Leonard de Vinci La cène |
Avant-propos.
Le
document ci-après a été rédigé en mars 1990. Il rendait compte, de
manière critique, d'un
séminaire du Parti de l'Avant-Garde Socialiste (PAGS) auquel
j'avais participé en tant que militant de cette formation politique. Le
document a été adressé à la direction du parti. J'ignore
quel usage a été fait de ce texte, s'il a circulé parmi les
militants, s'il a suscité des réactions, des débats, des controverses,
ou s'il a été livré à la critique rongeuse des souris (comme
disait Marx à propos de son texte L'idéologie allemande). Après la
disparition du PAGS, mon document m'a été restitué, inopinément et
spontanément, par un camarade proche de l'ex-direction du
Parti. C'était en 1997. Depuis lors, il sommeillait dans une
chemise.
Vingt-deux
ans après l'avoir écrit, pourquoi donc rendre public ce texte ? Pour
deux raisons
principales : la première est d'ordre documentaire, archivistique.
La seconde concerne son contenu à propos duquel il peut être
intéressant de se poser la question : qu'y a-t-il de vivant
et de mort en lui ?
À
relire ce document, il n'y a rien que je changerai aujourd'hui aux
positions théoriques que
j'y défendais alors : soit la défense du matérialisme dialectique
et historique. Le changement concerne l'instrument de réalisation que je
ne crois plus résider dans la « forme
parti ».
Mon
idéal de parti marxiste était profondément libertaire. « Anarchiste par
vocation,
communiste par raison », disait de lui-même René Andrieu : cela
m'allait comme un gant. Je faisais donc avec ce que nous avions : le PAGS, formation originale par certains
aspects, classiquement kominternienne par d'autres, en tout cas
courageuse.
Le
document qu'on lira montre que ce parti se posait, à l'orée des années
90, la question de son
identité. L'identité n'étant pas une essence figée mais un
processus vivant, cela revient à traduire la question dans les termes
suivants : vers quoi allait évoluer ce parti ? Entre
social-démocratisme invertébré, enfermement dans un classicisme
marxiste-léniniste ossifié et islamisation rampante, le PAGS a été
incapable de définir une ligne et une dynamique de changement
que les militants de base -le plus concernés, car en prise directe
sur les luttes sociales- appelaient de leurs vœux.
Les
tensions induites par la nécessité de plus en plus urgente du choix, la
paralysie d'une
direction divisée et infiltrée par la police politique, ainsi que
les attentes pressantes de la base firent, en définitive, éclater le
parti.
Deux
moignons se disputèrent la légitimité du PAGS historique : TAHADI qui a
largué le
marxisme et la lutte des classes, et le PADS qui s'est
recroquevillé sur le communisme kominternien des années vingt. La
majorité des militants du PAGS restèrent en dehors de ce qui était
devenu un processus de groupuscularisation sectaire qui ne les
concernait plus.
Trois
d'entre les participants et organisateurs de ce séminaire – Salah
Chouaki, Rabah Guenzet
et Aziz Belgacem-, devenus membres de TAHADI, ont été assassinés
dans les trois années qui suivirent. Ce qui jette, a posteriori, une
lumière crue sur les enjeux de ce type de
débats.
À propos des journées d'étude sur "POLITIQUE ET RELIGION"
Alger, 1er et 2 mars 1990
A) QUELQUES OBSERVATIONS
LIMINAIRES
- A participé à cette rencontre une trentaine de séminaristes dont l'écrasante majorité -sinon la totalité- étaient
des intellectuels à dominante universitaire.
-
L'objet des travaux de
même que la forme de ces travaux n'étaient pas tout à fait clairs et
précis aux yeux des participants. S'agissait-il de la "question
religieuse", de "politique et religion" ou encore de "le parti
et la religion", etc. ? Il ne s'agit pas là de remarques de pure forme car le flou de ces questions a, sans aucun
doute, influé sur le débat et surtout sur sa portée pratique (politique, militante) et ses prolongements concrets.
Hachemi Chérif, présidant les débats, avait défini dans une courte allocution l'objet de ces journées
en l'articulant autour de deux questions centrales :
1) Comment concevoir l'identité du parti aujourd'hui ?
2) Comment mettre le parti en position de mener la lutte des idées sachant que toutes ces luttes passent par la
question religieuse et celle du patrimoine ?
Ce faisant, Hachemi Chérif introduisait dans la problématique générale deux éléments nouveaux,
l'identité du parti et la question du patrimoine, deux questions-clés mais qui,
posées ainsi dans ce contexte, paraissaient n'avoir de pertinence et de cohérence que par rapport à la
religion.
Abdelkrim El-Aïdi, présentant l'ordre du jour de la rencontre, l'articula autour de deux
questions :
- Premier jour : Rapports du politique au religieux.
- Second jour : L'intégrisme.
Autour de ces deux questions, onze communications devaient être présentées, ainsi
ventilées :
1er jour :
1) Le califat musulman, par Zouaoui
2) L'État islamique, réalité et mythe, par Mohamed Ghalem .
3) Le politique et le religieux chez Ibn-Badis, par Abdelkrim El-Aïdi et Abdou M.
4) L' État de droit et la laïcité, par Nordine Saadi
.
2ème jour :
1) L'intégrisme en Algérie, par Daho.
3) Le religieux dans
l'enseignement, par Salah Chouaki.
4) Les banques islamiques, par Chafik.
5) Critique des conceptions idéalistes de la personnalité nationale, par Rabah
Guenzet.
6) Nécessité de renouveler notre vision de la religion, par Boumédiène Bouzid.
7) Le politique et le religieux, essai de synthèse.
Ni
l'intitulé de l'ordre du jour, ni le nombre et la diversité des
communications ne peuvent être, a
priori, opposés à l'objet des débats tel que défini par Hachemi
C., bien qu'ils en paraissent éloignés ; cela, à condition que le débat
ne perde pas de vue son objet, qu'il ne s'attache
pas à la lettre des communications, à leur détail. Cela, à mon
avis, n'a pas été toujours le cas ; la logique académique a souvent
prévalu, les camarades échangeant des critiques
courtoises sur les exposés, mais loin des préoccupations centrales
de cette rencontre.
Or
ces préoccupations centrales ont été méthodologiquement bien cernées
par l'essai de synthèse. Et
l'on se prend à regretter que cet essai n'ait pas été élaboré plus
tôt, envoyé aux participants bien avant la rencontre pour les aider à
mieux discerner et définir les préoccupations
politiques du parti à travers cette rencontre.
