braniya chiricahua




L'ancien se meurt, le nouveau ne parvient pas à voir le jour. Dans ce clair-obscur surgissent des monstres.
Antonio Gramsci

samedi 19 novembre 2016

LE BRAS DROIT DE BOUSSOUF PARLE


Les éditions Barzakh (Alger) viennent de publier les mémoires de 'Abderrahmane Berrouane, intitulés "Aux origines du MALG. Témoignage d'un compagnon de Boussouf".



1- 'Abderrahmane Berrouane (dorénavant AB) est né en 1929 à Relizane, dans une famille aisée -son père étant courtier en grains. Après des études primaires à Relizane, secondaires à Sidi-Belabbès et Oran, il obtient le bac philo au lycée Lamoricière (Oran). Il part ensuite pour la France afin d'y poursuivre des études supérieures. Là, il fera connaissance d'étudiants algériens engagés en politique, entre autres de Sid-Ahmed Inal -militant du PCA- et Mohamed Harbi -militant du PPA, mais très à gauche, les deux étant étudiants en histoire. AB s'inscrira à la faculté de sciences politiques de Toulouse. Le 19 mai 1956, l'appel à la grève des cours lancé par l'UGEMA (cf sur ce blogue La grève imbécile) le trouvera en deuxième année de sciences po. Il obtempère et part pour le Maroc dans l'espoir de rejoindre, à partir de là, une unité combattante de l'ALN. Mais il n'ira pas plus loin.

2- Au Maroc -où s'était établi le commandement de la zone V-, il est coopté, après un long entretien-interrogatoire avec un nommé Mabrouk ('A. Boussouf), pour faire partie du futur réseau d'écoutes et de transmissions que le même Boussouf (chef de la zone V, Oranie) mettait en place. La zone V -qui deviendra Wilaya V après le congrès de la Soummam, août 1956- va servir donc de ban d'essai à l'embryon de service de propagande et d'espionnage de l'ALN. Suivent deux années et demie de long apprentissage sur le tas (le commandant 'Omar Tellidji, officier des transmissions dans l'armée française qu'il déserta, étant seul spécialiste de ces choses).

[Ici, une anecdote : AB raconte que Sid-Ahmed Inal, "déçu par le parti communiste", rejoignit à son tour le Maroc et tenta d'entrer en contact avec lui. Boussouf refusa. La prétendue déception d'Inal fait réagir Sadek Hadjerès, secrétaire du PCA et responsable avec Jacques Salort des CDL (Combattants de la libération, l'aile militaire du PCA). Voici ce que dit Sadek Hadjerès à ce propos :

"L'auteur a la probité de ne pas occulter le segment étudiant de son parcours, mais dans le bain nationaliste hostile, il n'a pu s'empêcher de tordre un fait dans le sens de la doxa anticommuniste, malgré le portrait élogieux qu'il a dressé de Ahmed Inal. Voir par exemple ce qu'il dit page 50 et page 56. Dans cette dernière, il décrit (en passant et de façon furtive) son (Inal) engagement au FLN comme celui d'un communiste déçu. Tout à fait contraire aux faits et à son parcours. C'est en fidélité à son engagement organique communiste qu'il a pris toutes ses décisions, en accord total avec son parti. Avant 1955, nous étions déjà lui et moi en relation et coopération entre Alger et Paris depuis deux ans à propos de nos associations étudiantes. A l'automne 55, nous avons eu à Paris des discussions de groupe sur les questions politiques, idéologiques et culturelles (à l'une ou deux d'entre elles, avait assisté Harbi, que m'avait présenté Aziz Benmiloud qui était un ami commun). Puis j'ai discuté avec lui (Inal) longuement le long des quais de la Seine et il a été convenu entre nous qu'il rentre au pays comme membre du PCA et des CDL. Ce qu'il a fait peu après en engageant son travail de masse à Tlemcen. Pendant les vacances scolaires de Noël (il était prof de lycée) il a fait le compte rendu de ses activités transmis par Colette Grégoire (NB : la poétesse Anna Greki, compagne de Sid-Ahmed) qui a rencontré à Alger Lucette Larribère à Blacet El aoud (NB : Place du gouvernement, Alger). Nous avons eu plus tard des échos de ses activités au maquis et notamment la lettre admirable où il réaffirmait son attachement à l'idéal socialiste.
On est loin du comportement d'un communiste déçu, mais ça faisait partie de la posture nationaliste (y compris exprimée dans la plate-forme de la Soummam) de nier les faits."*]

