braniya chiricahua




L'ancien se meurt, le nouveau ne parvient pas à voir le jour. Dans ce clair-obscur surgissent des monstres.
Antonio Gramsci

vendredi 30 décembre 2016

EN PAYS HILALIEN : UNE ARCHEOLOGIE DU RAÏ



Le maître BLAOUI LAHOUARI 

Le Raï, ce genre musical popularisé par cheb Khaled à l'échelle mondiale, est né et s'est développé dans une région de l'ouest de l'Algérie que l'on peut aisément figurer par un triangle dont les trois sommets seraient les villes d'Oran, Sidi Bel-abbès et Tlemcen, le lieu géométrique en étant la ville de 'Aïn-Témouchent. Il s'agit, malgré ses appellations plurielles, d'une grande plaine d'un seul tenant, 150 km qui vont de la Sebkha d'Oran aux portes de Tlemcen. Or ce territoire était exactement celui de la grande tribu arabe hillalienne des Béni-Amer.

Les confédérations de tribus arabes Béni-Hillal et Béni-Souleym1 étaient originaires du Nejd (Arabie saoudite). Particulièrement fougueuses, elles razziaient jusqu'aux confins du Châm (en gros la Syrie actuelle) et de la Mésopotamie (l'Irak actuel, en gros). Dernières converties à l'islam, elles participeront au sac de La Mecque par les Qarmates (chi'ites de Bahrein prêchant le communisme intégral). Chassées par la sécheresse et la famine, elles s'étaient établies en Haute-Égypte où les califes fatimides chi'ites les avaient confinées sur la rive orientale du Nil. Leurs vassaux Zirides (dynastie de Berbères sanhajas fondée par Bologhine Ibn Ziri et régnant sur le Maghreb central) ayant abandonné le chi'isme, les Fatimides -en l'occurrence, le calife El Moustançar Billah- leur envoyèrent les tribus Béni-Hillal et Béni-Souleym pour les punir. Dans le même temps où ils se débarrassaient d'hôtes encombrants et particulièrement turbulents. On rapporte que les Fatimides versèrent une confortable obole aux deux confédérations pour les convaincre de quitter l'Égypte et d'aller voir du côté de l'Ifriqiya. Mais ils exigèrent d'elles, en retour, le paiement d'un droit pour traverser le Nil : un dinar par personne ! Gageons que les califes fatimides y ont largement retrouvé leurs petits.

Entrés en Tripolitaine en 1050, les Arabes hillaliens rallièrent l'Ifriqiya (en gros, la Tunisie actuelle) en 1055 pour en découdre avec les Zirides. L'armée sanhaja fut écrasée par les redoutables guerriers hillaliens. Le royaume ziride avait vécu. Reprenant leur marche vers l'ouest (début de la Taghriba, la marche vers l'ouest), les Béni-Hillal n'atteindront le sud oranais que deux siècles plus tard. Là, ils côtoieront une importante tribu berbère, les 'Abd-El-Wad, qui servait de makhzen (assurer l'ordre et lever l'impôt) aux Almohades dans l'Oranie. Lorsque l'empire almohade implosa, les Abd-El-Wad érigèrent le royaume de Tlemcen avec Yaghmoracen Ibn Ziane à sa tête. Menacé par ses cousins mérinides qui avaient fait appel aux Arabes Maqil (originaires du Yémen ceux-là, dont les Hadjoutes et les Thaaliba d'Alger sont les descendants) et qui lorgnaient lourdement du côté de Tlemcen, le fondateur du royaume zianide fit appel aux Béni-Amer qui deviendront son makhzen. La fortune de la tribu était, dès lors, faite.

Les Béni-Amer étaient une fraction des Arabes zoghbiens (Zoghba), nous dit Ibn-Khaldoun ; essentiellement guerrière, la tribu louait ses services aux États et aux souverains. En bonne tribu arabe, elle avait également une autre corde à son arc, celle de la poésie. Ses bardes popularisaient la geste hilalienne (Es-sira el hillalia), faite d'amours légendaires et de hauts faits d'armes. Les Béni-Amer s'installèrent graduellement dans la vaste et riche plaine qui s'étend de Tlemcen à Oran. Petit à petit, les intrépides et belliqueux guerriers vont se transformer en riches agriculteurs sédentaires. Léon l'Africain, au 15° siècle, disait d'eux : « Ce sont des hommes d'une grande bravoure et très riches. Ils sont dans les 6000 beaux cavaliers, bien équipés. » Les Espagnols les tiennent pour « nobles, seigneurs des Berbères et fiers », et Daumas, le consul de France auprès de l'émir Abdelkader, écrivait en 1839 : « Les Béni-Amer, possesseurs d'un pays immense et coupé de vallées fertiles se livrent beaucoup à l'agriculture et sont très riches en grains et troupeaux de toute espèce ».2