Il n'est pas sans intérêt de noter que deux communications seulement ont été présentées en français
(N.B. Est-ce un hasard que ces deux exposés portaient justement sur la laïcité et sur l'enseignement ?) et que les travaux en totalité se déroulaient en langue
arabe.
B) QUELQUES ÉLÉMENTS
D'APPRÉCIATION
1) Il n'est pas inutile de relever, de prime abord, que la composante du regroupement était très
typée ; y coexistaient, en effet, trois « générations » du parti, en gros :
- la génération de l'indépendance
et des années soixante, formée pour l'essentiel dans les luttes
démocratiques de l'Union nationale des étudiants algériens, et
nourrie au marxisme de tradition française dans ses différentes
moutures. Le vecteur essentiel de ce marxisme est l'université
d'Alger (encore qu'il faille noter ici le décalage temporel entre le
marxisme universitaire français et celui d'Alger, qui faisait que ce
dernier était toujours en retard d'une "remise en
cause"). Génération de culture occidentale et laïque et dont le
rapport à la religion était d'une extériorité absolue. (Qui observait le
ramadhan à l'université dans les années 60 ? )
- La génération des années 70,
produit d'une université réformée (RES), moins attentive à
l'outre-méditerranée et plus ouverte sur la société algérienne en
profonde mutation, université marquée par le populisme révolutionnaire
triomphant et se mettant carrément au service des "tâches
d'édification nationale" et du socialisme, mais abdiquant par
là-même sa mission scientifique-critique. Le marxisme de cette
université (=génération) sera une vulgate dogmatique et passe-partout
qui masquera une culture universitaire gravement lacunaire et qui
s'exprimera dans une pratique de masse populiste et "normalisée" par le
FLN (UNJA, UGTA, UNFA...).
- La génération des années 80,
années du reflux des forces démocratiques et progressistes dans le
pays, années de l'arabisation de l'université et de la montée de
l'islamisme. Bref, époque où l'université bascule vers la
contre-révolution et l'obscurantisme au plan politique. Au plan
théorique, c'est maintenant une université tournée (pour partie au
moins, les sciences humaines) vers le Moyen-Orient, tributaire de sa
production théorique et de ses modes intellectuelles. Or,
de tendances intellectuelles dans le monde arabe, on en repère en
gros deux, essentielles : l'islamisme (dans toutes ses composantes) et
le marxisme ; les idéologies de la libération
(nassérisme, baathisme...) refluant et n'existant plus que sous
forme résiduelle. Si l'islamisme se présente sous de multiples facettes,
le marxisme arabe présente, lui, cette caractéristique
qu'il semble subjugué par la question dite du "patrimoine" (dans
laquelle le religieux occupe une place exorbitante), question qui en
cache -et révèle- une autre, celle dite de "l'identité" (la
"quête identitaire"). Rien d'étonnant donc à ce que le marxisme de
la "génération 80" -appelons-la ainsi seulement par commodité, cela va
de soi- soit fondamentalement (c'est-à-dire dans son
essence même) un discours religieux, un discours pré-marxiste, un
discours qui ne s'est pas dépêtré des catégories religieuses et
métaphysiques.
2) L'impact de la culture universitaire est d'autant plus fort sur la formation des participants, que la vie
politique et culturelle de la société (ainsi que dans le parti lui-même) est d'une médiocrité et d'un conformisme rares.
3) Cela dit, comment synthétiser les travaux de cette rencontre ? Suivons -pour la commodité- l'ordre du jour
dans sa chronologie et dans ses énoncés.
Premier thème : Politique et
Religion
Ce sont, globalement, trois points de vue qui se sont exprimés :
1) Selon certains intervenants, la religion "n'est pas dans le champ du marxisme" mais relève de
l'anthropologie :
- "Comme la prohibition de l'inceste, elle est constitutive de toute société humaine" (Omar
Lardjen.)
- "La religion n'a été critiquée par Marx que sous le simple angle de la connaissance"
(Lardjen)
- "Cela n'autorise pas une critique radicale de la religion du point de vue marxiste"
(Lardjen)
- "L'erreur de Marx, d'Engels et de Lénine a été de croire que les idéologies disparaîtront et que
les rapports des hommes entre eux seront transparents. Or les idéologies ne disparaîtront pas". (Lardjen)
Dès lors, comment concevoir le rapport Politique/Religion ?
- "Il faut poser la nécessité de la séparation du parti et de la philosophie"
(Lardjen)
- "Le parti doit refuser de s'enfermer dans une philosophie. Récuser toute idée d'unité de pensée
philosophique dans le parti. Le spectre, c'est l'intégrisme. Trois fois attention à l'expérience du Toudeh ! " (N. Saadi .)
Autrement
dit, le principe qui est, ici, posé est celui de la laïcité : le
rapport
politique/religion est disqualifié -jugé non pertinent- et les
deux termes sont renvoyés chacun à un domaine différent ; la religion
est ainsi évacuée du champ politique et le politique
expurgé du religieux et, même, de toute philosophie (comprise
ainsi et tant que conception du monde, sans doute?).
On
se bornera, ici, à faire remarquer qu'une équation (égalité) est posée
subrepticement et investie
sous la catégorie de laïcité et légitimée par elle : philosophie
de parti = religion. (Lardjen le dit clairement : "Les laïcisants
doivent être cohérents et poser la nécessité de la
séparation du parti et de la philosophie").
À la question de savoir ce que devient un parti amputé de sa philosophie, ce qu'il en
advient au plan de son identité, ces intervenants ne répondent pas.
Ce point de vue a été défendu essentiellement par Omar Lardjen, Nordine Saadi et Hassan
Remaoun.
2)
Le deuxième point de vue aborde le problème des rapports
politique/religion sous l'angle
contraire : le politique et le religieux ne sont pas référés à
deux ordres de réalité différents ; la religion est conçue comme
"principe spirituel" à différencier des "pratiques
religieuses qui, seules, sont critiquables" (Ameur Makhlouf ).
