bien qu'à l'origine, aller écouter du Raï signifiait que l'on allait écouter la voix de la raison, celle de bon conseil qui vous guide dans le droit chemin. Mais c'est dire, par là, que l'on cherchait une voie, que l'on avait besoin d'une aide pour faire des choix dans la vie. C'est pour cela que le terme le plus approprié pour rendre le mot raï est sans conteste le mot choix. C'est ce qui apparaîtra de façon éclatante lorsque le Raï prendra son essor et que se multiplieront ses interprètes. Si l'on examine, d'autre part, le texte d'une chanson de Raï, on y retrouvera des invariants qui sont : une lamentation sur les conséquences d'un choix. Ce qui nous ramène au descendant des Béni-Amer prolétarisé, livré à lui-même et qui découvre ce qu'il faut bien appeler la liberté, c'est à dire une capacité de choix. Avec la décharge d'angoisse et/ou de remords qu'elle génère, maintenant que les repères traditionnels ont été abolis.

Le Raï moderne avec son instrumentation électrique (guitare, synthétiseur) a suivi une voie homologue à celle du Blues. Comme ce dernier, il est d'origine rurale ; au départ, il y a des ouvriers agricoles qui triment dans les grandes propriétés coloniales de l'Oranie : moissons, vendanges, cueillette. Ces ouvriers sont des Béni-Amer ruinés et prolétarisés mais ce sont également des saisonniers venus d'un peu partout, et même du Maroc (surtout du Rif). Un brassage s'opère ainsi qui est aussi celui des genres : car, fait remarquable et même inouï, des femmes travaillent désormais aux côtés des hommes. Et les ouvriers -phénomène universel- chantent pour se donner du cœur au ventre. Que pouvaient-ils chanter ?

De même que les ouvriers Noirs ne pouvaient chanter du Gospel ou des Negro Spirituals, encore moins des ballades celtiques, les ouvriers agricoles des plaines de l'Oranie ne pouvaient chanter les longs poèmes de Chi'r melhoun -que l'on rend assez improprement par poésie populaire- qui étaient -sont encore- l'apanage de l'Oranie. Le Chi'r melhoun est certainement le produit de la dégradation de la poésie épique des Béni-Hillal ; on en retrouve les traces thématiques probantes -portrait de la bien-aimée, éloge du clan, de la vie bédouine...- dans les qacidates -longues pièces poétiques- de tous les maîtres de ce genre poétique. À partir de la deuxième moitié du XIX° siècle, le Melhoun commence à intégrer des thèmes nouveaux et adopte une métrique plus légère et moins convenue. Incontestablement, cette révolution est le fait du barde des Béni-Amer, Mostefa Benbrahim ; elle sera prolongée au XX° siècle par Abdelkader El Khaldi. Ces transformations vont ouvrir la voie à un changement capital : la mise en musique de cette poésie avec des instruments modernes marquera la naissance du genre dit Oranais moderne -Wahrani 'asri.

Le maître de cette révolution est Blaoui Lahouari qui introduira le piano, la guitare, l'accordéon, l'orgue là où il n'y avait que deux flûtes en roseau et un tube fermé par une peau de lapin en guise de percussion. Influencé par les rythmes exotiques -flamenco, boléro, rumba, mambo- Blaoui va également y soumettre (à doses homéopathiques, certes) les textes du Malhoun. Si Blaoui chantait encore et toujours les vieilles qacidates du Melhoun, il n'en aura pas moins renversé un tabou de taille dans une société arabe dont le maître mot est l'imitation des anciens. Ce faisant, Blaoui allait ouvrir un boulevard aux « Mafrakh », ces « petits bâtards » (comme les appelaient les vénérables cheikhs, selon Saïm El Hadj, compositeur et musicologue oranais), ouvriers pour la plupart, qui ne pouvaient exciper d'une naissance dans une famille de grande tente, qui n'avaient aucun respect des anciens cheikhs et des règles d'apprentissage de la « sanaa » -le métier d'artiste- et qui bricolaient des textes sans queue ni tête. Exactement comme les premiers bluesmen. Les textes des chansons raï n'ont, en effet, plus rien à voir avec la poésie courtoise et délicate du Melhoun. Ils sont violemment lubriques, sans concession à la bienséance pudibonde des Arabes ; ils chantent les amours adultères, le vin, l'ivresse, la violence des rapports sociaux, la débauche des sens. « Celui qui ne s'est pas enivré et n'a pas connu le désir ferait mieux de crever » résume la chanteuse Rimitti (« Elli ma sker wa tmahan el mout kheïrlah »).
Cheikha RIMITTI

Le Raï n'est donc pas la continuation du Melhoun, y compris dans sa forme moderne du Wahrani. Comme le Blues n'est pas la continuation du Gospel ou du Negro Spirituals. Certes, de l'un comme de l'autre, des influences multiples ont présidé à la naissance. Mais justement, c'est cette accumulation de facteurs qui a rendu possible le saut qualitatif qui a donné naissance à une chose nouvelle, originale, qui ne peut se rapporter à aucune autre. 9

Hommage à Blaoui Lahouari et à mon douar, El Mssa'da.


1Les développements sur les Béni-Amer sont documentés à partir de : Histoire des Berbères d'Ibn-Khaldoun, la mère de toutes les références ; Les Arabes en Berbérie de Georges Marçais ; Les siècles obscurs du Maghreb de Emile-Félix Gautier ; le grand classique Histoire de l'Afrique du Nord de Charles-André Julien et l'excellent article Historique des Beni Amer d'Oranie, des origines au sénatus-consulte de Pierre Boyer, in la Revue de l'Occident musulman et de la Méditerranée.
2Toutes les citation, in P. Boyer : Historique des Béni-Amer
3Idem
4Idem
5Lettre au ministre des AE, 19 janvier 1849 ; in P. Boyer, op. cité
6« Et voilà que nous sommes encombrés d'une population famélique qui ne pourra jamais voir dans d'autres mains les terres de ses pères sans que la rage et le désir de se venger ne lui dévorent le cœur... La protection du consulat de Tanger ne leur fera pas oublier que nous sommes les détenteurs de leur sol et qu'il y a du sang entre nous. » (Lettre du 28 octobre 1848). Idem
7Idem
8Gilles Deleuze : Abécédaire (DVD)
9Pour de plus amples développements sur les aspects musicologiques et instrumentaux du Raï, on consultera avec profit les écrits de deux chercheurs témouchentois pur sucre :
Boumédiène Lechech, musicologue-chercheur dont on trouvera un article sur la musique bédouine ici :http://www.socialgerie.net/spip.php?article708 et un article sur le Raï ici : http://www.socialgerie.net/spip.php?article529 ;
Mohamed Kali, inspecteur de l'enseignement dont on pourra trouver les écrits sur le Raï (je n'ai pas les liens) dans les archives du journal El Watan.

samedi 19 novembre 2016

LE BRAS DROIT DE BOUSSOUF PARLE


Les éditions Barzakh (Alger) viennent de publier les mémoires de 'Abderrahmane Berrouane, intitulés "Aux origines du MALG. Témoignage d'un compagnon de Boussouf".



1- 'Abderrahmane Berrouane (dorénavant AB) est né en 1929 à Relizane, dans une famille aisée -son père étant courtier en grains. Après des études primaires à Relizane, secondaires à Sidi-Belabbès et Oran, il obtient le bac philo au lycée Lamoricière (Oran). Il part ensuite pour la France afin d'y poursuivre des études supérieures. Là, il fera connaissance d'étudiants algériens engagés en politique, entre autres de Sid-Ahmed Inal -militant du PCA- et Mohamed Harbi -militant du PPA, mais très à gauche, les deux étant étudiants en histoire. AB s'inscrira à la faculté de sciences politiques de Toulouse. Le 19 mai 1956, l'appel à la grève des cours lancé par l'UGEMA (cf sur ce blogue La grève imbécile) le trouvera en deuxième année de sciences po. Il obtempère et part pour le Maroc dans l'espoir de rejoindre, à partir de là, une unité combattante de l'ALN. Mais il n'ira pas plus loin.

2- Au Maroc -où s'était établi le commandement de la zone V-, il est coopté, après un long entretien-interrogatoire avec un nommé Mabrouk ('A. Boussouf), pour faire partie du futur réseau d'écoutes et de transmissions que le même Boussouf (chef de la zone V, Oranie) mettait en place. La zone V -qui deviendra Wilaya V après le congrès de la Soummam, août 1956- va servir donc de ban d'essai à l'embryon de service de propagande et d'espionnage de l'ALN. Suivent deux années et demie de long apprentissage sur le tas (le commandant 'Omar Tellidji, officier des transmissions dans l'armée française qu'il déserta, étant seul spécialiste de ces choses).