L'arrivée des Ottomans et des Espagnols signa la fin de cet intermède. Entre ce qui leur apparaissait comme la peste et le choléra, les Béni-Amer tergiversèrent, ne souhaitant choisir ni l'un ni l'autre camp. Mais les Ottomans engagèrent les hostilités contre eux : ils les chassèrent de la grasse plaine de la Mlata (en gros d'Oran au Tessala) et y installèrent deux groupes faits de bric et de broc, c'est à dire d'éléments détribalisés qu'ils nommèrent Douaïrs et Zmalas. Plus grave : les Ottomans prétendirent faire des Béni-Amer, en les scindant en deux entités, des tribus ra'ïas (soumises à l'impôt). La haine inexpiable que vouèrent désormais les Béni-Amer aux Ottomans justifiera l'alliance avec les Espagnols, malgré les réserves sévères des fractions maraboutiques des Béni-Amer -qui étaient secrètement travaillées par la tariqa Derqaouiya. Un des deux frères Barberousse, les maîtres de la Régence d'Alger, Aroudj Boukefoussa -le manchot- fut ainsi tué lors d'un affrontement avec les Espagnols et les Arabes coalisés, près du Rio-Salado. Durant toute la durée de l'occupation ottomane, les Béni-Amer ne cessèrent de guerroyer et de défendre leurs terres.

Quand se produisit l'occupation française, les Zmalas et les Douaïrs se mirent immédiatement au service des nouveaux maîtres, alors que les Béni-Amer vont suivre l'émir Abdelkader dans sa longue résistance contre l'envahisseur français. L'émir reconstitua l'ancienne confédération sous le nom d'Aghalik des Béni-Amer qui comprenait les fractions suivantes : Ouled Slimane, Ouled Brahim, Ouled Sidi-Khaled, Ouled Sidi-Bouzid, Ouled Sidi-Ali Benyoub, Hazedj, Ouled Zaer, Ouled Sidi Maachou, (Bel-Abbès, Mékerra) ; Ouled 'Ali (Tessala) ; Ouled Mimoun, Mahimat, Ouled Sidi-Abdelli, Ouled Sidi-Ahmed Youcef, Ouled Khalfa (tribu berbère assimilée), Douï Aïssa (entre 'Aïn-Témouchent et Tlemcen) ; Ouled Djebara (Terga), Ouled Sidi-Messaoud, Ouled Bouamer (Hammam-Bouhadjar et Rio-Salado), Ouled 'Abdallah ; Ouled Sidi Ghalem, Chorfa Guetarnia (tribu berbère assimilée), Maïda (Mlata).

1845 : survient la tragédie qui marquera la fin de l'épopée des Béni-Amer. Tout avait commencé par une action d'éclat de l'émir, pourtant réduit à la défensive par la guerre totale que lui faisaient les Bugeaud, Lamoricière, Pélissier, Cavaignac, brûlant tout sur leur passage, razziant les troupeaux, enfumant les humains. L'émir réussit à mystifier Cavaignac et Lamoricière en passant au milieu de leurs colonnes et à anéantir les régiments du colonel Montagnac à Sidi-Brahim (près de 'Aïn-Témouchent). Galvanisés par cette victoire, les Béni-Amer consentirent à suivre l'émir dans sa marche vers le Maroc où il pensait obtenir l'aide du souverain. Alors «  de la pointe du lac (Sebkha d'Oran) à Tlemcen, on ne rencontre personne. C'est le désert » disait Lamoricière3. Les Béni-Amer abandonnent leurs terres, créant un vide sidéral devant les colonnes infernales des généraux français -les colonnes infernales étaient une stratégie de guerre d'anéantissement qui avait déjà servi en France contre les Vendéens.

Mais le roi du Maroc, cédant aux menaces et aux promesses des Français, attaqua les arrières de l'émir, pendant que Lamoricière et le duc d'Aumale lui coupaient les voies de retraite vers l'Algérie. L'émir perdit le contact avec les fractions Béni-Amer. Certaines de celles-ci, encerclées par les troupes du roi, préférèrent passer au fil de l'épée leurs femmes et leurs enfants plutôt que de les laisser tomber entre des mains fourbes, puis se battirent jusqu'au dernier. L'émir, qui avait retrouvé leurs traces, arriva à bride abattue sur les lieux mais c'était pour constater la tragédie qui venait de se dérouler. Il réussit encore à briser l'encerclement et à rentrer dans son pays. Mais c'était pour déposer les armes trois mois après, profondément marqué par les atrocités d'une guerre inégale et par les trahisons et retournements de ses alliés.