- "L'islam est un ; ce qui change, ce sont les idéologies." (Chafik)
- "Il faut faire la différence entre la religion et la pensée religieuse." (Bouzid)
- "Séparer la religion d'avec la pensée religieuse qui est une idéologie." (Chafik)
Dès
lors, la laïcité n'a aucun sens ; bien au contraire, on assiste à "un
retour du religieux
dans le monde qui appelle un renouvellement des catégories
philosophiques sur la religion, à un rapprochement entre le marxisme et
la religion, exemple des théologies de la libération. Le
rapport du marxisme à la religion ne doit pas être tactique"
(Bouzid).
Donc le politique et le religieux ne s'excluent nullement, à condition cependant que le religieux ne
soit pas instrumentalisé par le politique.
- "La bataille de Siffin [entre Mou'awiya et Ali] a été le début de la politisation de l'islam."
(Bouzid)
- "Il ne faut pas politiser le patrimoine ; laissons-le à sa place, avec sa signification
propre." (Bouzid)
-"La laïcité fait partie de notre patrimoine : cf Salama Moussa, Chibli Choumaïl, El
Kawakibi..." (Bouzid)
(Notons que la "politisation" est connotée très péjorativement ; c'est une salissure, une
défiguration de la religion conçue comme principe spirituel pur.)
Cette
position paraît paradoxale et même contradictoire : comment soutenir
l'idée de l'unité du
politique et du religieux tout en excluant absolument la
politisation du religieux ? Cela n'est possible, à l'évidence, que si
l'on considère que la religion n'a rien à voir avec les
idéologies, que l'idéologie ne ressortit pas à la religion mais au
politique. Ce qui est nié ici c'est donc la nature idéologique de la
religion ; ce qui est affirmé, c'est la nature
idéologique du politique -et donc du marxisme-. Ce qui est donc
posé subrepticement là aussi, derrière ces "thèses" c'est simplement que
la vérité vraie de la politique se trouve dans la
religion.
Et
là où ce point de vue rejoint le premier, c'est bien entendu dans la
négation de la philosophie
de parti. Dans le premier cas, on nie le principe même d'une
philosophie de parti pour pouvoir séparer le politique et le religieux
(mais c'est au prix d'une assimilation abusive de toute
philosophie à la religion). Dans le second cas, c'est la religion,
posée comme vérité absolue, qui prend la place de la philosophie de
parti et qui légitime -ou invalide- la
politique.
Cette dernière position a été défendue par Boumédiène Bouzid, Chafik et Ameur
Makhlouf.
3)
Le troisième point de vue -qui n'est pas apparu de manière élaborée et
systématisée, sinon dans l'essai de
synthèse- se situe en défense des positions "classiques" du marxisme
vis-à-vis de la religion et se repère essentiellement dans le débat
général, à travers quelques interventions de différents
camarades. Mais il serait abusif de vouloir ramener ces
interventions à une cohérence unique ; en vérité, il s'agissait le plus
souvent de ripostes défensives aux positions évoquées plus
haut. Pour l'essentiel, ces interventions peuvent être résumées
ainsi :
-
Zouaoui, dans une communication très rigoureuse, fait une critique
serrée du discours religieux, défini comme
a-historique, a-logique, rétrograde (anti-moderniste), irrationnel
(visant plus l'imagination que la raison), anti-scientifique.
- Larbi Khalfoun développera trois idées : 1- Si la religion constitue une grande partie du patrimoine, elle n'est pas tout le
patrimoine. 2- S'il est juste de sortir des modèles
sclérosés, faudrait-il pour autant jeter par-dessus bord ce qui
fait notre identité ? 3- Y a-t-il une lutte de classes ou non ? Si oui,
alors il y a lutte
idéologique.
- J'ai développé, personnellement, une série de points dans deux interventions :
a)
Rappel des positions de Marx, Engels,
Lénine sur la question : "La critique de la religion est la
condition préliminaire de toute critique" (Marx) ; nature dialectique
(contradictoire) du phénomène religieux :
aspiration à un monde meilleur mais réalisation fantasmatique de
cette aspiration [dans un monde irréel] ; toute religion a un aspect progressiste en même temps qu'un aspect conservateur (Engels) ; "Pour l'individu, la religion est une affaire privée ; pour le parti, elle n'est pas une affaire privée."
(Lénine)
b) Le
stalinisme était-il une philosophie de parti ou d'État ?
c)
L'intelligence ( = la compréhension) du présent est la condition de l'intelligence du passé (Marx). (Cela dit à propos du patrimoine.)
L'essai de synthèse présenté mettait l'accent sur trois points :
* Traiter du rapport politique/religion est une manière de s'attaquer à nos conceptions et actions : nous
avons trop négligé la religion alors qu'elle est une réalité objective.
* Importance de l'analyse du phénomène religieux et de son impact sur
les masses : le danger est qu'il puisse apparaître comme un phénomène central et masquer un changement d'orientation.
* Nous ne voulons pas transformer la religion mais la société : il faut s'investir dans le
travail politique, toujours dévoiler les véritables enjeux.
Il
faut, au terme de cette appréciation générale, rappeler que les travaux
de cette rencontre ont
été infiniment plus riches, plus variés, plus vivants. Mais ce
n'est pas trahir cette richesse que d'en ramener l'économie générale à
ces trois positions.
Second
thème : l'intégrisme
La
remarque générale qui s'impose à propos des communications et débats
autour du problème de
l'intégrisme, est qu'il est difficile -sinon impossible- de parler
ici d'une cohérence globale, d'une logique ordonnatrice, d'une
rationalité structurante. L'intitulé des communications montre
bien la diversité des approches et des préoccupations, mais il
peut masquer un manque, pourtant flagrant : l'absence de définition
précise de cette notion -l'intégrisme- et de son analyse
dans la réalité nationale.
Les approches tentées par Daho et Bouzid
restent descriptives et orientalocentristes : l'intégrisme est un
produit du Moyen-Orient qui nous est parvenu par des vecteurs tels que
l'association des Oulamas, l'association El Qiyyam, les coopérants
moyen-orientaux, etc., les références théoriques étant, pour
l'essentiel, Ibn-Taymiyya, El Mawdoudi, Hassan El Banna, Sayyid
Qotb.
Le
modèle-type -sinon unique- de réalisation de l'intégrisme reste le
modèle égyptien, précisément
celui des Frères Musulmans, avec ses avatars (Et-Tekfir Wa
l'Hijra, etc.). Peu ou pas de références au modèle chi'ite ou ibadite.
