braniya chiricahua




L'ancien se meurt, le nouveau ne parvient pas à voir le jour. Dans ce clair-obscur surgissent des monstres.
Antonio Gramsci

lundi 18 avril 2011

OÙ EST LA SOLUTION ?


J’ai choisi ce vers d’une chanson du groupe toulousain Zebda, intitulée “ Quinze ans ” et tirée de l’album “ Essence ordinaire ”, pour en faire le titre de la petite communication que je vais vous présenter. Le thème de cette rencontre étant “ Art, culture et intégration ”, convenons que des artistes reconnus, dont l’art procède d’une double culture et qui abordent le problème de l’intégration, ce n’est pas si mal pour faire un bon commencement, un bon incipit. Je dis “ incipit ” non pas pour terroriser l’auditoire et le tenir en respect, mais pour remercier Louis Aragon de m’avoir appris le mot et –surtout- d’avoir gravé dans ma mémoire une anecdote édifiante.

Dans la préface du “ Fou d’Elsa ”, Aragon, faisant la genèse de son livre, nous apprend que tout était parti d’une phrase qui lui était restée de sa lecture d’un ouvrage sur la chute de Grenade. La petite phrase disait  “ La veille où Grenade fut prise… ” et elle s’était installée à demeure dans la conscience du poète, refusant obstinément de la quitter et devenant un leitmotiv plat, une sorte de refrain sans signification apparente. Aragon finira par découvrir que si le bout de phrase refusait de passer, c’est parce qu’il contrevenait à la syntaxe. En effet, “ la veille où Grenade fut prise ” n’a pas de sens, la formulation correcte étant évidemment “ la veille du jour où Grenade fut prise… ”
Voilà comment une faute de syntaxe fut à l’origine de ce magnifique chant d’amour par lequel le poète investit à sa manière les territoires de l’histoire et de la légende.

C’est donc fort de ce précédent illustre que je me suis attaqué à ce vers du groupe Zebda qui n’arrêtait pas, lui non plus, de me trotter dans la tête, de ne pas passer :
“ Intégré, je le suis, où est la solution ? ”
“ Intégré, je le suis, où est la solution ? ”

Il ne s’agissait pas ici de faute de syntaxe –tout au plus les puristes pourraient-ils soupçonner une anacoluthe, c’est-à-dire une rupture dans la construction grammaticale de la phrase… Encore que l’anacoluthe puisse être une figure de style voulue et qu’elle soit très fréquente dans le langage parlé.

Il s’agissait d’autre chose que je ne parvenais pas à identifier et qui ne ressortissait pas, en tout cas, à la pure syntaxe. Et ce quelque chose m’intrigua un long moment… jusqu’à que ce qu’il m’apparût brutalement que j’étais dans un état de désarroi pur et simple parce que j’avais été trompé dans mon attente. Pour le dire autrement, je découvrai que j’étais victime d’un pied de nez ! Et le lieu précis de la mystification se situait au niveau du mot “ solution ”, qui était venu tout simplement, et sans vergogne aucune, occuper la place du mot normalement et naturellement attendu, le mot “ problème ”. J’étais désarçonné parce que j’attendais du chanteur qu’il dise : “ Intégré, je le suis, où est le problème ? ” Au lieu de quoi, il s’interrogeait et interrogeait ses auditeurs sur la solution !

Mais replaçons ce vers dans le contexte de la chanson dont le titre –je le rappelle- est “ Quinze ans ”. Le chanteur évoque, sur le mode nostalgique, ses amis et se demande ce qu’ils ont pu devenir car tout le monde, n’est-ce pas, “ ne s’est pas tiré d’affaire / Pas de la même manière ” en tout cas, dit-il. Puis il parle des frasques de l’adolescence, des 400 coups qu’à cet âge, tout le monde fait, par exemple ces “ attaques au croissant chaud le matin/ qui méritaient pas qu’on te traite d’assassin”. Car à cet âge, dit le chanteur, “ …On est plus près des haltères que des égaux / Plus près de la cheville que du cerveau /… Plus près des mains que des humains ”. Enfin, il fait part de ses regrets dans les termes suivants :
Mais il y a deux ou trois choses que je regrette
Pour une porte qui s’est un peu ouverte
Un sourire qui disait il est pas si con
Un îlotier à qui j’aurais dit non
Et qui m’a saoulé avec son intégration
Intégré je le suis où est la solution  
Intégré je le suis où est la solution (repris en chœur à plusieurs reprises) 

Alors, et d’un même mouvement, il m’est également apparu que, au-delà du calembour déstabilisateur –substitution du mot solution à celui de problème-, au-delà des nécessités de la rime –intégration/solution-, l’apparition incongrue du mot “ solution ” créait une interrogation et une attente pressante qui exigeaient à leur tour une réponse. Réponse à la question de la solution justement. Solution à quoi ? me suis-je demandé. À quel(s) problème(s) au juste la chanson fait-elle allusion ? Pas à ceux de l’intégration en tout cas, puisque le chanteur affirme péremptoirement qu’il est intégré. Il ne peut donc s’agir que des problèmes évoqués plus haut dans la chanson, c’est-à-dire ceux que révèlent des comportements transgressifs, ces conduites situées à la lisière de la norme, de la loi.