Sur le territoire marocain, cependant, des fractions des Béni-Amer, qui étaient parvenues à échapper aux troupes royales, devaient passer sous les fourches caudines des Français pour espérer rentrer au pays. Les généraux -Bugeaud, Cavaignac, Lamoricière- s'y opposèrent catégoriquement ; Pélissier n'était pas en reste qui exultait : « Leur émigration nous a laissé un vaste et riche territoire. C'est la forteresse de la colonisation qui se prépare... ».4 Il avait raison : le gouverneur général (GG) de l'Algérie n'allait pas laisser passer cette occasion inespérée de rafler les riches terres des Béni-Amer. Le 18 avril 1846, il prenait un arrêté frappant de séquestre les terres des « émigrés ». Il s'agissait, dès lors, de les empêcher de rentrer : le GG et le ministère de la Guerre donnèrent des instructions en ce sens. Mais il se trouva que le consul de France à Tanger, De Chasteau, n'était pas d'accord. Il allait affréter des bateaux pour ramener ce qui restait des Béni-Amer à Oran. Puis son gendre, Léon Roches, qui le remplaça un moment, poursuivit l'opération de rapatriement. Il raconte que les familles des Béni-Amer mouraient littéralement de faim, qu'il reçut une délégation qui lui dit :  « Il vaut mieux nous tuer ici que nous renvoyer au milieu des Marocains qui déshonoreront nos femmes sous nos yeux, nous assassineront et vendront nos enfants car c'est ainsi qu'ils ont agi à l'égard de nos frères. »5 Devant les cris d'orfraie du GG et des généraux (le plus haineux à l'égard des Béni-Amer étant sans conteste Pélissier, qui commandait l'Oranie6), Roches eut recours à des passeurs clandestins qui guidèrent les émigrés chez les Béni-Snassen et les Béni-Bouyahi, tribus rifaines en révolte contre le roi, qui leur firent passer la Moulouya.

« En tenant compte de ce qu'ils étaient, les Béni-Amer n'existent plus. » Ainsi pouvait s'exprimer Cavaignac après ce désastre. Combien les Béni-Amer perdirent-ils d'hommes au cours de cette expédition ? Difficile de le savoir avec précision, mais on peut s'en faire une idée en comparant le nombre de tentes (combien de personnes pouvait contenir une tente ? On s'accorde à le situer entre 7 et 10) avant et après la « nakba » -catastrophe : 4200 en 1844 ; 3800 en 1851 ; déficit 400. Sachant que le nombre de tentes émigrées était de 1200, c'est donc le tiers des émigrés qui a disparu.7

Quant aux terres confisquées, il est difficile d'en avoir un compte précis, le cadastre n'existant pas ; de plus, les terres de parcours n'étaient pas toujours clairement différenciées des terres d'exploitation. D'après les premières estimations faites en 1851 par les Bureaux arabes, il est raisonnable d'avancer le chiffre de 100 000 ha de bonnes terres bien grasses qui tombèrent dans un premier temps dans l'escarcelle de la colonisation. Encore que la spoliation ne fît que commencer.

L'Oranie devint ainsi la « forteresse de la colonisation », ainsi que le souhaitait Pélissier. Le sénatus-consulte de 1863 officialisait les prélèvements fonciers déjà opérés au profit de la colonisation ; mais les tribus étaient reconnues « propriétaires des territoires », détenus à titre familial ou collectif. Il est vrai que Napoléon III, lors de son second voyage en Algérie (1865), avait dit, parlant des autochtones : « Nous ne permettrons pas que cette race fière et généreuse subisse le sort des Indiens d'Amérique... Ce sont les Européens qu'il faut cantonner, pas les Arabes ». Et il avait donné des instructions précises en ce sens. Mais les GG successifs -en particulier Pélissier, encore lui !, et Mac-Mahon- s'attachèrent à les saboter systématiquement. On estime qu'en vingt ans -de 1851 à 1871- les autochtones de l'Oranie perdirent encore les 2/5 de leurs terres. Puis la République vint qui donna un coup de fouet à la colonisation dans son sens le plus brutal. Des milliers de Français, d'Espagnols, de Maltais, d'Italiens, d'Allemands et de Suisses arrivèrent qui se partagèrent les dépouilles des Béni-Amer.