[Ici, une anecdote : AB raconte que Sid-Ahmed Inal, "déçu par le parti communiste", rejoignit à son tour le Maroc et tenta d'entrer en contact avec lui. Boussouf refusa. La prétendue déception d'Inal fait réagir Sadek Hadjerès, secrétaire du PCA et responsable avec Jacques Salort des CDL (Combattants de la libération, l'aile militaire du PCA). Voici ce que dit Sadek Hadjerès à ce propos :

"L'auteur a la probité de ne pas occulter le segment étudiant de son parcours, mais dans le bain nationaliste hostile, il n'a pu s'empêcher de tordre un fait dans le sens de la doxa anticommuniste, malgré le portrait élogieux qu'il a dressé de Ahmed Inal. Voir par exemple ce qu'il dit page 50 et page 56. Dans cette dernière, il décrit (en passant et de façon furtive) son (Inal) engagement au FLN comme celui d'un communiste déçu. Tout à fait contraire aux faits et à son parcours. C'est en fidélité à son engagement organique communiste qu'il a pris toutes ses décisions, en accord total avec son parti. Avant 1955, nous étions déjà lui et moi en relation et coopération entre Alger et Paris depuis deux ans à propos de nos associations étudiantes. A l'automne 55, nous avons eu à Paris des discussions de groupe sur les questions politiques, idéologiques et culturelles (à l'une ou deux d'entre elles, avait assisté Harbi, que m'avait présenté Aziz Benmiloud qui était un ami commun). Puis j'ai discuté avec lui (Inal) longuement le long des quais de la Seine et il a été convenu entre nous qu'il rentre au pays comme membre du PCA et des CDL. Ce qu'il a fait peu après en engageant son travail de masse à Tlemcen. Pendant les vacances scolaires de Noël (il était prof de lycée) il a fait le compte rendu de ses activités transmis par Colette Grégoire (NB : la poétesse Anna Greki, compagne de Sid-Ahmed) qui a rencontré à Alger Lucette Larribère à Blacet El aoud (NB : Place du gouvernement, Alger). Nous avons eu plus tard des échos de ses activités au maquis et notamment la lettre admirable où il réaffirmait son attachement à l'idéal socialiste.
On est loin du comportement d'un communiste déçu, mais ça faisait partie de la posture nationaliste (y compris exprimée dans la plate-forme de la Soummam) de nier les faits."*]

3- Après la fondation du GPRA (Gouvernement provisoire de la république algérienne, septembre 1958), Boussouf est nommé ministre des Liaisons générales et des communications (ministère qui deviendra quelque temps après celui de l'Armement et des liaisons générales, MALG). Boussouf confie le commandement de la wilaya V à son poulain Mohamed Boukharrouba Boumédiène et s'établit au Caire. Ses lieutenants, parmi lesquels AB, l'accompagnent. On réfléchit à l'organigramme du ministère. AB se voit confier la DVCR, division de la vigilance et du contre-renseignement, le saint des saints des services spéciaux de l'ALN, la structure chargée de ficher tout le monde et d'espionner.

4-Théoriquement donc, AB était l'homme le mieux informé du FLN-ALN. Pourtant, ceux qui attendraient de lui qu'il lève le voile sur les aspects les plus problématiques de la guerre d'indépendance, en seront pour leurs frais.

-Ainsi, rien sur Boussouf, sa vie, sa scolarité, son parcours militant, absolument rien.

-Ainsi, rien sur l'assassinat de 'Abane Ramdane, si ce n'est pour déplorer les incompréhensions et les malentendus entre les hommes ! Rien que du subjectif, donc ; pas de divergence politique radicale !

-Pas un mot sur ce qu'il est convenu d'appeler "l'affaire Si-Salah", le chef de la wilaya IV -la plus emblématique du combat de l'intérieur- qui a pris langue avec le général de Gaulle. Difficile de faire passer le baroudeur Salah Mohamed Zamoum pour un traître : on comprend le silence.

-Rien sur l'hécatombe de colonels de l'intérieur que son service était censé protéger contre les coups tordus de l'ennemi. À rebours même de ce que l'on soupçonne très fort aujourd'hui, AB encense le haut fait d'armes que constitue l'acquisition de postes émetteurs ANGRC9, passant sous silence ce que de nombreux historiens et acteurs de la guerre disent : ces postes comportaient des mouchards qui donnaient à l'ennemi la position de l'utilisateur. (Cf sur ce blogue : Regarde les colonels tomber.)

-Par contre, position très défensive et confuse sur la faillite majeure des services de Boussouf : le carnage de la Bleuite. AB en rend responsable Aït Hamouda 'Amirouche et son entêtement incompréhensible à poursuivre son œuvre de mort malgré tous les messages que lui envoyaient les services de Boussouf, l'informant qu'il était l'objet d'une manipulation retorse. Pourtant, s'agissant de la mort de 'Amirouche, et en réponse à ceux qui accusent Boussouf de l'avoir fait repérer par radio, AB dit que c'est impossible vu que la wilaya III ne disposait pas de poste radio ! Mais alors comment lui étaient parvenus les soi-disant messages à propos de la Bleuite? Ce que tente maladroitement de passer sous silence AB, c'est que la wilaya III n'avait pas de poste radio parce que son ANCRG9 avait explosé, tuant ses servants et manquant de tuer également Mohand Oulhadj (mise au point publique faite par le très officiel président de l'association du MALG, Daho Ould Kablia). Voilà qui rappelle un sinistre précédent : le poste radio piégé qui a tué Mostfa Benboulaïd.

-Cela dit, AB livre tout de même quelques informations intéressantes pour qui sait faire la part des intentions calculées. Ainsi de l'arrivée de Mohamed Harbi au Caire et de la campagne de dénigrement menée contre lui par 'Ali Mendjeli (adjoint de Boukharrouba) qui exigeait rien moins que le "jugement" et "l'exécution" (sic) de Harbi ! AB prétend que ce sont les services de Boussouf qui ont sauvé l'historien… Ce qu'il est intéressant de noter, c'est combien la vie humaine valait peu de chose aux yeux des porteurs d'armes pour lesquels un jugement n'est qu'une formalité précédant la mise à mort, Harbi n'ayant jamais fait autre chose que critiquer ce qui lui semblait aller mal dans la conduite de la guerre. Ce que le PCA avait eu le courage de faire également.

-Ainsi également de cette information : Boussouf n'a jamais eu qu'un seul ami, un homme en qui il avait une confiance absolue au point de confier à ses adjoints d'avoir à s'en remettre à ce seul responsable dans le cas où lui (Boussouf) serait "empêché". Cet homme, c'est Lakhdar Bentobbal, le responsable réel de la tragédie du 20 août 1955 (cf sur ce blogue : La dame de coeur), celui qui a donné ordre d'assassiner 'Alloua 'Abbas, neveu de Ferhat 'Abbas (qui l'aimait comme son fils) et élu UDMA, l'homme qui, alors que la guerre tirait à sa fin, faisait des conférences devant l'armée des frontières pour mettre en garde contre… le danger communiste ! Soit dit en passant, cette confidence de Boussouf suffit à ruiner les affirmations de Bentobbal à propos de l'assassinat de 'Abane Ramdane : Bentobbal a toujours dit qu'il avait consenti à l'emprisonnement de 'Abane, pas à sa mort. On n'en croit rien : comment Bentobbal aurait-il pu faire défaut à son ami et alter ego (tous deux originaires de Mila, tous deux descendants de koulouglis, tous deux si doués de savoir-faire expéditif en matière de condamnation et d'exécution)?

-Enfin la troisième information : à quelques semaines de la proclamation de l'indépendance, des djounouds de Boukharrouba commandés par Tayebi Larbi, investissent le centre des données de la DVCR à Rabat et emportent toutes les archives. Idem pour le centre de Tripoli (plus important lieu de stockage des archives du MALG), dont le chef, 'Abdelkrim Hassani, passe à Boukharrouba en mettant tous ses documents à la disposition du chef de l'état-major général (EMG). (AB, quant à lui, aura été ébranlé par la cabale que Laroussi Khélifa, secrétaire général du MALG et homme de confiance de Boussouf -qu'il trahira au profit de Boukharrouba-, monta contre lui dans le vain espoir de le démettre !) Que Boukharrouba n'ait rien eu de plus pressé à faire que main basse sur les archives du MALG, ce genre de question n'interpelle pas AB. (Par ailleurs, AB veut-il suggérer au lecteur que tout ce qui est arrivé après l'indépendance ne concerne plus le MALG?)

Au total, on sort de la lecture des ces mémoires avec le sentiment d'une très vive déception, à la mesure des attentes que suscitaient les débuts prometteurs du texte : tout avait bien commencé, en effet, avec un luxe de détails autobiographiques (ce qui n'est pas si courant avec les acteurs algériens de la guerre), la mention des amitiés progressistes (Inal, Harbi) -ce qui là encore n'est pas courant tant l'anticommunisme a marqué ces mêmes acteurs-, tout cela respirait la sincérité et une certaine fraîcheur. Très vite, cependant, on retombe dans les ornières de la narration stéréotypée des anciens combattants, avec des "Si Flen" obséquieux à profusion, avec cette tendance à l'exagération des exploits supposés de ses propres services, avec cette incapacité à tenir la moindre distance critique avec son action. Et que dire de l'absence de réflexion sur ce qu'est devenue l'Algérie actuelle, l'Algérie telle que l'a façonnée la SM, fille du MALG ? Si des hommes cultivés tels que AB ne sont pas parvenus à soumettre leur propre pratique à la réflexion critique, c'est à désespérer.