3- Après la fondation du GPRA (Gouvernement provisoire de la république algérienne, septembre 1958), Boussouf est nommé ministre des Liaisons générales et des communications (ministère qui deviendra quelque temps après celui de l'Armement et des liaisons générales, MALG). Boussouf confie le commandement de la wilaya V à son poulain Mohamed Boukharrouba Boumédiène et s'établit au Caire. Ses lieutenants, parmi lesquels AB, l'accompagnent. On réfléchit à l'organigramme du ministère. AB se voit confier la DVCR, division de la vigilance et du contre-renseignement, le saint des saints des services spéciaux de l'ALN, la structure chargée de ficher tout le monde et d'espionner.

4-Théoriquement donc, AB était l'homme le mieux informé du FLN-ALN. Pourtant, ceux qui attendraient de lui qu'il lève le voile sur les aspects les plus problématiques de la guerre d'indépendance, en seront pour leurs frais.

-Ainsi, rien sur Boussouf, sa vie, sa scolarité, son parcours militant, absolument rien.

-Ainsi, rien sur l'assassinat de 'Abane Ramdane, si ce n'est pour déplorer les incompréhensions et les malentendus entre les hommes ! Rien que du subjectif, donc ; pas de divergence politique radicale !

-Pas un mot sur ce qu'il est convenu d'appeler "l'affaire Si-Salah", le chef de la wilaya IV -la plus emblématique du combat de l'intérieur- qui a pris langue avec le général de Gaulle. Difficile de faire passer le baroudeur Salah Mohamed Zamoum pour un traître : on comprend le silence.

-Rien sur l'hécatombe de colonels de l'intérieur que son service était censé protéger contre les coups tordus de l'ennemi. À rebours même de ce que l'on soupçonne très fort aujourd'hui, AB encense le haut fait d'armes que constitue l'acquisition de postes émetteurs ANGRC9, passant sous silence ce que de nombreux historiens et acteurs de la guerre disent : ces postes comportaient des mouchards qui donnaient à l'ennemi la position de l'utilisateur. (Cf sur ce blogue : Regarde les colonels tomber.)

-Par contre, position très défensive et confuse sur la faillite majeure des services de Boussouf : le carnage de la Bleuite. AB en rend responsable Aït Hamouda 'Amirouche et son entêtement incompréhensible à poursuivre son œuvre de mort malgré tous les messages que lui envoyaient les services de Boussouf, l'informant qu'il était l'objet d'une manipulation retorse. Pourtant, s'agissant de la mort de 'Amirouche, et en réponse à ceux qui accusent Boussouf de l'avoir fait repérer par radio, AB dit que c'est impossible vu que la wilaya III ne disposait pas de poste radio ! Mais alors comment lui étaient parvenus les soi-disant messages à propos de la Bleuite? Ce que tente maladroitement de passer sous silence AB, c'est que la wilaya III n'avait pas de poste radio parce que son ANCRG9 avait explosé, tuant ses servants et manquant de tuer également Mohand Oulhadj (mise au point publique faite par le très officiel président de l'association du MALG, Daho Ould Kablia). Voilà qui rappelle un sinistre précédent : le poste radio piégé qui a tué Mostfa Benboulaïd.

-Cela dit, AB livre tout de même quelques informations intéressantes pour qui sait faire la part des intentions calculées. Ainsi de l'arrivée de Mohamed Harbi au Caire et de la campagne de dénigrement menée contre lui par 'Ali Mendjeli (adjoint de Boukharrouba) qui exigeait rien moins que le "jugement" et "l'exécution" (sic) de Harbi ! AB prétend que ce sont les services de Boussouf qui ont sauvé l'historien… Ce qu'il est intéressant de noter, c'est combien la vie humaine valait peu de chose aux yeux des porteurs d'armes pour lesquels un jugement n'est qu'une formalité précédant la mise à mort, Harbi n'ayant jamais fait autre chose que critiquer ce qui lui semblait aller mal dans la conduite de la guerre. Ce que le PCA avait eu le courage de faire également.