Profondément déstructurée, ruinée, spoliée, la prestigieuse tribu des Béni-Amer n'existait plus. Elle venait, sans le savoir, de faire l'expérience de l'implacable logique qui sert de propédeutique obligée au développement du Capital : la séparation violente du producteur d'avec ses moyens de production. Alors, de nombreux fils des fiers guerriers d'antan découvrirent qu'il ne leur restait plus d'autre richesse que celle de leurs bras, leur force de travail. Ils se résolurent, la mort dans l'âme, à la mettre à disposition d'autrui en échange de quelque menue monnaie. Prolétarisés, ils durent louer leurs bras à ceux-là mêmes qui occupaient à présent leurs terres, ces étrangers arrivés on ne sait d'où et qui les traitaient, eux les autochtones, en parias. Cruel destin.

Mais il est une autre face de cette spoliation historique qu'il convient de savoir regarder. En se dissolvant, la tribu a libéré ses membres des liens très étroits qui les unissaient fermement. La tribu a perdu sa 'Açabiya pour parler comme d'Ibn-Khaldoun. Dans le groupe agnatique, en effet, les rôles sociaux sont distribués depuis toujours ; aucun membre ne peut faire autrement que d'occuper la place et le rôle qui lui sont assignés. La contrepartie de cet ordre d'airain est que chacun possède un statut qui lui épargne les doutes et l'angoisse. Mais que le groupe se défasse et les membres perdent leur statut. Alors, s'ouvre une faille vertigineuse, celle de l'interrogation sur soi, sur ce que l'on est, doublée de celle sur ce qu'il faut faire, comment agir.

Le philosophe Gilles Deleuze a parfaitement analysé ce phénomène de perte de statut social et de ce qu'il engendre chez celui qui est devenu, soudain, un individu.8 Il prend pour illustration le cas des Noirs américains délivrés de l'esclavage après la guerre de Sécession (1865). L'esclavage, si inhumain fût-il, donnait au Noir un statut ; son rôle, sa place étaient bien définis. Les rapports esclavagistes étant abolis, comment le Noir va-t-il vivre sa nouvelle situation ? Deleuze nous dit qu'il la vivra sur le mode de la plainte dont la figure poétique est l'élégie. (L'élégie est un poème libre, écrit dans un style simple qui chante les plaintes et les douleurs de l'homme, les amours contrariés, la séparation, la mort.) La signification profonde de cette plainte est, ajoute le philosophe, l'incapacité de l'homme à faire face à ce qui lui arrive : « Ce qui m'arrive est trop grand pour moi. » L'élégie du Noir américain libre va éclater dans le Blues.
MUDDY WATERS

Les références au Blues pour caractériser le Raï sont courantes mais aucune n'atteignait à ce niveau de rationalité que nous ouvre l'analyse de G. Deleuze. Le Blues dérive des chants des ouvriers du coton, dans le delta du Mississipi. Le mot Blues vient de l'expression anglaise « blue devils » qui signifie « idées noires ». Il a une origine incontestablement rurale ; de plus, il est le produit de diverses influences : africaine, celtique (irlandaise et écossaise) et... asiatique ! Car on note de plus en plus l'influence de la culture amérindienne sur ce genre musical. Avec les mouvements de migration de Noirs du sud vers les villes du nord (particulièrement Chicago et Detroit), le Blues va troquer son instrumentation simpliste pour la guitare et la basse électriques, la batterie et l'harmonica, instrumentation « classique » que popularisera Muddy Waters, le grand maître du Blues électrique, dit de Chicago. La fortune du Blues était dès lors faite et son influence sera énorme : il sera à la base du Rock'n Roll et de la Pop Music anglo-saxonne qui envahiront le monde (les Rolling Stones ne cessent de rendre hommage à leur maître, Muddy Waters).

