braniya chiricahua




L'ancien se meurt, le nouveau ne parvient pas à voir le jour. Dans ce clair-obscur surgissent des monstres.
Antonio Gramsci

samedi 1 juin 2013

SILOVIKI ET CIVILOVIKI

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Le terme de siloviki désigne, en Russie, les tenants de la manière forte (silo en russe = la force), eux-mêmes issus des appareils de force –sécurité d'État (Fsb ex-Kgb), police (ministère de l'Intérieur), armée (ministère de la Défense). Les siloviki sont partisans d'un État russe fort et interventionniste dans tous les domaines. Leur représentant est le Premier ministre actuel, V. Poutine.

Le terme de civiloviki n'existe pas, à vrai dire, dans la langue russe : il a été forgé pour servir d'antonyme commode au premier, donc pour désigner les partisans de la société civile. Beaucoup de Russes (et pas seulement eux) auraient voulu faire du nom du Président actuel, D. Medvedev, l'emblême des civiloviki. Il leur faudra patienter, les choses ne s'étant pas encore suffisamment décantées.

L'Algérie a singé l'ex-Urss dans tous les domaines. Comme l'Urss, elle avait un système de parti unique (dont Bélaïd Abdeslam est allé copier à Moscou-même l'organigramme et le mode de fonctionnement pour le compte du comité central du Fln) ; comme l'Urss, elle a encore un système policier tentaculaire dont les cadres, d'ailleurs, ont été formés par le Kgb ; Comme l'Urss, elle avait (a) un système économique étatisé qui a généré une corruption spécifique et phénoménale ; comme l'Urss, l'Algérie a une armée pléthorique, gravement retardataire aux plans de la stratégie et de la technologie ; comme l'Urss, enfin, l'Algérie, par une répression permanente et obtuse (y compris par la torture systématisée), a rendu toute vie associative relativement autonome de l'État impossible.

Lors de l'implosion de l'Urss, la société civile, réduite à des individus impuissants et déboussolés, a regardé, hébétée, s'opérer le pillage faramineux du patrimoine national par d'anciens apparatchiks du parti (de la Jeunesse du Pcus, plus précisément), du Kgb, de l'armée... Elle a vu un Président alcoolique obéir au doigt et à l'oeil à Bill Clinton qui a exigé du poivrot qu'il nomme le valet attitré des Usa au poste de chargé des privatisations au Kremlin. Elle a vu ses jeunes femmes s'adonner à une prostitution massive et ses vétérans de la Seconde guerre mondiale vendre leurs décorations et mendier pour manger. Elle a vu ses jeunes hommes ravagés par la drogue. Elle a vu sa natalité tomber sous le niveau d'alerte. Un effondrement. Politique, économique mais surtout moral. Car une société humaine, c'est certes un réseau de production et d'échanges, mais soutenu par un système de valeurs éthiques. Et plus ce système est solidement établi, mieux il permet à ladite société d'affronter les crises et d'en sortir victorieuse. La dictature paternaliste du parti unique, qui ne tolérait pas le moindre contre-pouvoir, a infantilisé les soviétiques. N'ayant pas été mis en contact avec le Capital, ils n'ont pas développé d'anticorps spécifiques. Alors, ils se sont fait pulvériser par le Léviathan au billet vert.

Sur un tout autre plan, l'Algérie partage, jusqu'à un certain point, avec la Russie un modèle anthropologique de type patriarcal : le père est tout-puissant et les enfants, tous formellement égaux, lui doivent obéissance. Ce modèle familial autoritaire et égalitaire est en congruence parfaite avec le modèle politique dictatorial et socialiste qu'ont à subir les deux peuples. (Cf les analyses d'Emmanuel Todd sur les modèles anthropologiques).

Aujourd'hui, alors que la Russie tâtonne pour trouver un chemin de sortie de crise et que les siloviki n'ont rien d'autre à proposer que la politique du bâton parce qu'ils confondent un État fort avec un État dictatorial -alors qu'un État n'est fort que de la légitimité qu'il tire de la volonté populaire librement exprimée-, l'Algérie est encore plus mal lotie. Ses siloviki tiennent encore tout en main mais ils savent que tout peut leur filer entre les doigts d'un moment à l'autre, alors qu'ils n'ont pas mis en place une solution de rechange crédible -faute de consensus entre eux. Mais, dans l'un et l'autre pays, les civiloviki sont également faibles et ne savent où donner de la tête car l'humanité n'a pas produit d'expérience équivalente ; c'est, en effet, la première fois que des sociétés sont confrontées à ce type de problématique : comment sortir du socialisme primitif que le faible développement de leurs forces productives au moment des révolutions leur imposait fatalement ?

À l'annonce de la Révolution d'octobre 1917, Antonio Gramsci avait écrit un article passé à la postérité. Il l'avait intitulé : « La révolution contre "Le capital" ». Il y écrivait « les Bolcheviks renient Karl Marx... » et expliquait que selon la théorie marxienne, il aurait fallu attendre que se développe en grand, en Russie, un capitalisme moderne. Mais l'arriération de la Russie tsariste et le faible développement du capitalisme (particulièrement dans les campagnes), n'ont pas empêché les Bolcheviks de prendre le pouvoir et d'entreprendre de développer les forces productives, sans en passer par la phase capitaliste.

La même illusion a sous-tendu les efforts de l'Algérie indépendante : l'édification du socialisme en empruntant la voie non capitaliste de développement ainsi qu'elle a été théorisée par la conférence mondiale des partis communistes (substitut du Komintern).

On sait bien aujourd'hui que c'est K. Marx qui avait raison contre Gramsci et contre Lénine : les expériences socialistes n'ont pas tenu face au développement extraordinaire des forces productives que le Capital contenait encore en son sein. Une formation sociale ne disparaît jamais avant d'avoir développé toutes ses forces productives, avait dit le Vieux...

Tirant la leçon de cette séquence historique, les siloviki algériens et russes tentent une manœuvre en forme de double contrainte contradictoire : impulser le développement du capitalisme tout en restant maîtres du processus. Autrement dit, à la chinoise. Sauf que les Chinois ont conservé l'instrument qui leur permet l'hégémonie sur la société, le parti communiste, alors que les siloviki russes ne veulent plus en entendre parler et que les siloviki Algériens n'ont jamais permis le développement d'aucun parti y compris celui dont ils se réclament formellement, le Fln, qu'ils ont constamment torpillé, pour la bonne raison qu'ils entendaient tenir eux-mêmes ce rôle.

C'est ainsi que l'Histoire se venge de la prétention des hommes : par des pieds-de-nez. Et au philistin algérien qui regimberait, « Grâce à Dieu, notre religion et nos valeurs coutumières sont fermes et nous prémunissent contre une perdition à la Russe », voici un fait divers rapporté par le quotidien Liberté qui devrait lui donner à réfléchir : pendant que les insurrections arabes avançaient au cri de « Ech-chaab yourid isqat el nidham -le peuple veut en finir avec le système », le bon peuple de cette coquette et rupine station balnéaire de la côte algérienne, envahie par des cohortes de péripatéticiennes venues de tous les coins du pays, squattant les hôtels à l'année ou contractant mariage blanc avec des hommes du coin, avançait derrière une immense banderolle portant le slogan suivant : « Ech-chaab yourid tarhil el 'ahirate = le peuple veut déménager les putes » (sauf votre respect). Ce qui en dit long sur l'état réel de la religion et sur celui des valeurs morales.

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