-Ainsi également de cette information : Boussouf n'a jamais eu qu'un seul ami, un homme en qui il avait une confiance absolue au point de confier à ses adjoints d'avoir à s'en remettre à ce seul responsable dans le cas où lui (Boussouf) serait "empêché". Cet homme, c'est Lakhdar Bentobbal, le responsable réel de la tragédie du 20 août 1955 (cf sur ce blogue : La dame de coeur), celui qui a donné ordre d'assassiner 'Alloua 'Abbas, neveu de Ferhat 'Abbas (qui l'aimait comme son fils) et élu UDMA, l'homme qui, alors que la guerre tirait à sa fin, faisait des conférences devant l'armée des frontières pour mettre en garde contre… le danger communiste ! Soit dit en passant, cette confidence de Boussouf suffit à ruiner les affirmations de Bentobbal à propos de l'assassinat de 'Abane Ramdane : Bentobbal a toujours dit qu'il avait consenti à l'emprisonnement de 'Abane, pas à sa mort. On n'en croit rien : comment Bentobbal aurait-il pu faire défaut à son ami et alter ego (tous deux originaires de Mila, tous deux descendants de koulouglis, tous deux si doués de savoir-faire expéditif en matière de condamnation et d'exécution)?

-Enfin la troisième information : à quelques semaines de la proclamation de l'indépendance, des djounouds de Boukharrouba commandés par Tayebi Larbi, investissent le centre des données de la DVCR à Rabat et emportent toutes les archives. Idem pour le centre de Tripoli (plus important lieu de stockage des archives du MALG), dont le chef, 'Abdelkrim Hassani, passe à Boukharrouba en mettant tous ses documents à la disposition du chef de l'état-major général (EMG). (AB, quant à lui, aura été ébranlé par la cabale que Laroussi Khélifa, secrétaire général du MALG et homme de confiance de Boussouf -qu'il trahira au profit de Boukharrouba-, monta contre lui dans le vain espoir de le démettre !) Que Boukharrouba n'ait rien eu de plus pressé à faire que main basse sur les archives du MALG, ce genre de question n'interpelle pas AB. (Par ailleurs, AB veut-il suggérer au lecteur que tout ce qui est arrivé après l'indépendance ne concerne plus le MALG?)

Au total, on sort de la lecture des ces mémoires avec le sentiment d'une très vive déception, à la mesure des attentes que suscitaient les débuts prometteurs du texte : tout avait bien commencé, en effet, avec un luxe de détails autobiographiques (ce qui n'est pas si courant avec les acteurs algériens de la guerre), la mention des amitiés progressistes (Inal, Harbi) -ce qui là encore n'est pas courant tant l'anticommunisme a marqué ces mêmes acteurs-, tout cela respirait la sincérité et une certaine fraîcheur. Très vite, cependant, on retombe dans les ornières de la narration stéréotypée des anciens combattants, avec des "Si Flen" obséquieux à profusion, avec cette tendance à l'exagération des exploits supposés de ses propres services, avec cette incapacité à tenir la moindre distance critique avec son action. Et que dire de l'absence de réflexion sur ce qu'est devenue l'Algérie actuelle, l'Algérie telle que l'a façonnée la SM, fille du MALG ? Si des hommes cultivés tels que AB ne sont pas parvenus à soumettre leur propre pratique à la réflexion critique, c'est à désespérer.

Il y aurait en effet de quoi désespérer : dans les dernières lignes du livre, AB répond aux détracteurs du MALG historique. Quelle est sa réponse ? Ce sont des ennemis connus de la Révolution et nous avons des dossiers sur eux. Qu'ils se le disent !

Voilà, c'est dit. Chassez le naturel...

Le dernier mot à Sadek Hadjerès

"Chez Berrouane, la vision d'appareil hégémonique me parait tempérée par un patriotisme qui a été influencé par son passage dans les milieux étudiants qu'il appelle "progressistes" parisiens de 1954-55. Ils étaient en fait les groupes de langue algériens du PCF que j'ai connus directement en septembre-octobre 55 lors d'une mission d'une quinzaine de jours (la date exacte peut être retrouvée, celle des entretiens de Bichat à la Salpêtrière) qui m'avaient servi à couvrir mon séjour parisien. 
L'ouvrage de Berrouane est évidemment pro domo, le mérite étant qu'il donne des références factuelles intéressantes. Mais sur le fond, l'histoire est la plupart du temps réduite aux actions louables des appareils (réelles ou exagérées), les défaillances sont liées à des faiblesses et facteurs personnels. Quant au soubassement fondamental des orientations, il est grossièrement occulté jusqu'à gommer totalement le fait historique et significatif dominant, celui de l'assassinat de Abane Ramdane".**