L'intégrisme est perçu par nombre d'intervenants (Bouzid, Daho, Chafik) comme traduction ou résultat de l'échec du mouvement de libération nationale.
Des
directions de recherche théorique sont avancées : l'intégrisme ne
traduit-il pas
l'émergence de rapports marchands consécutifs au boom pétrolier,
qui prendraient le pas sur les rapports productifs ? (Remaoun) Peut-être
que c'est la bourgeoisie, le capital qui
s'expriment ainsi ? (Lardjen) L'essai de synthèse rappelle que
pour El Mawdoudi, la seule façon d'arriver au pouvoir était, pour le
mouvement islamiste, de s'allier avec le
capital.
QUELQUES
OBSERVATIONS PERSONNELLES
Il s'agit de quelques réflexions que m'inspire cette rencontre et que je soumets à l'appréciation
des camarades. Je les livre en vrac.
* SUR LE POLITIQUE ET LE RELIGIEUX
Il est facile de voir que les points de vue 1 et 2 se rejoignent sur des questions essentielles pour nous, pour
notre parti, pour notre combat :
Négation de la nature idéologique de la religion
(= religion en
tant que conscience à l'envers du monde, en tant que "reflet
fantastique, dans le cerveau des hommes, des puissances extérieures qui
dominent leur existence" selon le mot d'Engels, religion en
tant que travestissement de la réalité et de la théorie) Cette
négation se fait, chez les tenants de la première tendance, par la
relégation de la religion dans une sphère extérieure au marxisme,
l'anthropologie. L'homme serait naturellement religieux (comme il prohiberait naturellement l'inceste.)
Robinsonnades :
D'abord, on ne
voit pas au nom de quoi on décrète que tel domaine est extérieur au
marxisme, sauf à le décréter domaine surnaturel (mais il serait alors inconnaissable par définition). Ce faisant, on retombe dans les vieilles robinsonnades et les mythes sur la nature humaine. (Marx
se gaussait du mythe de "l'homo oeconomicus". Que dirait-il de l'"homo
religiosus" ?) Il n'y a pas de nature humaine donnée a priori ; il n'y a
pas d'essence
humaine ; cette essence, c'est "l'ensemble des rapports sociaux"
(Marx, 6° thèse sur Feuerbach). La religion en tant que pratique humaine
est une pratique sociale ; le nier c'est
retomber tout simplement dans la métaphysique.
Métaphysique :
Chez les tenants de la 2ème tendance, le discours que tient la religion sur elle-même (en tant que vérité du monde, en tant que
révélation) est pris pour argent comptant. Nous sommes ici franchement en pleine métaphysique, dans un discours pré-critique,
pré-marxiste.
Illégitimité de la critique de la religion :
Selon certains
tenants de la 1ère tendance, "Marx n'a critiqué la religion que du
simple point de vue de la connaissance ; cela n'autorise donc pas une
critique radicale de la religion du point de vue
marxiste". Étrange opinion en vérité ! D'abord parce qu'elle sépare
radicalement la théorie (connaissance) de la pratique -ce qui est de
l'idéalisme-, ensuite parce qu'elle semble minimiser
la critique marxiste au motif que cette dernière ne porterait que
sur la connaissance. Est-ce à dire que la pratique religieuse échappe
par essence à toute critique ? Élargissons le propos.
Il est de bon ton aujourd'hui de dire que Marx n'avait pas sur la
religion un point de vue... marxiste. Marx aurait critiqué la religion
sur des bases petites-bourgeoises radicales, celles de
l'Aufklärung et des Lumières. Son point de vue sur la religion
serait plus bourgeois ; la preuve en serait qu'après 1843 -année où il
rédige "La Question juive"-, il ne s'occupera plus de
religion. Une autre preuve ? Il refusera l'athéisme dans le
mouvement ouvrier, particulièrement dans l'Internationale.
Condition de toute critique :
Que Marx ne s'occupe plus, à titre principal, de religion est un fait1. C'est lui-même qui
le dit : « Pour l'Allemagne, la critique de la religion est terminée pour l'essentiel, et la critique de la religion est la condition préliminaire de toute
critique. » Mais cela
n'empêchera pas Engels de continuer une réflexion et des recherches
fructueuses sur la religion (cf "Sur le christianisme
primitif", "l'Anti-Duhring", "La guerre des paysans"...) à partir de
la thèse centrale et inaliénable que la religion est de l'idéologie,
une conscience fausse, etc. Par ailleurs, dire que Marx
ne s'occupe plus de religion ne signifie pas qu'il ne s'y intéresse
pas ; dans sa correspondance, on peut facilement voir l'inverse : non
seulement le christianisme primitif
l'intéresse, mais même les autres religions. Et même l'islam.
Que
Marx ait combattu l'athéisme dans le mouvement ouvrier est un fait bien
connu ; en cela, Marx refusait justement que le mouvement ouvrier se
développe sur des bases confessionnelles car l'athéisme pour lui est
une forme de
religion, "le stade suprême du théisme", disait-il.
Critique dialectique
: En réalité, la critique marxiste (celle de Marx, Engels et
Lénine) de la religion est profondément dialectique (tenant toujours
compte de sa nature contradictoire et idéologique parce
qu'exprimant une réalité tout en la déformant, exprimant, par
exemple, la révolte des classes exploitées et leur aspiration à un monde
meilleur mais projetant la réalisation de cette aspiration
dans un autre monde). De même qu'elle (cette critique) est radicale,
c'est-à-dire que la religion n'est plus un principe d'explication
universel mais un phénomène subalterne, second, parlant pour
autre chose qu'il est chargé de cacher, cet "autre chose" étant la lutte des classes. Critique radicale parce qu'elle permet donc de
mettre à jour le présupposé réel de la religion. La
méconnaissance de cette critique marxiste, la méconnaissance ou
l'incompréhension de sa nature dialectique -le mode de penser
dialectique
n'est jamais naturel, spontané, premier, au contraire-, le "retour
du religieux" dans le monde d'aujourd'hui, sans oublier l'effondrement
des systèmes sociaux mis en place dans l'Europe de l'est,
sont autant d'éléments qui concourent à l'adoption d'une attitude
opportuniste face au phénomène religieux, quand ce n'est pas à l'abandon
de positions fondatrices du marxisme. Cela est
particulièrement évident à propos de la φ (philosophie) de parti.
Abandon du matérialisme.