Mais ces problèmes-là relèvent-ils de l’intégration ? La réponse du chanteur est claire et sans ambages : il ne faut pas faire comme l’îlotier qui ramène tout comportement blâmable à un défaut d’intégration. En d’autres termes, il ne faut pas que les problèmes de l’intégration recouvrent et masquent les problèmes liés à l’adolescence, à ce moment de la vie où la révolte est normale, où l’on se tient avec délices sur les franges de la délinquance et où il convient de ménager à la jeunesse cette marge de permissivité –vigilante quand même- à l’intérieur de laquelle elle pourra faire l’épreuve de la transgression sans trop de dommages pour elle-même ni pour autrui.
Puisqu’il ne s’agit pas de ces problèmes-là, de quoi alors est-il question ? À quoi peut bien renvoyer cette solution insaisissable ?

Je suis parvenu à la conclusion que c’est bien ce non-dit, ce problème occulté, qui fait la particularité de cette chanson, son charme et son mystère en même temps :
1er temps, thèse : le thème éternel du temps qui passe et de la nostalgie de la jeunesse ;
2ème temps, antithèse : le coup de sabot à l’îlotier et à la conjoncture misérable tout entière ramassée et ficelée dans le mot intégration ;
3ème temps, synthèse : la question pendante et lancinante de la solution… À quoi ? Mais au risque de vivre, tout simplement. Car la vie est un risque permanent contre la mort, car la vie est désordre quand la mort est l’ordre même.

Ce que cette chanson n’en finit pas de me dire, à sa manière, c’est que ramener tous les problèmes de la vie à la question de l’intégration est non seulement un acte de paresse intellectuelle gravement dommageable pour tout le monde –à commencer par le fils d’immigré de la énième génération qui n’a plus le choix qu’entre le statut de victime de la panne de la machine à intégrer et celui d’impropre à s’intégrer-, mais encore un acte de ségrégation puisque c’est ne voir dans le fils d’immigré qu’un allogène en mal d’intégration, un étranger dans toute son étrangeté. Et du coup, c’est sa similitude, je veux dire son humanité, qui est ainsi barrée. C’est que l’on ne cultive pas impunément les différences aux dépens de la similitude sans dériver immanquablement vers des territoires où l’homme est un étranger pour l’homme. Quoi d’étonnant, dès lors, à ce que Zebda –mais pas seulement lui- montre des signes d’impatience –pour ne pas dire plus- au prononcé du mot intégration, devenu si suspect en soi.

J’en conviens volontiers : la petite chanson nous a menés loin et telle n'était peut-être pas l’intention de ses auteurs. Mais les intentions conscientes ne font pas la vérité ni la réalité de l’œuvre d’art, laquelle échappe toujours en quelque façon à son créateur. Et vers quoi s’échappe-t-elle en vérité sinon vers ce qui dépasse son auteur et le fait à la fois même et autre que tous les êtres humains ? C’est ce que l’on appelle aussi l’universalité et qui ne se réalise jamais aussi parfaitement que dans l’art, là où mieux et plus que partout ailleurs s’exprime l’humaine condition dans toute sa plénitude.

Certes, la condition humaine s’extériorise dans d’autres domaines, mais elle n’y montre, le plus souvent, qu’une part d’elle-même, un aspect, par exemple la domination dans la guerre, la peur dans la religion, etc. C’est seulement dans l’art que peut se réaliser une totalité véritablement signifiante de la condition humaine, celle qui mêle inextricablement tout ce qui fait la vie dans son incommensurable complexité.
Que l’art soit intégrateur des cultures –i.e. des différences humaines-, voilà qui résumerait valablement le propos et qui dirait la nécessité ardente de l’art dans la cité d’aujourd’hui, si manifestement menacée par le babélisme, je veux dire l’absence d’un langage commun.


M. B.
Communication faite au colloque "Écrivains en acte"
Bagneux, le 05 – 11 – 05

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