*  Correspondance personnelle
** Idem

lundi 7 novembre 2016

LA FIN DU BLOC HISTORIQUE FLN


La guerre d'indépendance algérienne de même que la période post-indépendance ont été conduites sous le drapeau du FLN. Ce qui se tenait derrière ce drapeau, en réalité, c'était la petite bourgeoisie rurale et urbaine. Appelons, pour la commodité, ce segment historique "le bloc historique FLN". La petite bourgeoisie rurale et urbaine a, en effet, établi son hégémonie sur la masse du peuple par le truchement de ses propres intellectuels ainsi que par celui de ses alliés démocrates-bourgeois, communiste et clercs religieux. "L'hégémonie", dans le concept d'Antonio Gramsci, est la domination culturelle (idéologique) qu'exerce un groupe social -ou une classe sociale- sur le reste de la société. La visée ultime de cette domination culturelle est évidemment la conquête du pouvoir politique. Mais pour ce faire, la domination idéologique, si elle est une condition nécessaire, n'est pas suffisante : il faut encore en passer par la case politique, c'est à dire nouer des alliances complexes avec d'autres groupes sociaux -constituer un bloc historique dans la terminologie de Gramsci-, ce qui ne peut pas aller sans compromis. Souvent, les nécessités de l'alliance obligent le groupe hégémonique à faire passer au second plan -voire à les masquer- ses intérêts économiques stricts. Cette phase de latence, durant laquelle les intérêts véritables des différents groupes qui s'agrègent dans le bloc historique demeurent latents, cachés, peut durer des décennies. Mais il arrivera toujours le moment où les choses se décantent et où se produit le dévoilement, l'Alétheia, cet instant idoine où la vérité de la graine éclate dans la fleur, où les masques tombent, où les intérêts bornés et égoïstes délogent les prétentions universalisantes et morales, où "le négociant à tête de lard succède à César", comme dit Marx. À cet instant tombent également les illusions et les mythes ; à cet instant s'évanouit le fantasme de l'unité nationale.

L'identification des chefs de la guerre d'indépendance permet d'esquisser le contour de cette petite bourgeoisie rurale et citadine qui a réussi, par la persuasion idéologique mais aussi par la contrainte, à agglomérer les masses populaires autour d'elle. Ce sont, pour l'essentiel, des notables ruraux et des petits fonctionnaires de l'administration coloniale, qui ont fait leurs classes politiques auprès de Messali Hadj et qui ont pris la mesure de ses limites idéologiques. Ils ont fait, pour la plupart d'entre eux, également leurs classes militaires dans l'armée coloniale. Pour un certain nombre d'entre eux, leur filiation koulouglie est un facteur d'engagement supplémentaire : à cause de l'invasion française du pays, les Koulouglis (enfants issus d'un Ottoman et d'une algérienne) n'ont pu se constituer en dynastie régnante à l'instar de la Tunisie et de l'Égypte. Le Koulougli pense qu'il appartient, par un côté, à la race des seigneurs promise au commandement -en réalité à la caste des Janissaires qui étaient majoritairement des "Renégats", anciens Chrétiens capturés et islamisés par les Turcs.

Ces chefs de guerre réussirent à rallier à eux, non seulement une majorité d'éléments plébéiens avides de revanche sociale mais également et surtout la bourgeoisie citadine et ses élites représentées par l'UDMA de Ferhat Abbas et les centralistes du MTLD -Benkhedda, Yazid, Boumendjel...-, la classe ouvrière et son organisation politique, le PCA, et enfin l'intelligentsia religieuse en la personne des Oulémas. Le bloc historique FLN était ainsi constitué dès 1956, sous la houlette d'un génie politique, 'Abane Ramdane. Il pouvait se dire le représentant unique de la société algérienne, celui qui avait le droit de parler en son nom. Ce dont il ne se privera pas. La présence des Ferhat Abbas et consorts garantissait, en apparence, le pluralisme et la démocratie ; la présence des combattants communistes, la dimension sociale de la future république algérienne ; la présence des Oulémas, l'éthique des futurs gouvernants et le retour à la vraie foi. C'est pour cela que la rhétorique du FLN de guerre paraissait si unitaire et si démocratique.