Il y aurait en effet de quoi désespérer : dans les dernières lignes du livre, AB répond aux détracteurs du MALG historique. Quelle est sa réponse ? Ce sont des ennemis connus de la Révolution et nous avons des dossiers sur eux. Qu'ils se le disent !

Voilà, c'est dit. Chassez le naturel...

Le dernier mot à Sadek Hadjerès

"Chez Berrouane, la vision d'appareil hégémonique me parait tempérée par un patriotisme qui a été influencé par son passage dans les milieux étudiants qu'il appelle "progressistes" parisiens de 1954-55. Ils étaient en fait les groupes de langue algériens du PCF que j'ai connus directement en septembre-octobre 55 lors d'une mission d'une quinzaine de jours (la date exacte peut être retrouvée, celle des entretiens de Bichat à la Salpêtrière) qui m'avaient servi à couvrir mon séjour parisien. 
L'ouvrage de Berrouane est évidemment pro domo, le mérite étant qu'il donne des références factuelles intéressantes. Mais sur le fond, l'histoire est la plupart du temps réduite aux actions louables des appareils (réelles ou exagérées), les défaillances sont liées à des faiblesses et facteurs personnels. Quant au soubassement fondamental des orientations, il est grossièrement occulté jusqu'à gommer totalement le fait historique et significatif dominant, celui de l'assassinat de Abane Ramdane".**




*  Correspondance personnelle
** Idem

lundi 7 novembre 2016

LA FIN DU BLOC HISTORIQUE FLN


La guerre d'indépendance algérienne de même que la période post-indépendance ont été conduites sous le drapeau du FLN. Ce qui se tenait derrière ce drapeau, en réalité, c'était la petite bourgeoisie rurale et urbaine. Appelons, pour la commodité, ce segment historique "le bloc historique FLN". La petite bourgeoisie rurale et urbaine a, en effet, établi son hégémonie sur la masse du peuple par le truchement de ses propres intellectuels ainsi que par celui de ses alliés démocrates-bourgeois, communiste et clercs religieux. "L'hégémonie", dans le concept d'Antonio Gramsci, est la domination culturelle (idéologique) qu'exerce un groupe social -ou une classe sociale- sur le reste de la société. La visée ultime de cette domination culturelle est évidemment la conquête du pouvoir politique. Mais pour ce faire, la domination idéologique, si elle est une condition nécessaire, n'est pas suffisante : il faut encore en passer par la case politique, c'est à dire nouer des alliances complexes avec d'autres groupes sociaux -constituer un bloc historique dans la terminologie de Gramsci-, ce qui ne peut pas aller sans compromis. Souvent, les nécessités de l'alliance obligent le groupe hégémonique à faire passer au second plan -voire à les masquer- ses intérêts économiques stricts. Cette phase de latence, durant laquelle les intérêts véritables des différents groupes qui s'agrègent dans le bloc historique demeurent latents, cachés, peut durer des décennies. Mais il arrivera toujours le moment où les choses se décantent et où se produit le dévoilement, l'Alétheia, cet instant idoine où la vérité de la graine éclate dans la fleur, où les masques tombent, où les intérêts bornés et égoïstes délogent les prétentions universalisantes et morales, où "le négociant à tête de lard succède à César", comme dit Marx. À cet instant tombent également les illusions et les mythes ; à cet instant s'évanouit le fantasme de l'unité nationale.

L'identification des chefs de la guerre d'indépendance permet d'esquisser le contour de cette petite bourgeoisie rurale et citadine qui a réussi, par la persuasion idéologique mais aussi par la contrainte, à agglomérer les masses populaires autour d'elle. Ce sont, pour l'essentiel, des notables ruraux et des petits fonctionnaires de l'administration coloniale, qui ont fait leurs classes politiques auprès de Messali Hadj et qui ont pris la mesure de ses limites idéologiques. Ils ont fait, pour la plupart d'entre eux, également leurs classes militaires dans l'armée coloniale. Pour un certain nombre d'entre eux, leur filiation koulouglie est un facteur d'engagement supplémentaire : à cause de l'invasion française du pays, les Koulouglis (enfants issus d'un Ottoman et d'une algérienne) n'ont pu se constituer en dynastie régnante à l'instar de la Tunisie et de l'Égypte. Le Koulougli pense qu'il appartient, par un côté, à la race des seigneurs promise au commandement -en réalité à la caste des Janissaires qui étaient majoritairement des "Renégats", anciens Chrétiens capturés et islamisés par les Turcs.

Ces chefs de guerre réussirent à rallier à eux, non seulement une majorité d'éléments plébéiens avides de revanche sociale mais également et surtout la bourgeoisie citadine et ses élites représentées par l'UDMA de Ferhat Abbas et les centralistes du MTLD -Benkhedda, Yazid, Boumendjel...-, la classe ouvrière et son organisation politique, le PCA, et enfin l'intelligentsia religieuse en la personne des Oulémas. Le bloc historique FLN était ainsi constitué dès 1956, sous la houlette d'un génie politique, 'Abane Ramdane. Il pouvait se dire le représentant unique de la société algérienne, celui qui avait le droit de parler en son nom. Ce dont il ne se privera pas. La présence des Ferhat Abbas et consorts garantissait, en apparence, le pluralisme et la démocratie ; la présence des combattants communistes, la dimension sociale de la future république algérienne ; la présence des Oulémas, l'éthique des futurs gouvernants et le retour à la vraie foi. C'est pour cela que la rhétorique du FLN de guerre paraissait si unitaire et si démocratique.

Un petit bémol est de mise ici : sans la férocité et l'aveuglement des tenants racistes ultras de la colonisation et sans la lâcheté du pouvoir central parisien, les choses se seraient passées autrement. En tout cas pas avec cette rapidité et cette efficacité. Il suffit de rappeler qu'en 1936, la délégation du Congrès musulman algérien (CMA) -front comprenant les Oulémas, les communistes et les bourgeois-démocrates- ne demandait pas autre chose que l'égalité civique et politique, avec conservation du statut personnel pour les musulmans. Si l'on avait accédé à cette demande et maté les ultras qui poussaient de grandes clameurs en traitant Maurice Violette d"Arabe", on eût sans doute épargné à ce pays et à ses populations les affres d'une guerre particulièrement cruelle. La délégation du CMA fut reçue par Léon Blum et Maurice Violette -gouverneur général de l'Algérie-, tous deux socialistes, par Edouard Daladier, radical et ministre de la Guerre, et par Maurice Thorez et Jacques Duclos, dirigeants du parti communiste français. 

Si l'accueil de ces derniers fut chaleureux, celui des socialistes, réservé, celui de Daladier, par contre, fut glacial et menaçant : "Je n'approuve ni vos revendications ni votre mouvement. S'il y a lieu, je n'hésiterai pas à utiliser la force !" Le cheikh Benbadis lui fit cette réponse tranquille : "Il y a une force plus grande encore, celle de la justice et du droit." Rappelons que c'est ce même Daladier qui, deux ans plus tard, se couchera -en compagnie de Neville Chamberlain, le Premier ministre britannique- devant Hitler à Munich. Mais ainsi sont les lâches : forts avec les faibles, faibles avec les forts.

Les affrontements de l'été 62 entre l'armée des frontières et les combattants de l'intérieur, furent suivis par l'élimination des composantes bourgeoise-démocratique (mise à l'écart de Ferhat Abbas et de ses amis) et communiste (interdiction du PCA et caporalisation des syndicats), ainsi que par la mise au pas des Oulémas, livrés à leur frange inculte et rétrograde. Dès lors, le bloc historique FLN ne renfermait plus, du point de vue social, que la composante plébéienne, celle formée par les millions de déclassés ruraux et urbains, produit de la déstructuration de la société par la guerre. On peut, en effet, dire que la guerre (1954-62) a fait disparaître la paysannerie algérienne. C'est sans conteste cette catégorie sociale qui a payé le plus lourd tribut. Ajoutons que la collectivisation des terres après l'indépendance a rendu impossible une reconstruction rapide de la paysannerie. (Le marxisme soviétique avec son dogme de l'abolition de la propriété privée de la terre et son discours anti-paysans, vus comme parcellaires et bornés, -ce qui justifiera le massacre des koulaks, les paysans moyens- n'a pas peu contribué à empêcher la reconstitution de la paysannerie; alors même que cette attitude était étrangère à Karl Marx comme en témoigne sa correspondance avec Vera Zassoulitch sur la communauté paysanne russe.)**

Face à cette société en ruines, le seul discours que pût tenir le pouvoir politique était le discours socialisant et égalitaire. Du point de vue politique, par ailleurs, le bloc historique FLN s'était transformé en parti hégémonique prétendant toujours représenter la société tout entière. La confusion entre bloc historique FLN et parti FLN avait commencé qui allait durer une génération, soit vingt-cinq années. Ce qui nous amène à 1988.