Les deux tendances ci-dessus analysées
s'accordent toutes deux à nier la φ de parti, la 1ère au nom de la
laïcité, la seconde au nom de la vérité de la religion. Mais qu'est-ce
que cette φ de parti qui n'est jamais nommée par les
participants ? La φ du parti marxiste, c'est le matérialisme,
dialectique et historique. Un tenant de la 1ère tendance a dit : «Le
parti doit occuper un espace politique, non un espace
religieux ou philosophique. » Certes. On peut même aller plus loin
dans la précision et dire : « nous sommes, nous voulons être, un parti
révolutionnaire, c'est-à-dire que nous
voulons transformer la société. » Mais dans quel sens voulons-nous
cette transformation ? Que voulons-nous au juste transformer ? Par quels
moyens ? De quelle manière ? Quel
est notre objectif final ? Avons-nous un projet de société ? Comment
résoudre toutes ces questions si nous n'avons pas une conception
d'ensemble, un mode de représentation théorique
global de la nature et de la société, ainsi que de leur mouvement,
une théorie d'ensemble qui puisse fonder scientifiquement notre
pratique révolutionnaire ? Cette théorie - φ ou science, cela est
l'objet d'un autre débat- nous l'avons, c'est le matérialisme
dialectique et historique qui, très simplement dit, nous permet de
garder le cap sur deux idées centrales : 1) la vie des idées doit
être référée à la vie sociale ; 2) l'histoire de l'humanité est
l'histoire des modes de production de la vie sociale.
Dénoncer la φ de parti (en réalité, abandonner honteusement et
subrepticement le matérialisme dialectique et historique), c'est
dénoncer le caractère révolutionnaire du parti et c'est, du même
coup ouvrir la voie au réformisme dans la pratique et à l'idéalisme
métaphysique dans la théorie.
Soyons
francs : c'est ici, à ce niveau, que se noue la problématique de l'identité du
parti. La détermination de la nature
révolutionnaire marxiste du parti ne ressortit pas à sa composante
sociale seule -les partis ouvriers peuvent fort bien être réformistes et
même bourgeois-, ni à son mode de fonctionnement -le
centralisme démocratique ne prouve rien à lui seul : cf le Fln et
même l'Ugta !- mais elle ressortit essentiellement à sa φ (dans le sens
précisé supra). Aujourd'hui, et pour être clairs,
l'abandon du matérialisme dialectique et historique, c'est la voie
ouverte à une social-démocratisation et/ou une islamisation rampante du
parti. Sous les coups conjugués de l'effondrement des
systèmes sociaux est-européens, du prétendu retour du religieux -et
surtout et fondamentalement- de la nouvelle étape franchie dans le
processus de mondialisation du Capital, il peut être tentant
de larguer ce qui fait notre identité, de pencher vers ce
social-démocratisme mou (dont les nuances vont de Michel Rocard à
Achille Occheto du PC italien, avec sa thèse du "réformisme fort")
et/ou vers cette Sahwa islamique dont on oublie que sa gauche est
d'un anticommunisme absolu, parce que logique avec elle-même (cf les
thèses de Hassan Hanafi et de la Gauche musulmane
égyptienne.) [On peut rappeler, à ce propos, cette authentique et
excellente anecdote : à un camarade qui tentait de lui démontrer
qu'islam et marxisme ne se contredisaient pas,
qu'islamistes et communistes travaillaient dans la même voie, ce
jeune islamiste répond : "Eh bien alors ! Il n'y a qu'à appliquer
l'islam !"] Les positions conciliatrices et/ou capitulardes sur le plan de la lutte des idées ne peuvent mener
nulle part ailleurs qu'à l'abandon du projet révolutionnaire de transformation de la société et de libération de l'homme.
Matérialisme et athéisme
: Cela
dit, il faut rappeler encore une fois que matérialisme et athéisme
ne sont pas deux choses identiques ; on peut fort bien être athée sans
être matérialiste au sens marxiste. Le marxisme
disqualifie l'athéisme (cf comment Marx et Engels critiquent
l'athéisme de Feuerbach : "Il ne veut nullement supprimer la religion,
il veut la perfectionner"
– Engels, in Ludwig Feuerbach et la fin de la φ classique allemande).
C'est peut-être en ce sens qu'il faut
comprendre la tendance 2, décrite supra, comme désir de conserver la
religion, d'y voir une vérité universelle, comme "un rêve de
réconciliation universelle" (Engels, idem).
En
un mot, le matérialisme marxiste ne peut en aucune façon être ramené à
un athéisme ou a un anticléricalisme -ces deux notions n'étant pas
elles-mêmes identiques. Ces deux attitudes sont continuellement
critiquées et fustigées par Marx (in "La sainte famille", par ex.), par
Engels (cf la critique de Duhring, "qui prétend abolir la
religion"), par Lénine (cf, in T.15 de ses œuvres : "Proclamer la
guerre à la religion n'est qu'une phrase anarchiste.")... En effet, si
l'on a admis que "la religion est le reflet déformé,
fantastique de la réalité dans le cerveau des hommes", on aura
compris du même coup qu'il est aussi vain que ridicule de vouloir lutter
contre des simulacres, des fantômes. Au contraire, il faut
inlassablement travailler à substituer la réalité à ses simulacres,
apprendre à découvrir la réalité derrière ses représentations
fantastiques, à lire lutte des classes derrière les phénomènes
religieux. Au lieu de décréter l'approche marxiste obsolète et
ringarde, simpliste et répétitive comme l'ont fait certains ici, il
vaudrait mieux (re)lire "La guerre des paysans » d'Engels
et se poser humblement la question : qu'avons-nous fait pour lire en
marxistes la révolte du mahdi Ibn-Toumert, le passage des tribus
berbères Koutama au Chi'isme fatimide, la constitution
de l'État Ibadite, etc.
Il
convient aussi -et
surtout- de se poser la question suivante : ceux qui nous invitent à
nous "renouveler" nous proposent-ils un instrument quelconque en lieu
et place du matérialisme
marxiste ?