Qu'en est-il du Raï, maintenant ? D'abord, la signification du mot : raï veut dire en général opinion et rayi (que l'on retrouve de façon systématique et lancinante dans tous les opus de Raï) veut dire mon opinion. Il semble bien qu'à l'origine, aller écouter du Raï signifiait que l'on allait écouter la voix de la raison, celle de bon conseil qui vous guide dans le droit chemin. Mais c'est dire, par là, que l'on cherchait une voie, que l'on avait besoin d'une aide pour faire des choix dans la vie. C'est pour cela que le terme le plus approprié pour rendre le mot raï est sans conteste le mot choix. C'est ce qui apparaîtra de façon éclatante lorsque le Raï prendra son essor et que se multiplieront ses interprètes. Si l'on examine, d'autre part, le texte d'une chanson de Raï, on y retrouvera des invariants qui sont : une lamentation sur les conséquences d'un choix. Ce qui nous ramène au descendant des Béni-Amer prolétarisé, livré à lui-même et qui découvre ce qu'il faut bien appeler la liberté, c'est à dire une capacité de choix. Avec la décharge d'angoisse et/ou de remords qu'elle génère, maintenant que les repères traditionnels ont été abolis.

Le Raï moderne avec son instrumentation électrique (guitare, synthétiseur) a suivi une voie homologue à celle du Blues. Comme ce dernier, il est d'origine rurale ; au départ, il y a des ouvriers agricoles qui triment dans les grandes propriétés coloniales de l'Oranie : moissons, vendanges, cueillette. Ces ouvriers sont des Béni-Amer ruinés et prolétarisés mais ce sont également des saisonniers venus d'un peu partout, et même du Maroc (surtout du Rif). Un brassage s'opère ainsi qui est aussi celui des genres : car, fait remarquable et même inouï, des femmes travaillent désormais aux côtés des hommes. Et les ouvriers -phénomène universel- chantent pour se donner du cœur au ventre. Que pouvaient-ils chanter ?

De même que les ouvriers Noirs ne pouvaient chanter du Gospel ou des Negro Spirituals, encore moins des ballades celtiques, les ouvriers agricoles des plaines de l'Oranie ne pouvaient chanter les longs poèmes de Chi'r melhoun -que l'on rend assez improprement par poésie populaire- qui étaient -sont encore- l'apanage de l'Oranie. Le Chi'r melhoun est certainement le produit de la dégradation de la poésie épique des Béni-Hillal ; on en retrouve les traces thématiques probantes -portrait de la bien-aimée, éloge du clan, de la vie bédouine...- dans les qacidates -longues pièces poétiques- de tous les maîtres de ce genre poétique. À partir de la deuxième moitié du XIX° siècle, le Melhoun commence à intégrer des thèmes nouveaux et adopte une métrique plus légère et moins convenue. Incontestablement, cette révolution est le fait du barde des Béni-Amer, Mostefa Benbrahim ; elle sera prolongée au XX° siècle par Abdelkader El Khaldi. Ces transformations vont ouvrir la voie à un changement capital : la mise en musique de cette poésie avec des instruments modernes marquera la naissance du genre dit Oranais moderne -Wahrani 'asri.

Le maître de cette révolution est Blaoui Lahouari qui introduira le piano, la guitare, l'accordéon, l'orgue là où il n'y avait que deux flûtes en roseau et un tube fermé par une peau de lapin en guise de percussion. Influencé par les rythmes exotiques -flamenco, boléro, rumba, mambo- Blaoui va également y soumettre (à doses homéopathiques, certes) les textes du Malhoun. Si Blaoui chantait encore et toujours les vieilles qacidates du Melhoun, il n'en aura pas moins renversé un tabou de taille dans une société arabe dont le maître mot est l'imitation des anciens. Ce faisant, Blaoui allait ouvrir un boulevard aux « Mafrakh », ces « petits bâtards » (comme les appelaient les vénérables cheikhs, selon Saïm El Hadj, compositeur et musicologue oranais), ouvriers pour la plupart, qui ne pouvaient exciper d'une naissance dans une famille de grande tente, qui n'avaient aucun respect des anciens cheikhs et des règles d'apprentissage de la « sanaa » -le métier d'artiste- et qui bricolaient des textes sans queue ni tête. Exactement comme les premiers bluesmen. Les textes des chansons raï n'ont, en effet, plus rien à voir avec la poésie courtoise et délicate du Melhoun. Ils sont violemment lubriques, sans concession à la bienséance pudibonde des Arabes ; ils chantent les amours adultères, le vin, l'ivresse, la violence des rapports sociaux, la débauche des sens. « Celui qui ne s'est pas enivré et n'a pas connu le désir ferait mieux de crever » résume la chanteuse Rimitti (« Elli ma sker wa tmahan el mout kheïrlah »).
Cheikha RIMITTI

Le Raï n'est donc pas la continuation du Melhoun, y compris dans sa forme moderne du Wahrani. Comme le Blues n'est pas la continuation du Gospel ou du Negro Spirituals. Certes, de l'un comme de l'autre, des influences multiples ont présidé à la naissance. Mais justement, c'est cette accumulation de facteurs qui a rendu possible le saut qualitatif qui a donné naissance à une chose nouvelle, originale, qui ne peut se rapporter à aucune autre. 9

Hommage à Blaoui Lahouari et à mon douar, El Mssa'da.