Le complot d'octobre 1988 -que l'on s'ingénie encore à présenter comme une révolte de la jeunesse, après l'avoir qualifié « d'émeutes de la farine »- a été le révélateur de la montée en puissance de la composante compradore du bloc historique FLN. Cette dernière, avant de découvrir que la mainmise sur l'appareil d'État lui ouvrait des possibilités immenses d'enrichissement, avait de qui tenir : elle perpétuait, en effet, au sein du bloc historique FLN l'esprit boutiquier du petit commerçant, incapable de se détacher des rapports marchands simples, ceux de l'achat et de la vente, incapable de saisir l'essence des rapports de production modernes, fondés justement sur la production de la valeur par le travail. Cette tendance se trouvait en parfaite congruence avec l'idéologie islamique primaire, celle qui valorise les rapports marchands simples.

La décennie 80 fut, de fait, marquée par une véritable explosion du petit commerce et du marché noir -que l'on a élevé à la dignité d'économie informelle. Cette tendance boutiquière a été encouragée objectivement par le discours révisionniste du pouvoir qui larguait à toute vitesse son passé "socialiste" sous la pression du FMI et du courant dominant à l'échelle mondiale, celui du libéralisme débridé à la Milton Friedman. Elle n'allait pas manquer de trouver son expression idéologique adéquate dans les mouvements islamistes regroupés au sein du Front Islamique du Salut. La suite est connue : arrangement entre la Présidence et le FIS pour ouvrir la voie du pouvoir à ce dernier ; accord tacite de la haute hiérarchie militaire; mais voilà que la Sécurité militaire s'en mêle et passe alliance avec une partie de la hiérarchie militaire -les anciens officiers du cadre français essentiellement, qui par tradition et par culture ne pouvaient pas imaginer l'entrée des Islamistes au pouvoir- pour casser l'accord de tous les dangers et mener une terrible répression contre les Islamistes.

L'affrontement vit la réactivation de toutes les techniques utilisées par l'armée française durant la guerre contre le FLN : création de faux maquis, enlèvements, torture, exécutions sommaires... La tuerie n'épargna pas les personnalités de gauche, les militants des droits de l'homme, d'éminentes figures de la culture. À l'évidence, les deux belligérants avaient un égal intérêt à voir disparaître cette intelligentsia moderniste, laïque, démocratique et sociale. Programme mené à bien par la mort ou l'exil des concernés. Et dès lors que la fraction plébéienne égalitariste des mouvements islamistes fut réduite, que le FIS fut détruit, rien ne s'opposait plus à l'entrée au pouvoir des Islamistes boutiquiers, les Frères musulmans.

Aujourd'hui, et quelle que soit l'étiquette politique sous laquelle le pouvoir veut la dissimuler en multipliant les partis, c'est la tendance compradore, grassement enrichie par l'import-export et la fabuleuse corruption générée par la passation des marchés, qui domine l'appareil d'État. Elle pourra toujours consentir, ici ou là, quelques miettes aux quémandeurs, mais là s'arrête sa liberté de manœuvre : elle a désertifié le terrain politique par une répression qui ne s'est jamais démentie ; elle ne peut avoir d'autre horizon idéologique que celui, boutiquier, de l'islamisme primaire, et elle se trouve donc condamnée à une alliance d'airain avec cet islamisme-là ; à l'abri de la grande terreur qui maintenait les gens dans la sidération,elle a liquidé le tissu des entreprises publiques sur injonction du FMI ; d'un même mouvement, cependant, elle contrecarrait systématiquement l'émergence d'une classe de capitalistes nationaux ; elle a, ainsi et au total, empêché l'émergence d'une véritable société civile. Et comme la « société civile est la vraie scène de l'histoire » -selon le mot de Marx- il n'est pas étonnant que l'Algérie semble hors du temps, figée.

Le pays est dans une impasse dont rien ne le sortira sinon une longue et patiente « guerre de position » (au sens gramscien), c'est à dire la conquête de l'hégémonie culturelle sur la bourgeoisie compradore. Pour le dire autrement, il faut construire une véritable contre-société en redéfinissant les valeurs sur lesquelles elle pourrait se fonder. L'Algérie a besoin d'une profonde réforme morale. Et comme l'Histoire ne repasse pas les plats, sinon sous forme de farce, il n'y aura ni Oulémas éclairés à la Benbadis, ni parti communiste, ni bourgeois démocrates à la Ferhat Abbas pour éclairer la voie. En d'autres termes, il ne faudra pas singerIl faudra inventer. Hommes de demain soufflez sur les charbons / À vous de dire ce que je vois. (Aragon).


* cf http://www.socialgerie.net/spip.php?article596

** Voici ce que dit Marx dans sa réponse à Vera Zassoulitch : "En analysant la genèse de la production capitaliste, je dis : « Au fond du système capitaliste il y a donc la séparation radicale du producteur d’avec les moyens de production... la base de toute cette évolution c’est l’expropriation des cultivateurs. Elle ne s’est encore accomplie d’une manière radicale qu’en Angleterre... Mais tous les autres pays de l’Europe occidentale parcourent le même mouvement... La propriété privée, fondée sur le travail personnel... va être supplantée par la propriété privée capitaliste, fondée sur l’exploitation du travail d’autrui, sur le salariat. »
Dans ce mouvement occidental il s’agit donc de la transformation d’une forme de propriété privée en une autre forme de propriété privée. Chez les paysans russes on aurait au contraire à transformer leur propriété commune en propriété privée. L’analyse donnée dans le « Capital » n’offre donc de raisons ni pour ni contre la vitalité de la commune rurale, mais l’étude spéciale que j’en ai faite, et dont j’ai cherché les matériaux dans les sources originales, m’a convaincu que cette commune est le point d’appui de la régénération sociale en Russie ; mais afin qu’elle puisse fonctionner comme tel, il faudrait d’abord éliminer les influences délétères qui l’assaillent de tous les côtés et ensuite lui assurer les conditions normales d’un développement spontané."  (C'est moi qui souligne).


jeudi 6 octobre 2016

GOUVERNER PAR LE COMPLOT : OCTOBRE 88 A ORAN (actualisé)


  

                                  

Pour l'anniversaire de ce qui est qualifié "d'émeutes d'octobre", je remets en exergue ces analyse et témoignage personnels actualisés.     


LIMINAIRE

Des émeutes d'octobre 1988 à Alger, tout a été dit -ou presque. Que se passa-t-il à Oran, durant ces quelques jours qui marqueront ce moment idoine où la vérité des choses se dévoile brusquement ? Le régime livrera à tous son vrai visage en ces journées de complot et contre-complot car les groupes d'intérêt au pouvoir ne s'affrontent jamais à visage découvert ; ils se réfugient derrière la manipulation d'une masse, de préférence jeune car impulsive, téméraire et sans expérience. À ce titre, il est légitime de dire que les manifestations de 1982 à Oran, de 1986 à Constantine et de 1988 à Alger (et Oran) ont été les vrais premiers épisodes de la guerre des lâches qui endeuillera le pays dans la décennie 90.

LE CONTEXTE GÉNÉRAL

Les années 80 furent marquées par une lutte intense entre les différents cercles du pouvoir. Le débat tel qu'il était formulé en public concernait la question de la gestion économique et financière du pays après la chute des prix des hydrocarbures en 1986. Mais cette façon de poser le problème avait pour objectif de cacher la réalité d'un autre, plus profond et premier car il structurait de plus en plus clairement les luttes de tendances au sein du pouvoir : celui de la destination du secteur public, agricole et industriel, qui avait été édifié depuis l'indépendance. Privatiser les terres agricoles récupérées sur le fonds colonial, démanteler le secteur industriel et défaire toute la législation sur le commerce extérieur afin d'ouvrir la porte au capital international, tel était le programme d'une tendance du pouvoir, pressée d'emboîter le pas à l'Égypte d'Anouar Sadate, celle de l'Infitah - « l'ouverture »- qui avait livré ce pays à la la bourgeoisie compradore, celle du « Tasdir wa'stirad », l'import-export.

FERRAILLE

L'inénarrable Benbella apportera son eau frelatée au moulin des Infitahistes en déclarant que le secteur industriel n'était qu'« un tas de ferraille ». L'heure, il est vrai, était au règne de l'ignorance et de l'inculture. Avec un acteur de série B à la tête des USA (R. Reagan) et une épicière inculte et dénuée de tout sentiment humain en Grande-Bretagne (M. Thatcher), pourquoi l'Algérie ne se paierait-elle pas deux présidents, l'un en exercice et incapable d'énoncer une seule phrase syntaxiquement correcte dans n'importe quelle langue, l'autre dans l'opposition et blindé contre le ridicule ?