Matérialisme marxiste et
sciences : des intervenants ont avancé l'idée qu'une φ de
parti est en définitive une idéologie. Ils en voulaient pour preuve
l'exemple du stalinisme où le matérialisme marxiste s'est
opposé aux sciences (cas de la biologie). Il faut rappeler ici que
les déformations graves et profondes subies par le matérialisme marxiste
à cette époque ressortissent pour partie au fait que la
φ marxiste a été transformée en φ d'État, c-à-d en idéologie
officielle. Il y a une différence essentielle entre la nature
scientifique-critique du matérialisme marxiste et la fonction
politico-idéologique de légitimation d'un pouvoir que l'on a voulu
lui faire jouer. La raison profonde de cette déviation, il faudrait la
chercher dans le fait que le parti s'est transformé en
État. Or tout pouvoir sécrète sans cesse de l'idéologie, donc de
l'opacité ; le marxisme soviétique était de l'idéologie, un effet de
pouvoir. Que cette idéologie d'État ait pris un
caractère particulier -totalitaire- trouve son explication dans
l'arriération générale de la société russe d'une part, et dans la
connaissance très approximative, pour ne pas dire nulle,
qu'avaient de la dialectique matérialiste les militants et
dirigeants bolcheviks : Lénine ne cessait de répéter qu'il fallait
étudier et développer la dialectique de Hegel du point de vue
matérialiste (cf notamment son célèbre article La portée du matérialisme militant,
écrit en 1922, T. 33). Au lieu de cela, la richesse infinie de la
dialectique matérialiste a été ramenée à 4 lois et le matérialisme
historique, réduit à la succession de
5 modes de production ! Il est d'ailleurs intéressant de remarquer
que cette codification du matérialisme marxiste -que l'on attribue
facilement et à tort au seul Staline- s'est faite en
concomitance avec la collectivisation des terres et
l'industrialisation forcée, la φ officielle étant chargée, en plus de la
légitimation de la ligne et du pouvoir, d'unifier la pensée et de
rallier les scientifiques et techniciens au pouvoir soviétique.
Les sciences humaines, machines de guerre contre le
marxisme ? De ces faits, historiques, certains concluent à
la nécessité d'assurer un libre développement des sciences et d'empêcher
le marxisme de les infester. Qui contesterait la
première affirmation ? Alors que toute avancée scientifique
conforte la conception générale matérialiste du monde. Mais attention à
la deuxième affirmation car elle peut en cacher une
autre : lutter contre les effets de pouvoir idéologiques sur les
sciences est juste; mais prétendre empêcher toute synthétisation des
apports des sciences à un moment ou à un autre
-synthétisation qu'autorise le matérialisme marxiste- c'est
simplement verser dans le positivisme le plus plat et ouvrir ainsi,
d'ailleurs, la voie à la récupération des sciences par
l'idéologie. Il est faux de dire que le matérialisme marxiste
menace les sciences, sinon sous sa forme idéologisée et déformée. Mais
il faut être juste et rappeler que les sciences humaines
surtout se sont toujours offertes comme de véritables machines de
guerre contre le matérialisme marxiste (cf la psychanalyse, la
linguistique, l'ethnologie, l'anthropologie, la prétendue
science économique...). Du moins est-ce le rôle que l'on a voulu
-souvent- leur faire jouer. Peine perdue, car les sciences,
matérialistes par essence, ne peuvent pas invalider la méthodologie
matérialiste générale du marxisme.
* SUR L'INTÉGRISME ET LE PATRIMOINE
La notion de patrimoine telle qu'elle a été appréhendée
durant les travaux, me semble poser 3 types de problèmes liés.
-
D'abord la question de sa propre définition : qu'entend-on par
patrimoine au juste ? Pour beaucoup de
participants, il semble que cette notion recouvre essentiellement
une réalité religieuse ; or il est admis que la notion de patrimoine
désigne un capital civilisationnel et historique
multidimensionnel, même si la religion y occupe une place centrale.
(Remarquons que cela n'est pas spécifique à l'islam.) Mais, encore une
fois, la question pour un marxiste est de savoir/pouvoir
lire derrière la religion l'essence des faits historiques.
- Ensuite, la question de l'objectif visé : que veut-on faire de ce patrimoine ? "Le laisser à sa place
avec sa signification propre"2, comme dit un participant ? Y rechercher des germes de
matérialisme ou de socialisme3, ce que dénonce un autre ? S'en servir comme élément
référentiel pour le présent ? S'en servir comme base d'intelligence du présent ?
- Enfin, le problème de
la définition de l'approche méthodologique générale.
La fascination du patrimoine : Cette
fascination
qu'exerce le passé sur la majeure partie de l'intelligentsia arabe
-fascination qui n'épargne pas les intellectuels marxistes dont beaucoup
de grands noms se sont investis dans des travaux de
recherche sur le patrimoine : Hussein Mroué, Tayeb Tizini, Mehdi
Amel...- a de quoi étonner. On s'accorde généralement à expliquer cette
fascination par la conjugaison d'une série de
facteurs historiques et civilisationnels : retard scientifique,
technologique et économique ; contact récent et traumatisant avec la
modernité ; échec des modèles étatiques de
développement mis en place par le Mouvement de Libération Nationale
arabe ; contradiction entre l'arriération actuelle de ces sociétés et
leur passé prestigieux, etc. Il n'empêche. Cette
fascination du passé fonctionne comme un véritable mythe (cf
l'exposé de M. Ghalem
qui mérite d'être repris en profondeur) et il n'est pas sûr que les
intellectuels marxistes -surtout ceux de la dernière
génération- n'aient pas succombé peu ou prou à cette mythification
du passé, tombant par là-même dans le piège de la pensée salafiste
passéiste, cette pensée qui nie en pratique le développement
historique, sacralise le passé et disqualifie ainsi tout effort
d'intelligence du présent.
Le présent, clé du passé : J'ai rappelé, durant les
débats, la célèbre formule de Marx (in Contribution à la critique de l'économie politique) : "L'anatomie
de l'homme est la clé de l'anatomie du
singe." Pour être capable de comprendre son passé, une formation
sociale doit d'abord faire sa propre critique, i.e. accéder à
l'intelligence de son présent. Par là, Marx posait le principe du
primat épistémologique du présent sur le passé.4
Mais à condition que le présent ne
s'identifie pas au passé ; car dès qu'il le fait, il crée un nouveau
mythe. Marx rappelait que les révolutionnaires de 1789 avaient besoin
de l'épopée romaine pour se masquer à eux-mêmes le
contenu bourgeois et les limites de leur révolution. Ils avaient
besoin de la grande tragédie historique pour s'illusionner
sur leur propre combat. Déjà,
poursuit Marx, Cromwell avait eu besoin des figures de l'Ancien
Testament pour accomplir la révolution, et Luther de celle de
l'apôtre Paul. Qui donc se cache derrière les figures de la
mythologie islamique ? Qui se cache derrière les Sahabas (compagnons du
prophète) ? Que masque la figure de Ali Ibn Abi
Taleb ? Abou Dher El Ghiffari ? Etc. Marx
rappelle également que la bourgeoisie triomphante avait très
vite secoué le souvenir et renvoyé les mythes et les spectres [au
magasin des accessoires]. Dès 1814, "le négociant à tête de lard succède
à César !" L'illusion mythique est vaincue par la
réalité. Dès lors, tout retour aux mythes romains sera une véritable
farce (ex. de Napoléon III).