1Les développements sur les Béni-Amer sont documentés à partir de : Histoire des Berbères d'Ibn-Khaldoun, la mère de toutes les références ; Les Arabes en Berbérie de Georges Marçais ; Les siècles obscurs du Maghreb de Emile-Félix Gautier ; le grand classique Histoire de l'Afrique du Nord de Charles-André Julien et l'excellent article Historique des Beni Amer d'Oranie, des origines au sénatus-consulte de Pierre Boyer, in la Revue de l'Occident musulman et de la Méditerranée.
2Toutes les citation, in P. Boyer : Historique des Béni-Amer
3Idem
4Idem
5Lettre au ministre des AE, 19 janvier 1849 ; in P. Boyer, op. cité
6« Et voilà que nous sommes encombrés d'une population famélique qui ne pourra jamais voir dans d'autres mains les terres de ses pères sans que la rage et le désir de se venger ne lui dévorent le cœur... La protection du consulat de Tanger ne leur fera pas oublier que nous sommes les détenteurs de leur sol et qu'il y a du sang entre nous. » (Lettre du 28 octobre 1848). Idem
7Idem
8Gilles Deleuze : Abécédaire (DVD)
9Pour de plus amples développements sur les aspects musicologiques et instrumentaux du Raï, on consultera avec profit les écrits de deux chercheurs témouchentois pur sucre :
Boumédiène Lechech, musicologue-chercheur dont on trouvera un article sur la musique bédouine ici :http://www.socialgerie.net/spip.php?article708 et un article sur le Raï ici : http://www.socialgerie.net/spip.php?article529 ;
Mohamed Kali, inspecteur de l'enseignement dont on pourra trouver les écrits sur le Raï (je n'ai pas les liens) dans les archives du journal El Watan.

8 commentaires:

  1. Bonjour Messaoud,
    Heureux de te lire. Tu précises dans ton texte que Sidi Brahim est dans la région d'Ain Témouchent, est-ce un homonyme du mausolée dans le voisinage duquel s'est produite la fameuses bataille de Sidi Brahim au lieu-dit Ennakhla entre Maghnia et Ghazaouet ? Montagnac est mort à cet endroit avec le grade de commandant, il ne sera promu au grade de colonel qu'à titre posthume.

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  2. Bonjour Ziani,
    Non, ce n'est pas un homonyme; c'est précisément le mausolée dont tu parles, celui où a eu lieu, en effet, la bataille dite de Sidi-Brahim, au cours de laquelle l'émir a anéanti les deux bataillons de Montagnac (qui s'étaient postés dans le mausolée, croyant que les Arabes n'attaqueraient jamais un lieu sacré pour eux). Erreur.
    J'ai eu une vision un peu extensive de la région de 'Aïn-Témouchent -chauvinisme local oblige, c'est ma région !- en situant le lieu de la bataille "près de 'Aïn-Témouchent" : tu as rectifié. Montagnac a, pour l'histoire, le grade de colonel.

    Merci de ton commentaire; il sera conservé.

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  3. Bonjour l'ami
    Ne fais pas attention au nom, c'est un pseudo. Je ne t'ai pas tutoyé par hasard. C'est en compagnie d'Abdelkader Ould Kadi que j'ai appris énormément de choses. Je lui transmettrai tes salutations demain. Sa tombe est à environ 30 mètres de la route que j'emprunte depuis que je suis devenu un Amri d'adoption.
    Je reviendrai sur la célèbre bataille de sidi Brahim dans un prochain commentaire.