RAYMOND LA SCIENCE

Cette tendance infitahiste, honteuse parce qu'incapable encore de s'assumer ouvertement tellement elle aurait heurté une opinion publique formatée à l'égalitarisme de la religion et du socialisme officiel, était encouragée et soutenue par le cercle présidentiel. Sa mise en oeuvre fut confiée à un gouvernement dirigé par Abdelhamid Brahimi, un premier ministre rigide, brutal même, et à la science douteuse qui entreprendra le travail préparatoire de liquidation des grandes entreprises publiques, celui de leur redimensionnement. Morceler les « majors » des hydrocarbures, de la sidérurgie et du BTP pour les liquider plus facilement, telle était la mission d'un Premier ministre qui ne convainquait personne en s'abritant derrière les nécessités d'une gestion plus saine (et qui n'avait, de toute façon, aucun argument à faire valoir sinon la vocifération et le passage en force).

KGB - SM / BSP - DPU - GESTAPO

Aux Infitahistes qui avaient le vent en poupe, leurs adversaires n'avaient à opposer que l'arsenal des ruses et chausse-trapes d'appareils. Le système politique qui s'est mis en place en Algérie dès les premiers mois de l'indépendance ressemble à s'y méprendre à celui qui prévalait en URSS : une pouvoir nominal dévolu au parti unique (PCUS / FLN) et sa réalité exercée dans le secret absolu par l'appareil de la sécurité d'État (KGB / SM). La tendance anti-infitahiste était « logée » dans une aile de la SM -disons pour aller vite et pour la commodité, l'aile gauche-, et son bras séculier était l'appareil du FLN et ses organisations satellites. C'est dire en d'autres termes que l'appareil de la SM était lui-même divisé. (D'ailleurs, le Premier ministre était lui-même un membre de la SM). Mais, contre la Présidence et le gouvernement, l'aile gauche de la SM disposait d'un atout autrement décisif : son influence sans rivale sur l'appareil d'État et les managers du secteur public, soumis à une surveillance implacable et terrorisés à la seule idée d'avoir affaire, un jour, à la SM. À partir de 1975, en effet -et mettant à profit l'affaire du Sahara occidental et l'état, consécutif, de paix armée avec le Maroc- la SM mit en place les Bureaux de sécurité préventive (BSP), organes de surveillance présents dans la moindre administration, la moindre entreprise, la plus petite école même. Les managers et les cadres étaient à la merci du moindre ragot colporté par des agents d'autant plus zélés qu'ils étaient, en général, plus motivés par la prébende que par le patriotisme. Un réseau de surveillance et de contrôle tentaculaire, qui rappelle par bien des aspects le Dispositif de Protection Urbaine, le DPU du colonel Trinquier, de sinistre mémoire (lui-même démarqué des méthodes de mouchardage de la Gestapo) et finalement inefficace puisqu'il n'empêchera nullement la corruption de prospérer. Bien au contraire. Et elle ne touchera pas seulement les BSP, d'ailleurs, mais des cadres mêmes de la SM. Qui surveillera les surveillants... 

FMI

Au long des années 80, cette confrontation allait devenir de plus en plus prégnante, de plus en plus publique. Les Infitahistes, confrontés, d'une part, à la pression croissante du Fonds monétaire international (FMI) -le bras armé de la marche du Capital vers l'unification du marché mondial-, d'autre part au sabotage systématique des mesures gouvernementales par leurs adversaires, se lanceront finalement dans une fuite en avant qui mènera aux événements d'octobre 88. Mais auparavant, il y aura eu cette emblématique affaire des ligues des droits de l'homme.

L'AFFAIRE DES LIGUES DE DROITS DE L'HOMME



La deuxième moitié des années 80 allait être marquée, en effet, par cette bataille autour de la constitution d'une association de défense des droits de l'homme. L'idée d'une ligue des droits de l'homme faisait, depuis quelque temps, son chemin dans un cercle de démocrates bourgeois de la capitale. Pour l'essentiel, il s'agissait de personnalités liées au barreau dont certaines -l'avocat Miloud Brahimi et l'écrivain Rachid Boudjedra- entretenaient des liens d'amitié avec le chef de la DGSN, Hadi Khediri. La figure de proue de ce cénacle était Miloud Brahimi. On cite aussi les avocats Ali Benflis, membre influent du FLN, Youcef Fethallah, le professeur de Droit Mohand Issaad, Mes M'hamed Ferhat et Mahi Gouadni d'Oran... L'existence de ce cercle (informel) était bien l'indice qu'une autre tendance politique tentait de se faire jour à l'ombre de la Présidence, celle de démocrates libéraux, encouragée et même couvée par le chef de la DGSN, lequel se croyait promis à un avenir radieux.

DES TÂCHERONS DU GPRA

Mes Ferhat et Gouadni étaient précisément ceux qui avaient assuré notre défense lors des événements d'avril 82. Khediri et Gouadni se sont connus à l'université d'Aix-en-Provence où le premier menait des études de mathématiques, le second de Droit. En 1961, Khediri rejoignit le GPRA à Tunis où se trouvait également Rachid Boudjedra -ce qui explique la présence de l'écrivain, qui se revendiquait du communisme, dans le cénacle, et plus tard dans le bureau de la ligue. C'est auprès de Me Ferhat que je me tenais informé de l'état d'avancement du projet qui m'intéressait particulièrement. L'expérience de 82 -et celle de 86 qui a concerné les camarades de Constantine- m'avait convaincu que l'axe principal de la lutte politique devait se déplacer vers la défense de la société civile qu'un pouvoir de plus en plus nettement policier et prédateur menaçait gravement. J'y reviendrai.

CONSENSUS BRISE

J'appris ainsi que le consensus s'était enfin réalisé autour de la date et du lieu de proclamation de la ligue et, surtout, sur le nom de son futur président, une personnalité incontestable et unanimement respectée, le professeur de droit Mohand Issaad. Mais au jour dit, un incident remettra tout en cause : brisant le consensus longuement négocié, quelqu'un se présentera, à la dernière minute, contre Issaad. C'était Abdennour Ali-Yahia. Personnalité très controversée, passée du boumédiénisme au berbérisme, Ali-Yahia a-t-il consciemment saboté la réunion pour faire place nette à la ligue berbériste dont il sera l'inamovible président ? Quoi qu'il en soit, l'incident créa la confusion et la réunion tourna court. Dans les jours qui suivirent, le professeur Issaad fut convoqué par les services de sécurité, interrogé, intimidé. À quel service appartenaient ces policiers ? Voulaient-ils étouffer dans l'oeuf le projet pour mettre Khediri en difficulté ? Le fait est que le professeur Issaad se retira de la scène. Il fallut lui trouver un remplaçant. Ce fut Me Miloud Brahimi qui, finalement, deviendra le président de la LADH. À son corps défendant, diront certains.

LA LIGUE SECTAIRE

Quant à Abdennour Ali-Yahia, il fut proclamé président d'une « Ligue de défense des droits de l'homme » (LADDH) par une réunion de militants tous connus -à l'exception de Me Hocine Zahouane, qui en fut la véritable cheville ouvrière- comme des militants de la cause berbériste, tels Ferhat Mehenni, Saïd Saadi, Fettouma Ouzeggane, Moqrane Aït Larbi... Immédiatement après cette proclamation, ils furent tous arrêtés (à l'exception notable de Ali-Yahia) et déférés devant une juridiction d'exception, la Cour de sûreté de l'État, siégeant à Médéa. Ils seront condamnés à de lourdes peines de prison et certains d'entre eux seront internés à Bordj Omar Driss, où ils retrouveront les militants du Pags constantinois. Plus tard, on découvrira qu'une autre initiative de constitution d'une ligue, contemporaine des deux premières nommées, avait été mise en oeuvre par un groupe de trotzkistes proches du Parti des Travailleurs (PT). Un bureau fut même constitué mais cette ligue ne sortira jamais des limbes de la clandestinité bien que certains secteurs du pouvoir fussent intéressés à son existence.

ORAN ET LA LADH


Le Pags était organisé jusque là en réseaux plus ou moins étanches, ce qui n'assurait pas plus de sécurité à l'ensemble de l'organisation ni ne facilitait le travail militant -deux réseaux pouvant se télescoper ou développer des stratégies différentes dans un même milieu local ou professionnel. Or le parti était parvenu à un stade de développement qui ne pouvait plus se satisfaire de ce type d'organisation. Tout le monde en était peu ou prou conscient, même si on n'avait pas les mêmes mots pour le dire. C'est dans ce contexte que se mit en place, en plusieurs étapes certes, la cellule dans laquelle nous nous sommes trouvés réunis M'hamed Djellid, Abdelkader Alloula et moi.

M'hamed enseignait la sociologie à l'université mais « travaillait » dans le monde ouvrier : recrutement de militants et organisation de cellules. Il activait dans trois secteurs : la commune, les docks et le BTP. En ce qui concerne les deux premiers secteurs, leur réceptivité à notre travail venait de loin. Il y a, bien sûr, l'histoire prestigieuse des dockers oranais à l'époque de la CGT (qui étaient encore dirigés dans les années 60 et 70 par feu Mohamed Boualem, militant du PCA et survivant du maquis « rouge » de Beni Boudouane, Ouarsenis, où périrent Henri Maillot et Maurice Laban aux côtés de leurs camarades arabes). Mais il y avait une raison plus récente à cela, une histoire d'art, et précisément une histoire de théâtre.