La superstition à l'égard du passé :
Pour les
révolutionnaires marxistes modernes, toute superstition à l'égard du
passé est exclue car eux savent ce qu'ils veulent ; ils n'ont pas
besoin des fantômes du passé pour masquer le travail de
destruction/reconstruction de l'ordre social qu'ils veulent
entreprendre, car ils déterminent scientifiquement le sens, le contenu
et les limites de leur action historique.
De
façon particulière, nous devrions, nous marxistes -et les intellectuels
marxistes au premier chef- nous interroger sur la réalité suivante :
pourquoi les Arabes, en général, sont-ils encore incapables de traduire
leurs pratiques sociales dans une
langue autre que la
religion, avec son cortège d'illusions, de spectres et de mythes ?
Pourquoi ont-ils besoin -un besoin vital- de ce garde-fou
des origines, de la mémoire ? C'est cette problématique générale de
la traductibilité (Gramsci)
des langages théoriques et pratiques qu'il
faudrait peut-être prendre à bras le corps. Ainsi, parlant du retard
de l'Allemagne par rapport à la France -au XIX° siècle-, Gramsci,
citant Carducci, dit : Emmanuel Kant
décapita Dieu ; Maximilien Robespierre, le roi, pour
signifier que ce qui restait à l'état théorique en Allemagne, était
transformé en pratique en
France. Que devrions-nous dire, nous marxistes arabes, aujourd'hui ?
Que l'Occident construit l'avenir et les Arabes, Dieu ? Il est temps
que nous revenions au présent.
Patrimoine maghrébin et patrimoine
arabe : Cela dit, il faut remarquer que l'histoire des Arabes
n'est pas seulement celle du Moyen-Orient ; notre patrimoine maghrébin
ne peut en aucune façon -sinon par une opération
magique, d'illusionnisme- être référé uniquement à une matrice
arabe, islamique et moyen-orientale. On oublie vite la dimension
judaïque, puis -surtout- chrétienne de notre histoire :
Tertullien, Saint Augustin, Donat, les Circoncellions..., un
patrimoine qui fait de l'Algérie-Tunisie actuelle la matrice de l'Église
catholique ; on oublie trop vite cette
Ifriqiyya El Moufarriqa (Afrique diviseuse) -comme
la dénommait Omar Ibn El Khattab, le 2° calife orthodoxe-, terre de
schismes et d'hérésies par
excellence (les Ibadites, les Chi'ites fatimides, Ibn Toumert...) ;
on oublie -ou on ne voit pas- ce que la colonisation française et ses
officiers et intellectuels avaient vite vu et
compris, qu'ils avaient affaire à un islam spécifique, défini comme
anthropolâtrique (adoration des saints) et confrérique (organisé en
confréries, les zaouïas).
Est-il
concevable, dès lors, de parler d'intégrisme chez nous en continuant
d'ignorer ces deux dimensions
essentielles de l'islam national ? Disserter sur El Banna, El
Mawdoudi, etc. et ignorer superbement Cheikh Benalioua et la très
puissante confrérie des Alaouyines, la non moins puissante
Tidjaniya, etc. ? Il n'est que de voir comment, dans le pays
profond, l'intégrisme entre en conflit avec l'islam populaire, ou bien
comment il essaie de le récupérer. C'est là une direction
de recherche et un centre de préoccupations pratiques qui ont
totalement fait défaut au long de cette rencontre. À mon avis, il faut
très vite opérer des redressements à ce niveau.
Le
ciel de l'Orient : Un dernier mot ici : qu'exprime
l'intégrisme ? Des intervenants ont proposé des hypothèses ; résurgence
des rapports marchands au détriment des rapports
productifs, mode d'expression de la bourgeoisie... Je propose de
prendre -quand même- en compte une courte réflexion de Marx à propos de
l'Orient : L'absence de propriété foncière explique en grande partie l'histoire de l'Orient, et même le ciel de l'Orient.
* SUR LA LAÏCITÉ
Laïcité, émancipation de l'état, émancipation de l'homme
: Le problème tel qu'il a été posé durant la rencontre ne
me semble pas acceptable du point de vue du marxisme. Globalement, la
laïcité peut se définir comme le principe de séparation de
l'ordre du religieux d'avec l'ordre du politique. La
présupposition pernicieuse que contient cette définition est que les
deux ordres de réalité sont de nature différente : le religieux ne
serait pas politique et le politique ne serait pas religieux. Cela
est évidemment inacceptable car erroné (cf supra).
Posons
le problème simplement : dire que le politique doit s'émanciper du
religieux, c'est dire
en d'autres termes que l'état doit s'autonomiser, se détacher de
la société civile, réaliser ainsi sa transcendance, ou, comme dirait
Hegel, réaliser l'universel. Le piège qui est tendu ici est
celui qui consiste à faire croire que l'autonomisation de l'état
réalise du même coup l'autonomisation du sujet (= réalise la liberté
individuelle). C'est l'idée hégélienne de la coïncidence de
l'universel (l'État) et du particulier (l'individu) au plan des
intérêts. (Notons, en passant, que l'État en tant qu'universel, est
l'État qui réalise l'Absolu : il est par conséquent
impérissable.) Cette vieille lune hégélienne, en réalité bourgeoise, Marx l'avait démasquée et dénoncée dans la Critique du droit politique hégélien et dans la
Question juive. Pour lui, l'émancipation de l'État ne
signifie pas automatiquement que l'individu s'émancipe de la religion ;
il est donc faux de croire que le principe laïque
réalise la liberté du citoyen en matière spirituelle. Ce principe
consacre, en vérité, l'autonomie de l'État, sa "transcendance" et sa
domination sur la société civile. Historiquement, c'est la
bourgeoisie qui a réalisé -et continue de réaliser- cette
séparation ; c'est sa manière à elle d'édifier son État et de le
légitimer : et, pour assurer sa pérennité, l'État bourgeois
aujourd'hui se fait appeler l'État de DROIT. Auparavant, le
pouvoir se légitimait par la religion ; aujourd'hui, le droit est la
nouvelle forme du sacré légitimant le
profane.