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  4. Bonjour Messaoud,
    J’ai eu la chance de lire le rapport d’un officier dépêché par le ministère français de la guerre depuis Paris. Ledit rapport fut édité sous forme de livre à Oran et un exemplaire était disponible au siège de la Société de Géographie. Le défunt Malki Noreddine me l’a prêté pour deux semaines, le temps de le lire et de ma rendre à l’endroit même où s’est déroulée cette bataille pour confronter les positions des deux armées avec les lieux indiqués sur la carte en annexe du rapport. Bien plus tard, quand j’ai lu sur le net les montagnes de mensonges sur cette bataille et les raisons de la raclée administrée au lieutenant-colonel Montagnac, j’ai demandé au frère du défunt de me passer de nouveau le livre le temps de le publier sur un journal électronique. Trop tard, il l’avait prêté à un officier des services de renseignements et depuis, ce document est porté disparu. Le rapport en question est d’une objectivité surprenante et, sur les hommes comme sur les lieux, d’une précision d’horloger. Que rapportait-il ?
    1/ Que Montagnac passait au fil de l’épée, au hasard de ses rencontres, trois Algériens et faisait accrocher sur des mâts de fortune les trois têtes à chacune des trois entrées de la ville de Ghazaouet. Le message était clair : quiconque rentrait en ville ou en sortait devait voir et se prosterner devant le nouveau maître. Choc et effroi, dit-on depuis Ullman et Wade.
    2/ El Hadj Mohamed Trari, le caïd des Souahlias (Tounane), était choqué et révolté par de telles pratiques mais pas du tout effrayé. C’est cet homme qui va concevoir la souricière aux 450 soldats français. Il joue à l’agent double et tient informé Montagnac de tout mouvement depuis et vers la Maroc où se trouve l’émir. La hâte du barbare français à vouloir capturer l’Emir, accrocher la tête du chef de la résistance à son trophée et en tirer la gloire attendue, va servir Mohamed Trari à le piéger en exploitant sa folle ambition.
    3/ M. Trari est en contact avec les chefs des tribus voisines. Leur concours n’était pas difficile à obtenir devant les humiliations que leur faisait subir la soldatesque française et leur désir de vengeance était incommensurable. Des messagers du caïd tiennent informé l’Emir sur l’état d’esprit des officiers ennemis, de l’adhésion des chefs de tribus au traquenard en préparation et de l’avancement des étapes du plan de bataille conçu par Trari en collaboration avec le chef de la résistance nationale.
    4/ Le 19 ou le 20 septembre 1845,Trari se rend au Q.G. de 15e Léger formé du 8e bataillon de chasseurs d’Orléans et du 2e régiment des hussards et communique au lieutenant-colonel les excitantes informations qu’il attendait avec impatience depuis longtemps. C’est l’effervescence dans le camp ennemi quand le prétentieux commandant apprend la date du retour de l’Emir en territoire algérien et, surtout, l’itinéraire qu’il compte prendre.

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  5. 5/ le 21 septembre, de nuit, Montagnac, à la tête de 450 soldats, promené par Trari, se dirige vers le sud, au lieu dit Ennakhla, à 15 km au sud de Ghazaouet, et le 22, au matin, quelques cavaliers Algériens apparaissent sur une crête à l’ouest. Quelques coups de feu sont échangés, le temps de provoquer les troupes françaises puis le groupe disparait. Le 23, à l’aube, Montagnac fonce vers la crête d’où les algériens étaient apparus la veille. Le leurre a fonctionné. Comme convenu avec Trari et l’Emir, les arouchs m’sirda, à l’abri dans les nombreux ourlets de Benkrama, ferment le côté Ouest du lieu choisi pour la bataille, se dressent devant les soldats français. L’Emir, lui, va prendre Montagnac à revers en contournant la saillie de Yenbou. La bataille ne dure pas plus de trois heures et non pas trois jours comme l’écrivent de nombreux chroniqueurs de guerre français repris par des algériens prêts à avaler n’importe quoi. On peut comprendre les premiers dans leurs maladroites tentatives à se donner bonne conscience en produisant des circonstances atténuantes, en allongeant la durée des combats, insistant sur ““la farouche résistance des intrépides chasseurs”, mais les autres….
    6/ le commandant F. Coste, à la tête du 2e des hussards, en bivouac à 4 km de là est alerté du désastre. Il tente de venir au secours de Montagnac. Il n’ira pas loin. Les arouchs Souahlias surgissent du côté Nord. L’étau se referme, il est étanche. Les hussards sont décimés. Les survivants fuient vers l’Est. Ils ne peuvent aller loin. Les arouchs Djebalas les attendent de ce côté. Ils se réfugient dans le mausolée de Sidi Brahim, à 800 mètres de là, en pensant, non sans raison, que les algériens ne les attaqueraient pas dans un lieu saint. Ils sont au nombre de 24 et non pas 80 comme l’écrit R. Clément. Sidi Brahim est entouré d’un muret construit en pisé haut d’un mètre et demi ; c’est un carré de 6 m sur 6 et à l’intérieur une coupole (une demi-sphère de 3 m sur 3 et 2 m de hauteur) où se trouve le tombeau du m’rabet. Est-il possible que 80 hommes puissent se réfugier dans un espace si exigu ? Pour quitter ces lieux, est-il plus indiqué d’enjamber la murette ou d’escalader la face (sic) Nord de la coupole ? Faut-il rappeler que cette coupole n’est pas l’Annapurna ?
    suite..