ÉBOUEURS ET DOCKERS AU THÉÂTRE


Pour le 1er Mai 1969, l'UW-UGTA (qui n'était pas encore tombée entre les mains de la mafia syndicalo-policière) avait décidé, à l'instigation de sa commission culturelle, d'organiser des manifestations artistiques pour les ouvriers et leurs familles. J'étais membre de cette commission, aux côtés de Benamar Belazrag (futur inspecteur du travail très engagé dans la cause ouvrière), commission que présidait Abderrezak Daoui, futur secrétaire national de l'UGTA dans l'équipe Demène-Debbih. Nous avons fait une « commande » à A. Alloula de la pièce de théâtre « El 'Alag – Les sangsues », qu'il venait d'écrire et qui n'avait pas encore été montée, et au cinéaste Zakaria d'un film inédit.

BOUCH'OUR - LE CHEVELU

La pièce de Alloula fut présentée à un public d'ouvriers -où dominaient les dockers et les communaux-, venus avec leurs femmes voilées prendre place dans les travées du théâtre, pour la première fois de leur vie pour l'écrasante majorité d'entre eux. Ce fut à cette occasion que nous nouâmes avec eux -Abdelkader surtout- des rapports très étroits, véritablement fraternels.

Pour la petite histoire, le film de Zakaria passa à la télévision. C'était un mélodrame misérabiliste sur la condition ouvrière où l'opposition entre nantis et pauvres était illustrée par les images de deux quartiers d'Oran on ne peut plus dissemblables : Saint-Hubert, le quartier rupin, avec ses splendides villas et ses palmiers majestueux, et la Scaléra, le Barrio Bajo espagnol, en ruine. Sauf que la caméra de Zakaria avait pris dans son champ, à Saint-Hubert, la villa de Médeghri, le ministre de l'Intérieur ! 24 heures après, celui-ci déboulait dans la station régionale de la radio-télévision, fulminant. Il injuria et menaça tout le monde, y compris celui qu'il appela « le chevelu -Bouch'our », dont il allait s'occuper -dit-il. (Mais si l'on doit en croire les gens de la station, il aurait dit textuellement « Et quant à votre chevelu, je vais lui b... sa mère !») Le « chevelu » était, bien entendu, le ministre de la Communication, Ahmed Taleb. (C'est dire en quelle considération la camarilla d'Oujda tenait ses propres ministres !)

DES PETITS CHEFS ET DE LEURS PRATIQUES

Sans le savoir, nous avions, à nous trois, fait une expérience originale : en combinant l'activité spécifique de chacun d'entre nous -le théâtre pour Abdelkader, le politique pour M'hamed et le syndicalisme pour moi-, nous avions ouvert un champ très prometteur pour élargir l'implantation du parti dans le milieu ouvrier. Bien des années après, nous insistâmes auprès de Abdelhamid Benzine pour être organiquement réunis. Ce qui fut finalement accepté, non sans tergiversations de la part d'un responsable local suspicieux avec lequel les points de friction furent très nombreux. Il faut dire qu'il agissait souvent à l'emporte-pièce ; sous le coup de l'humeur, il prenait, seul, des décisions irréfléchies. À titre d'illustration, il décida, un jour, après des accrochages sérieux entre eux, de couper M'hamed de tout lien avec le parti. C'est moi qui l'ai « récupéré », de mon propre chef. Des années auparavant, il avait décidé subitement et sans s'en expliquer avec moi, que je devais cesser toute activité dans les syndicats et à l'intersyndicale. Comment aurais-je pu justifier pareille chose auprès de mes camarades de lutte dans les syndicats ? Cela faisait si longtemps que j'y militais.

Pour la petite histoire, j'avais participé à la mise en place de la première section du SAE (Syndicat algérien des enseignants) en janvier 1962, à l'école Pasteur, dans le quartier de M'dina Jdida. L'OAS tira, ce jour-là, au mortier sur le quartier et deux obus s'abattirent justement dans la cour de l'école où nous étions encore réunis. Par ailleurs, la première action que nous avions menée fut une grève des cours pour exiger que nous soyons payés, nos traitements ne nous étant pas parvenus depuis des mois. L'OAS avait désorganisé le réseau de distribution postale en empêchant que les quartiers arabes fussent desservis. Et ce fut un inspecteur (arabe) de l'enseignement qui fut chargé par l'académie de nous payer en espèces !

Et surtout comment justifier ce qui serait apparu comme un lâchage aux yeux de mes camarades de l'intersyndicale -dont j'étais l'un des fondateurs et le partisan le plus enthousiaste ? Avec le recul du temps, j'en suis arrivé à penser que c'était bien l'intersyndicale qui gênait certains responsables du parti, les dogmatiques, ceux qui étaient incapables de saisir les nuances et modulations tactiques que doit nécessairement suivre la mise en œuvre d'une ligne politique générale. C'était là une décision trop grave pour être laissée à la prérogative de quelqu'un d'impulsif. J'en avisai, alors, la direction du parti. La réponse fut claire et nette : « Il n'en est pas question ! » Je demeurai donc à mon poste de lutte syndical, au grand dam du chef local.
                                              
DE LA DÉLATION



Il arriva, de plus, à ce régional d'agir de manière proprement irresponsable : par exemple, en laissant entendre à de jeunes camarades qui activaient dans un réseau parallèle au mien dans le secteur de l'enseignement, que nous (mon réseau et moi) n'étions pas spécialement détenteurs de la vérité de la ligne du parti ; résultat ? L'un de ces jeunes camarades s'en alla benoîtement répéter la chose au CNP du FLN ! Heureusement que le CNP de l'époque était Saïd Bouhedja, un homme qui avait du respect pour nous et qui nous recevait souvent dans le cadre de l'affaire 82 -affaire dans laquelle ce réseau de camarades, soit dit en passant, demeura parfaitement inerte. Il s'agit là rien moins que de délation.

J'aurai, d'ailleurs, de la délation d'ex-camarades, une autre illustration des années après, alors que j'écrivais sous pseudonyme dans un journal d'opposition, au cours de la décennie de la terreur des années 90. Je fus invité à un dîner par une connaissance qui m'informa qu'il recevait ce soir-là Me Ferhat M'hamed et que ce dernier avait émis le souhait de me voir. Nous étions séparés depuis de longs mois et je sautai sur l'occasion de revoir mon très cher maître. Or, il y avait là l'avocat 'Ali Haroun, ancien membre du Haut Comité d'État et un membre de Tahadi, transfuge du Pags. Si j'avais su leur présence, je me serais aussitôt décommandé car je n'avais rien à voir dans ce qui apparaissait bien comme une rencontre politique entre des membres de l'ANR (Alliance nationale républicaine, le parti de Rédha Malek dont Mes Ferhat et Haroun étaient des dirigeants) et un militant du soi-disant Tahadi. Au cours de la discussion sur la situation politique -c'était l'époque où Zéroual voulait organiser des élections présidentielles-, le « tahadiste » me dénonça inopinément à Ali Haroun :  «C'est lui qui écrit dans tel journal sous tel pseudo ...». Je n'avais pourtant rien dit, participant à peine à une discussion que je trouvais inutile : les élections en Algérie ont-elles jamais servi à quelque chose ? Un silence de plomb s'abattit sur les convives. Tout le monde, y compris la propre épouse du délateur, baissa les yeux de honte. 
Je me dis que quand on place la discipline, l'obéissance et le fanatisme de la « ligne » au-dessus de tout, il ne faut pas s'étonner de voir le simple sens moral commun -pour qui tout délateur est un chien- s'estomper. Justement, l'impétrant (celui du dîner) était connu pour son sens éthique défaillant : le chef local du Pags m'avait informé de certaine indélicatesse à propos d'un appartement qui nous servait de planque et qui était mis à la disposition du parti par un camarade discret.

CELLULE JEAN-MARIE LARRIBERE

Nous avions baptisé notre cellule « Jean-Marie Larribère » (JML) -du nom du médecin communiste qui mit en pratique l'accouchement sans douleur à Oran. Sa clinique sera détruite par l'OAS. Jean-Marie était le frère de Camille Larribère, délégué du Komintern en Algérie, enterré à Sig. La cellule s'étoffa très vite, devint même protéiforme, avec des extensions touchant les secteurs des femmes, de la jeunesse, des étudiants, des arts, des droits de l'homme... Ce n'était plus une cellule mais une section ! Qu'importait pour nous l'appellation ! La vie, l'activité réelle débordait de tous côtés les schémas organisationnels théoriques. Aujourd'hui, il m'apparaît clairement que la forme parti classique de l'activité politique est invalidée et disqualifiée partout dans le monde. Ceux qui continuent à s'y cramponner perdent un temps précieux alors qu'ils feraient mieux de scruter ce qui advient dans les pays les plus avancés qui sont notre horizon quoi que nous fassions pour y échapper.