De ce point de vue, il est pour le moins étrange de retrouver des notions telles qu'État de
droit, société civile, etc. dans notre littérature,
notions reprises telles quelles, sans critique préalable, à la
philosophie politique bourgeoise dominante. Gorbatchev prend,
lui au moins, la précaution de dire État socialiste de droit.
[Ce qui ne change rien quant au fond, car il reste dans le cadre d'une
problématique non marxiste]. Tout ce qui tend à
sacraliser -donc à pérenniser- l'État, n'entre pas, par nature,
dans le projet révolutionnaire du marxisme qui tend lui au dépérissement de l'État.
Liberté de croire mais nécessité de lutter contre
l'abrutissement religieux : Cela étant, que doit être notre
attitude pratique vis-à-vis de cette question ? Notre attitude de
principe en tant que marxistes est de gérer la
contradiction de manière à contrarier, contrecarrer l'efficace
idéologique de la religion dans la vie sociale, et de se prononcer
nettement et clairement pour la privatisation confessionnelle,
i.e. pour la liberté d'opinion et de croyance. Mais si la religion
doit devenir une affaire privée pour les individus, elle ne doit pas
être une affaire privée pour le parti marxiste : ce
dernier ne saurait, certes, se constituer sur des bases
confessionnelles, comme il ne saurait rester muet devant l'abrutissement religieux
(Lénine) et devant la lutte des idées ;
encore moins quand la religion est utilisée pour combattre le
progrès et l'émancipation. À ce titre, nous devrions mobiliser davantage
le parti et l'ensemble de l'opinion démocratique et
moderniste pour une lutte acharnée autour de l'école, pour
combattre la mainmise de l'obscurantisme intégriste sur le système
scolaire. Ce serait une manière concrète d'avancer dans la
laïcisation de la société.
QUELLES CONCLUSIONS ?
Peut-être quelques propositions à caractère pratique :
-
Impulser en tant que tâche vitale -sinon la médiocrité se chargera de
nous liquider- dans tout le parti, et
évidemment au niveau de ses intellectuels, la recherche théorique
sur le marxisme et la réflexion autour de ses pratiques. Cela suppose un
retour à -ou commencer à lire- Marx et les classiques.
Il est, en effet, affligeant de constater qu'il faut maintenant
presque s'excuser de citer Marx et Lénine, comme de voir que des textes
essentiels des classiques sont totalement ignorés.
-
Impulser pareillement un travail de recherches et de réflexion
permanent et organisé autour des
questions dites du patrimoine, sans oublier que dans notre
patrimoine, il y a aussi le mouvement ouvrier et socialiste, en
réorientant nos préoccupations vers le capital culturel et historique
national et maghrébin. -
Se donner les moyens organisationnels pratiques pour
mener à terme les tâches suivantes : mettre en place un centre de
recherches et d'études marxistes ; encourager, à la base, la création de
cercles d'études marxistes (quelque forme
qu'ils puissent prendre, par ex ; les amis du marxisme (!), Marxisme vivant, Union rationaliste, etc.
Le rapport de ces cercles
au parti peut-être très lâche, comme il peut, par endroits, être
très étroit. De même, encourager la création d'un groupe central chargé
d'impulser et de synthétiser le travail de recherche et de
réflexion sur le patrimoine, ainsi que des groupes décentralisés. On
peut également réfléchir à une spécialisation des groupes à la base et
prendre en compte les spécificités régionales ; à
titre de simple illustration, on pourrait responsabiliser les
camarades de Mostaganem pour l'étude de la confrérie alaouiya, ceux de
Tlemcen -et des Aurès- de la pénétration des idées communistes
dans les campagnes, etc.
- Multiplier les séminaires et rencontres à caractère national, internes au parti, sur les questions idéologiques,
culturelles et scientifiques ; les élargir et, surtout, en démultiplier l'écho et l'effet par la publication de leurs actes.
- Créer, sans tarder, la grande revue théorique, idéologique, philosophique et
culturelle du parti (revue dans le genre de La Pensée ou Et-Tali'a. Cette tâche est, à mon
avis, aussi essentielle que facilement -tout étant relatif- réalisable : on a bien relancé Alger Républicain !)
-
Élaborer une véritable stratégie d'animation du mouvement associatif
sur les plans scientifique, artistique,
culturel et même -ici et seulement ici- religieux. Illustration :
cela irait d'une association des amis de la φ rationaliste
arabo-musulmane à l'association caritative Omar Ibn El Khattab,
en passant par l'association des jeunes poètes El-Maaria (en mémoire
du grand poète agnostique Abou El 'Ala El-Maari), etc. Il faut
commencer à réfléchir en profondeur sur les relations que doit
développer le parti avec le mouvement associatif ; ce mouvement peut
se développer y compris à l'intérieur du parti sous des formes souples
et aménagées, sans jamais, cela est évident, se
constituer en organisations séparées. (Cf à ce titre, la très riche
expérience du PC italien, en particulier dans le domaine
cinématographique.)
-
Entreprendre sans tarder l'élaboration d'un plan d'intervention
permanente et
organisée du parti sur le problème de l'école. À terme, il faut un
groupe central de réflexion et de suivi sur cette question. À terme
également, une revue spécialisée -du genre
L'école et la nation éditée par le PCF. Impulser, là aussi, l'action démocratique et associative large : APE, comités de défense de l'école laïque,
etc.
- Enfin, et de manière générale, il est question de mettre tout le parti en position de mener la lutte des classes
au plan idéologique.
Il
s'agit donc de mener une lutte longue, multiforme, pluridimensionnelle
pour conquérir petit à petit les espaces
de la "société civile", pour forger et proposer aux masses notre
conception de la société, conception articulée sur la liberté et la
démocratie et prenant en compte le pluralisme social comme
donnée normale de la vie sociale. Pour cela, le parti doit aussi
produire -dans les luttes quotidiennes- son intelligentsia organique.
Tâche centrale, tâche vitale.
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