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  6. Suite et fin.
    7/ Les combats terminés, l’Emir donne les consignes aux trois familles qui vivent près du mausolée : “ces soldats ennemis ont faim, donnez leur à manger et traitez les humainement, telles sont les recommandations de notre religion”. Lui et ses compagnons se dirigent ensuite vers Nédroma dont l’accès lui est interdit par le caïd M. Nekkache. Il n’insiste pas et continue son chemin vers l’Est par le col de la trouée de Bab Taza.
    8/ la nuit tombée, un homme, un roseau à la main au bout duquel il a accroché un tissu blanc, s’avance vers le mausolée. Il pense bien faire en proposant à manger aux réfugiés. Il est reçu par un coup de feu. Il s’engouffre dans un massif de figues de barbarie et abandonne son projet. A l’aube, les 24 survivants quittent sans difficulté aucune le mausolée en empruntant le lit d’oued Z’lamet et tôt le matin ils arrivent à une mare d’eau formée par la rencontre de cet affluent d’oued marsa. C’est à cet endroit que les femmes de la région ont l’habitude de laver le linge, de l’étendre sur les arbrisseaux jusqu’à séchage et d’échanger les nouvelles. Pour le malheur des rescapés, ce matin-là, Zohra al afya est présente. L’auteur du rapport a traduit le mot arabe al afya par le mot français paix. Mais dans la région et jusqu’à aujourd’hui le mot al afya signifie le feu. Va savoir pourquoi. L’adolescente est la fille de l’imam des Ouled Ziri.
    9/Armée d’une sabbana, un épais morceau de bois confectionné par les artisans et qui servait à battre, après immersion, les couvertures en laine (bourabah), peaux de mouton et tapis, Zohra al afya s’attaque aux soldats français. Blessés pour la plupart, affamés et épuisés, ils succombent l’un après l’autre pendant le trajet vers la caserne au milieu de la ville de Ghazaouet. Devant la porte, les derniers, au nombre de 4, sont au sol. Craignant que la foule n’envahisse les lieux, le soldat en faction dans une guérite en haut du mur d’enceinte de la caserne s’abstient d’ouvrir la porte et porter secours à ses camarades. Il attendra la dispersion de la foule et, à la faveur de la nuit, tire les corps à l’intérieur de la caserne. Trois d’entre eux étaient encore en vie. Ils attendront l’arrivée des secours pour être transportés à l’hôpital de Tlemcen et recevoir les soins. Ils témoigneront, avant que l’un d’eux ne succombe, à l’officier chargé de l’enquête sur l’historique raclée de Sidi Brahim.
    Amicalement.

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    1. Merci ami de ces précisions dignes d'un érudit. Les officiers de l'armée de conquête française nous ont laissé,en effet, des témoignages très précieux et dignes de foi en ce que, souvent, ils y relatent ingénument leurs méfaits les plus horribles. Ce qui devrait, incidemment, nous emmener à nous interroger sur la quasi-absence de témoignages côté algérien, si l'on excepte les écrits des bardes tribaux comme Si Mohand Ou Mohand sur l'insurrection kabyle de 1871, ou ceux de Mohamed Belkheir à propos de la révolte des Ouled Sidi Cheikh. Encore que leurs écrits ne soient que des poèmes élégiaques dans lesquels l'aède se plaint de la cruauté des temps et de son propre malheur. Le principe de la réponse à cette question est évidemment connu : il semble que l'Algérie de cette période historique ne disposait plus d'intellectuels véritables, même pas à l'égal du grand Ibn Khaldoun, mais simplement de géographes et d'historiographes ordinaires. Bardes tribaux et clercs religieux au savoir fruste et expéditif, telle paraissait être "l'intelligentsia" de ces temps. Les trois siècles de domination ottomane n'y sont assurément pas pour peu. Pourtant, cette séquence historique demeure comme une boîte noire pour nous. Les historiens seraient bien inspirés de l'interroger.
      Merci encore de ta contribution. Ces échanges seront conservés.

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    2. طلوع سعد السعود في اخبار وهران والجزائر وإسبانيا وفرنسا إلى أواخر القرن 19 م المؤلف : الآغا بن عودة المزاري المحقق : د. يحيى بوعزيز

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