Un petit bémol est de mise ici : sans la férocité et l'aveuglement des tenants racistes ultras de la colonisation et sans la lâcheté du pouvoir central parisien, les choses se seraient passées autrement. En tout cas pas avec cette rapidité et cette efficacité. Il suffit de rappeler qu'en 1936, la délégation du Congrès musulman algérien (CMA) -front comprenant les Oulémas, les communistes et les bourgeois-démocrates- ne demandait pas autre chose que l'égalité civique et politique, avec conservation du statut personnel pour les musulmans. Si l'on avait accédé à cette demande et maté les ultras qui poussaient de grandes clameurs en traitant Maurice Violette d"Arabe", on eût sans doute épargné à ce pays et à ses populations les affres d'une guerre particulièrement cruelle. La délégation du CMA fut reçue par Léon Blum et Maurice Violette -gouverneur général de l'Algérie-, tous deux socialistes, par Edouard Daladier, radical et ministre de la Guerre, et par Maurice Thorez et Jacques Duclos, dirigeants du parti communiste français. 

Si l'accueil de ces derniers fut chaleureux, celui des socialistes, réservé, celui de Daladier, par contre, fut glacial et menaçant : "Je n'approuve ni vos revendications ni votre mouvement. S'il y a lieu, je n'hésiterai pas à utiliser la force !" Le cheikh Benbadis lui fit cette réponse tranquille : "Il y a une force plus grande encore, celle de la justice et du droit." Rappelons que c'est ce même Daladier qui, deux ans plus tard, se couchera -en compagnie de Neville Chamberlain, le Premier ministre britannique- devant Hitler à Munich. Mais ainsi sont les lâches : forts avec les faibles, faibles avec les forts.

Les affrontements de l'été 62 entre l'armée des frontières et les combattants de l'intérieur, furent suivis par l'élimination des composantes bourgeoise-démocratique (mise à l'écart de Ferhat Abbas et de ses amis) et communiste (interdiction du PCA et caporalisation des syndicats), ainsi que par la mise au pas des Oulémas, livrés à leur frange inculte et rétrograde. Dès lors, le bloc historique FLN ne renfermait plus, du point de vue social, que la composante plébéienne, celle formée par les millions de déclassés ruraux et urbains, produit de la déstructuration de la société par la guerre. On peut, en effet, dire que la guerre (1954-62) a fait disparaître la paysannerie algérienne. C'est sans conteste cette catégorie sociale qui a payé le plus lourd tribut. Ajoutons que la collectivisation des terres après l'indépendance a rendu impossible une reconstruction rapide de la paysannerie. (Le marxisme soviétique avec son dogme de l'abolition de la propriété privée de la terre et son discours anti-paysans, vus comme parcellaires et bornés, -ce qui justifiera le massacre des koulaks, les paysans moyens- n'a pas peu contribué à empêcher la reconstitution de la paysannerie; alors même que cette attitude était étrangère à Karl Marx comme en témoigne sa correspondance avec Vera Zassoulitch sur la communauté paysanne russe.)**

Face à cette société en ruines, le seul discours que pût tenir le pouvoir politique était le discours socialisant et égalitaire. Du point de vue politique, par ailleurs, le bloc historique FLN s'était transformé en parti hégémonique prétendant toujours représenter la société tout entière. La confusion entre bloc historique FLN et parti FLN avait commencé qui allait durer une génération, soit vingt-cinq années. Ce qui nous amène à 1988.

Le complot d'octobre 1988 -que l'on s'ingénie encore à présenter comme une révolte de la jeunesse, après l'avoir qualifié « d'émeutes de la farine »- a été le révélateur de la montée en puissance de la composante compradore du bloc historique FLN. Cette dernière, avant de découvrir que la mainmise sur l'appareil d'État lui ouvrait des possibilités immenses d'enrichissement, avait de qui tenir : elle perpétuait, en effet, au sein du bloc historique FLN l'esprit boutiquier du petit commerçant, incapable de se détacher des rapports marchands simples, ceux de l'achat et de la vente, incapable de saisir l'essence des rapports de production modernes, fondés justement sur la production de la valeur par le travail. Cette tendance se trouvait en parfaite congruence avec l'idéologie islamique primaire, celle qui valorise les rapports marchands simples.

La décennie 80 fut, de fait, marquée par une véritable explosion du petit commerce et du marché noir -que l'on a élevé à la dignité d'économie informelle. Cette tendance boutiquière a été encouragée objectivement par le discours révisionniste du pouvoir qui larguait à toute vitesse son passé "socialiste" sous la pression du FMI et du courant dominant à l'échelle mondiale, celui du libéralisme débridé à la Milton Friedman. Elle n'allait pas manquer de trouver son expression idéologique adéquate dans les mouvements islamistes regroupés au sein du Front Islamique du Salut. La suite est connue : arrangement entre la Présidence et le FIS pour ouvrir la voie du pouvoir à ce dernier ; accord tacite de la haute hiérarchie militaire; mais voilà que la Sécurité militaire s'en mêle et passe alliance avec une partie de la hiérarchie militaire -les anciens officiers du cadre français essentiellement, qui par tradition et par culture ne pouvaient pas imaginer l'entrée des Islamistes au pouvoir- pour casser l'accord de tous les dangers et mener une terrible répression contre les Islamistes.