À l'agenda de la cellule, je proposai d'inscrire la lutte pour ce qu'il est convenu de nommer « les droits de l'homme ». J'avais tiré des événements de 1982 un enseignement décisif : la condescendance -sinon le mépris- dans lequel les partis communistes tenaient la lutte pour les droits de l'homme en lesquels ils ne voyaient qu'un concept bourgeois, devait être définitivement bannie. Les batailles démocratiques que nous menions partout -syndicats, comités de quartiers, associations de parents d'élèves, journalistes...- nous mettaient en position -plus que n'importe qui- de porter haut le drapeau des droits civils. Il n'était plus question d'ignorer le simple droit des gens à ne pas se faire passer à tabac dans un commissariat de police, à ne pas se faire kidnapper par des policiers non identifiés, à ne pas se faire torturer dans des lieux clandestins. L'aspiration à la sécurité personnelle, garantie par une Justice indépendante, allait devenir un axe de bataille capital : c'était mon opinion et elle était nourrie et confortée par la position défensive dans laquelle les pays socialistes, URSS en tête, avaient été mis par les stratèges de la CIA sur ces questions, justement.

Lorsque le bureau national de la LADH fut installé, Me Gouadni commença ses prospections pour Oran dont il était chargé d'installer le conseil et le bureau. Il prit contact avec Alloula et moi afin que nous lui fassions des suggestions. Nous avons évoqué un certain nombre de personnalités consensuelles de la ville. À notre surprise, l'avocat les récusa en nous disant qu'il avait besoin de battants, pas de notables. Il précisa sa pensée en nous disant qu'il nous voulait carrément nous, tous les deux. J'ai déjà dit ailleurs (cf Oran 82) que nous avions alors décliné notre appartenance au PAGS et dit que cela ne lui faciliterait pas les choses. Gouadni insista jusqu'à obtenir notre accord. Au préalable cependant, il nous fallait informer la direction du parti : il aurait été clair pour tout un chacun, en effet, que si deux militants connus du Pags entraient dans une structure civile de lutte, ils engageaient de ce fait leur parti. Nous en discutâmes avec Benzine qui nous informa que la direction était soucieuse jusque là de ne pas gêner le travail de Hocine Zahouane qui essayait de concilier les positions des berbéristes et des trotzkistes pour les amener à l'unité d'action. Nous fîmes valoir que la situation à Oran n'avait rien à voir avec celle de la capitale. Benzine en convint volontiers et nous dit qu'à titre personnel, il était admiratif du travail que notre cellule accomplissait et qui était -selon lui- "un modèle d'antisectarisme". Il nous donna le feu vert. Et c'est ainsi que débuta l'histoire de la LADH à Oran, sous la houlette active du quatuor Gouadni-Ferhat-Alloula et moi, Gouadni demeurant la véritable cheville ouvrière, le plus investi de tous. Il obtint un local en centre-ville, recruta un secrétaire administratif pour assurer les permanences et recevoir les citoyens. L'activité du bureau décollait. Pour la petite histoire, trotzkistes et berbéristes restèrent sur leurs positions respectives, sourds aux appels à l'unité de Hocine Zahouane. On sait ce qu'il advint de leurs deux ligues.

LES CASSEURS DE LA DGSN

Ce fut à cette période qu'éclatèrent les événements. Le 3 octobre, je reçus un coup de fil d'un camarade d'Alger qui m'informait que des syndicalistes étaient interpellés par la police à l'instant même. Cette infraction à nos règles de vigilance draconiennes de la part d'un camarade expérimenté, je la traduisis par : Aux abris ! C'est que le contexte était préoccupant, surtout depuis le discours invraisemblable du Président de la république, le mois précédent. M'hamed et moi étions en réunion avec Abdelhamid Benzine chez un membre du parti. Nous avons écouté ce discours et nous nous attendions à ce que des faits graves aient lieu : un Président qui appelle carrément le peuple à se soulever, cela ne pouvait rien augurer de bon. Le lendemain, un camarade qui était revenu d'Alger la veille au soir, par le train de nuit, demanda qu'on se voie en urgence, lui et moi. Il me rapporta le spectacle suivant : dans le train, des groupes de jeunes -blue-jean, blousons et baskets- se déplaçaient dans les voitures en hurlant qu'ils « descendaient » à Oran pour apprendre aux « houariates » à se battre comme des hommes. Le camarade apprit auprès d'un passager algérois d'un certain âge qu'il s'agissait « des casseurs de Khediri, Allah yestour ! Que Dieu nous protège ! ». Des agents provocateurs de la DGSN ( dirigée à l'époque par Mohamed Bouzbid, Khediri, ayant pris du grade, était ministre de l'Intérieur) étaient donc arrivés en nombre à Oran, le 4 au soir.

Au milieu de l'après-midi, un magistrat m'informa que la SM avait demandé au Parquet de faire procéder à l'arrestation d'une quinzaine de personnes « de votre bord », mais le Parquet avait refusé. Refus du Parquet ? Je n'en croyais pas mes oreilles ! L'affaire de 82 avait donc laissé quelque trace. Les magistrats du Parquet n'avaient fait, au demeurant, qu'appliquer la procédure normale : le Parquet civil n'a de rapports qu'avec le Parquet militaire. La SM, qui voulait faire faire le sale boulot à la police, en fut pour ses frais. Elle sera obligée de procéder elle-même aux arrestations-kidnappings (à bord d'un fourgon J9) et d'enfermer les victimes dans son centre d'équarrissage de Magenta.

Je passai alors plusieurs coups de fil à des camarades en ne m'embarrassant pas de précautions : « Planque-toi dare-dare et ne passe pas la nuit chez toi !». Pour la petite histoire : j'ai prévenu ainsi mon très cher ami Abdelkader Ould-Kadi ; au moment où il descendait l'escalier pour sortir, il croisa les agents de la SM qui le cueillirent là !

Quant à moi, ma planque était prête ; elle se situait pas loin de chez moi, chez un ami qui était par ailleurs le beau-frère de notre camarade 'Abderrahmane Fardeheb, j'ai nommé Youcef Beldjerba. Elle me permettait d'observer les mouvements des véhicules et des personnes à l'intérieur de la cité. Au moment où je m'apprêtais à me rendre à ma planque, je reçus la visite d'un camarade traînant avec lui un énorme sac de jute rempli de littérature du parti. « Le chef te demande de planquer ça ou de le détruire ». Le camarade était Bachir Merad-Boudia, 'Ammi comme nous l'appelions affectueusement, ancien du PCA et l'un des responsables de l'UD-CGT d'Oran dans les années 50. Les bras m'en sont tombés. J'étais l'un des moins indiqués pour ce genre de tâche ; je n'avais aucune possibilité logistique dans mon petit appartement d'une cité populaire de banlieue ; et était-ce le moment de me charger de cela moi qui étais connu comme loup blanc pour mon appartenance au parti et qui venais, justement, de donner l'alerte pour que tout le monde se mette aux abris ? 'Ammi repartit à bord de sa 4L (rouge, comme il se doit). Il ne lui est sans doute pas venu à l'idée d'aller jeter le sac dans la décharge municipale et d'éviter ainsi de mettre en danger un camarade... (Mais j'aurais d'autres occasions de découvrir que 'Ammi ne me voulait pas spécialement du bien, sans jamais en connaître le fin mot. Passons.) Je suis resté bras ballants un moment, fulminant intérieurement. Tout cela était -pour le moins- un manquement grave aux règles de vigilance et même de simple bon sens. Je m'en remis à mon ami et voisin, Youcef. « T'en fais pas ». Il chargea le sac dans sa voiture et alla le cacher dans un garage. J'avoue que j'ai eu chaud. Être arrêté en possession d'un stock aussi énorme de tracts aurait valu un équarrissage en bonne et due forme à Magenta ou ailleurs.

Le lendemain, 5 octobre, les agents provocateurs entraîneront des jeunes Oranais dans les rues. Leur tactique était simple : ils s'attaquèrent en priorité aux magasins de la SONIPEC. Que n'aurait pas fait un jeune, à l'époque, pour s'offrir une paire de baskets Stan Smith ou Zebra ? Le pillage commença. Les jeunes s'attaquèrent ensuite au Printania et à d'autres magasins d'État. Tout le monde pouvait observer ce spectacle surréaliste : des bandes de jeunes pillant et cassant et une police présente sur les lieux mais n'intervenant pas. Au total, les dégâts restèrent tout de même modestes et Oran n'avait rien d'une ville à feu et à sang. Pourtant, l'armée fut déployée dans les rues et elle tira à balles réelles sur des jeunes désarmés. De nombreux "émeutiers" furent arrêtés par la SM et emprisonnés (et torturés) à Magenta.

Au bout du deuxième jour de planque, je me signalai à Gouadni ; il me demanda de le rejoindre à son cabinet. Là, nous fîmes le point de la situation et échangeâmes nos informations ; nous fûmes bientôt rejoints par Me Ferhat. Je leur appris que nos deux collègues du bureau -Alloula et Fardeheb- étaient recherchés par la SM dont des agents s'étaient présentés à leur domicile, causant un choc à la pauvre mère de Alloula. J'ai donné la liste -parcellaire- des pagsistes arrêtés. Gouadni téléphona immédiatement au correspondant du journal Le Monde à Alger ; c'était Frédéric Fritscher qui le rappela pour s'assurer que c'était bien Gouadni qui l'appelait. C'est ainsi que Le Monde fut le premier journal à parler de nos deux camarades Alloula et Fardeheb et à donner quelques détails sur le déroulement des événements à Oran. Gouadni rédigea immédiatement, sur son Macintosh, un rapport pour le bureau national de la LADH ainsi qu'un autre à destination de la 2e RM dans lequel il signalait que l'armée employait des moyens hors de proportion avec la réalité de la situation.

Les jours suivants, le bureau de la ligue tenait permanence sans désemparer et recevait les premières victimes. Nous n'avons pas pu établir avec précision le nombre de tués et de blessés. Par contre, la première victime que le bureau de la ligue enregistra était un jeune homme d'une vingtaine d'années, tué par un ancien officier de l'ALN, qui prétexta que le jeune homme rôdait de façon suspecte autour de sa villa. Nous reçûmes le père, effondré, du jeune homme : c'était un agent de police. Cruelle ironie de l'histoire. D'autres faits du même genre nous furent rapportés par des correspondants du bureau dans la région ouest. Il nous apparut alors que d'anciens moudjahidines s'étaient préparés et armés en prévision de troubles sur lesquels ils semblaient apparemment bien renseignés.

Les arrestations concernèrent les jeunes émeutiers (dont certains sont venus se plaindre à nous au sujet des tortures qu'ils avaient subies à Magenta) et les politiques, parmi lesquels une majorité de pagsistes et un FLN de gauche. Le responsable local du Pags (celui que j'appelle le chef) fut également arrêté. L'intéressant à noter ici, c'est que mis à part Alloula et le chef local du parti, tous les pagsistes et le militant FLN de gauche arrêtés avaient pris une part active dans la lutte contre le programme économique des Infitahistes ; c'étaient tous des économistes et/ou des cadres d'entreprises. À ce titre, Fardeheb, professeur d'université en économie était très sollicité, donnant causeries et conférences au cours desquelles il démontait méthodiquement le discours infitahiste. Par bonheur pour lui, il se trouvait à ce moment-là en France où il participait à un colloque d'économistes. (À son retour, tout le bureau de la ligue alla l'accueillir à l'aérogare, ce qui dissuada la police de l'interpeller.) Par contre, les militants syndicalistes et ouvriers du parti ne furent pas inquiétés. Cela dit, les prisonniers furent élargis dans la semaine. Certains pagsistes furent battus, d'autres non.

LE CAS ALLOULA


Pourquoi a-t-il été recherché par la SM ? Il n'avait pourtant aucune part dans les activités évoquées ci-dessus et le bureau local de la LADH venait à peine de commencer à activer. Un indice, toutefois : quelques mois auparavant, Alloula avait créé une association culturelle (type loi de 1901) dédiée à la poésie, à la littérature et au théâtre. Ses membres étaient pour l'essentiel des professeurs et des journalistes de toute obédience, dont les plus connus étaient Dalila Si-Larbi (professeur de Lettres) et Abdelkader Alloula. Tous, y compris Alloula, furent immédiatement convoqués par les RG, interrogés, fichés, intimidés, sommés de remettre leur passeport. Or les RG ont agi manifestement à l'instigation de la SM. La preuve ? En ces jours précisément, je fus accosté dans la rue par deux officiers de la SM que je connaissais : et pour cause, c'étaient les mêmes deux qui m'avaient interrogé à propos de notre demande d'audience auprès du chef de la RM, Kamel Abderrahim (cf Oran 82). Ils déversèrent, sans autre forme de procès, un flot paroxystique d'injures sur Alloula qu'ils qualifièrent de tous les noms, répétant qu'il avait intérêt à se calmer ou ils s'occuperaient de lui. J'étais totalement désarçonné. Il m'a fallu un moment avant de recouvrer mes esprits, de répondre : « Mais qu'a-t-il fait ? C'est un crime de créer une association culturelle ? » Ils ne répondirent pas, se contentèrent de renouveler leurs menaces, « Dis-le à ton ami ! ». Ce jour-là, j'ai eu réellement peur pour Alloula, tellement était forte la haine envers lui que je sentais chez les deux hommes. Jusqu'à l'heure où j'écris ces lignes, je n'ai pas encore compris ce qui pouvait motiver cette haine proprement hystérique contre lui.

EN GUISE DE CONCLUSION

La logique de la provocation montée par les Infitahistes (Présidence + DGSN + aile droite de la SM) paraît indiscutable. Le CNP du FLN, Saïd Bouhedja, dira qu'il s'agissait de « frapper » le FLN car il s'opposait à la politique de libéralisation que « certains milieux » voudraient nous imposer. Ces mêmes milieux, ajoutera-t-il, ont recruté des «voyous pour frapper le FLN (sic) ». Sauf que ceux que le CNP prenait pour des voyous étaient plus sûrement des agents provocateurs de la police. Le chef de la DGPS, Lakehal Ayat, parlera plus tard de « complot algéro-algérien ». L'armée, quant à elle, a révélé, par sa répression sanglante des manifestants, sa nature profonde, celle que le mythe tressé autour d'elle -« la digne héritière de la glorieuse ALN »- empêchait jusque là de voir : garde prétorienne d'un régime qui ne doit fonctionner que pour son intérêt exclusif. Rappelons que le responsable du maintien de l'ordre était le général Nezzar et que c'est lui qui a donné l'ordre de tirer sur les manifestants (bien que Bendjedid en ait assumé la responsabilité). 

CARNAGE 

Les manifestations d'octobre se terminèrent sur le massacre de Bab-El-Oued, le 10 du mois. Une marche pacifique des islamistes fut noyée dans le sang à hauteur du siège de la DGSN. Qui avait pris la décision de mettre en selle les islamistes qui s'étaient tenus, jusque là, à l'écart du mouvement ? La suite des événements apportera la réponse à cette question, quand le FIS se sera constitué et trouvera une oreille complaisante en la personne de Bendjedid. A la lumière de ces données, on peut valablement estimer que ce sont les cercles infitahistes groupés autour de la Présidence qui avaient décidé déjà, en ces jours d'octobre 88, de jouer la carte des islamistes, pensant trouver en eux leurs meilleurs alliés pour faire triompher la ligne de la "révolution" compradore. C'était compter sans l'opposition du FLN, de l'aile gauche de la SM et d'une hiérarchie militaire dominée par les officiers issus du cadre français qui n'accepteraient jamais des religieux au pouvoir. La sortie au grand jour des islamistes en cette journée du 10 octobre était une provocation irresponsable et ne pouvait pas ne pas faire réagir l'opposition à la Présidence. 

L'HISTOIRE BEGAIE

Hegel affirmait que l'histoire se répète toujours deux fois (à quoi Marx ajoutait que la deuxième fois, c'est sous forme de farce) : Bendjedid et le FIS (décidément mauvais élèves car incultes) ne tireront aucune leçon de cet épisode et renouvelleront leur accord. 
La guerre des lâches pouvait commencer.   

TORTURE INDUSTRIELLE

Rappelons également que l'usage de la torture prit une tournure industrielle, particulièrement à Alger, à tel point, d'ailleurs, qu'au lendemain des manifestations s'est créé le comité national contre la torture. Le CNT a entrepris des démarches auprès des autorités militaires et de la SM. (Au niveau du secteur de la DGPS à Alger, le CNT a été reçu par un capitaine qui lui assuré que ce n'étaient pas ses agents qui torturaient et violaient les jeunes gens. Cet officier étant connu comme un intellectuel probe (écrivain), les gens du CNT n'avaient pas de raison de mettre sa parole en doute. Les regards se tournèrent alors vers la DCSA (direction centrale de la sécurité de l'armée, l'une des deux directions formant la SM, dirigée par le général Betchine, l'autre étant la DGPS, direction générale de la protection et de la sécurité, dirigée par le général Lakehal-Ayat). De fait, les sévices inqualifiables exercés sur les jeunes manifestants eurent lieu dans des casernes relevant de la DCSA. Mais on peut estimer à juste raison que ce sont là subtilités jésuitiques : la caserne Magenta à Oran relevait-elle de la DGPS ou de la DCSA ? La belle jambe que cela fait aux victimes de l'équarrissage de le savoir ! 

LE MARTYRE DU CNT

Un mot sur le CNT : durant la décennie 90, quatre de ses membres fondateurs -Me Youcef Fethallah, le pédiatre Djilali Belkhenchir, le psychiatre Mahfoudh Boucebsi, le journaliste Saïd Mekbel- furent assassinés par des "terroristes", non identifiés comme de bien entendu. Deux de ses membres les plus actifs -Smaïl Hadj-Ali et Anouar Benmalek- firent bien de se mettre à l'abri.