L'affrontement vit la réactivation de toutes les techniques utilisées par l'armée française durant la guerre contre le FLN : création de faux maquis, enlèvements, torture, exécutions sommaires... La tuerie n'épargna pas les personnalités de gauche, les militants des droits de l'homme, d'éminentes figures de la culture. À l'évidence, les deux belligérants avaient un égal intérêt à voir disparaître cette intelligentsia moderniste, laïque, démocratique et sociale. Programme mené à bien par la mort ou l'exil des concernés. Et dès lors que la fraction plébéienne égalitariste des mouvements islamistes fut réduite, que le FIS fut détruit, rien ne s'opposait plus à l'entrée au pouvoir des Islamistes boutiquiers, les Frères musulmans.

Aujourd'hui, et quelle que soit l'étiquette politique sous laquelle le pouvoir veut la dissimuler en multipliant les partis, c'est la tendance compradore, grassement enrichie par l'import-export et la fabuleuse corruption générée par la passation des marchés, qui domine l'appareil d'État. Elle pourra toujours consentir, ici ou là, quelques miettes aux quémandeurs, mais là s'arrête sa liberté de manœuvre : elle a désertifié le terrain politique par une répression qui ne s'est jamais démentie ; elle ne peut avoir d'autre horizon idéologique que celui, boutiquier, de l'islamisme primaire, et elle se trouve donc condamnée à une alliance d'airain avec cet islamisme-là ; à l'abri de la grande terreur qui maintenait les gens dans la sidération,elle a liquidé le tissu des entreprises publiques sur injonction du FMI ; d'un même mouvement, cependant, elle contrecarrait systématiquement l'émergence d'une classe de capitalistes nationaux ; elle a, ainsi et au total, empêché l'émergence d'une véritable société civile. Et comme la « société civile est la vraie scène de l'histoire » -selon le mot de Marx- il n'est pas étonnant que l'Algérie semble hors du temps, figée.

Le pays est dans une impasse dont rien ne le sortira sinon une longue et patiente « guerre de position » (au sens gramscien), c'est à dire la conquête de l'hégémonie culturelle sur la bourgeoisie compradore. Pour le dire autrement, il faut construire une véritable contre-société en redéfinissant les valeurs sur lesquelles elle pourrait se fonder. L'Algérie a besoin d'une profonde réforme morale. Et comme l'Histoire ne repasse pas les plats, sinon sous forme de farce, il n'y aura ni Oulémas éclairés à la Benbadis, ni parti communiste, ni bourgeois démocrates à la Ferhat Abbas pour éclairer la voie. En d'autres termes, il ne faudra pas singerIl faudra inventer. Hommes de demain soufflez sur les charbons / À vous de dire ce que je vois. (Aragon).


* cf http://www.socialgerie.net/spip.php?article596

** Voici ce que dit Marx dans sa réponse à Vera Zassoulitch : "En analysant la genèse de la production capitaliste, je dis : « Au fond du système capitaliste il y a donc la séparation radicale du producteur d’avec les moyens de production... la base de toute cette évolution c’est l’expropriation des cultivateurs. Elle ne s’est encore accomplie d’une manière radicale qu’en Angleterre... Mais tous les autres pays de l’Europe occidentale parcourent le même mouvement... La propriété privée, fondée sur le travail personnel... va être supplantée par la propriété privée capitaliste, fondée sur l’exploitation du travail d’autrui, sur le salariat. »
Dans ce mouvement occidental il s’agit donc de la transformation d’une forme de propriété privée en une autre forme de propriété privée. Chez les paysans russes on aurait au contraire à transformer leur propriété commune en propriété privée. L’analyse donnée dans le « Capital » n’offre donc de raisons ni pour ni contre la vitalité de la commune rurale, mais l’étude spéciale que j’en ai faite, et dont j’ai cherché les matériaux dans les sources originales, m’a convaincu que cette commune est le point d’appui de la régénération sociale en Russie ; mais afin qu’elle puisse fonctionner comme tel, il faudrait d’abord éliminer les influences délétères qui l’assaillent de tous les côtés et ensuite lui assurer les conditions normales d’un développement spontané."  (C'est moi qui souligne).