Fanny Colonna, anthropologue, vient de nous quitter. Paix à son âme. En 1996, j'avais écrit un article de recension pour la revue "Hommes et migrations". Il s'agissait d'un compte-rendu du maître ouvrage de Fanny Colonna, "Les versets de l'invincibilité". En hommage à Fanny, chrétienne-progressiste algérienne, le voici :
C'est l'histoire d'une perte,
entrevue et pensée en termes de courbe, dont le tracé, "lent,
très lent, séculaire", dessine en définitive la disparition
d'une figure centrale de la société algérienne : le "saint",
ce clerc, ce lettré, ce "taleb" nourri à la sève unique
du Livre Invincible, le Coran. Avec l'effacement du saint,
c'est un "bouleversement dans l'épistémé des gens" qui
se produit : la manière de lire et d'interpréter le monde au moyen
du Coran change. Notons bien, cependant, que le Coran reste présent
dans son immuabilité et que la perception et l'appropriation du
monde se font toujours par son truchement ; c'est son mode de
présence au monde qui a changé.
Disons-le autrement : une
fracture décisive se produit au XX ème siècle, en Algérie, qui
voit la religiosité changer : la silhouette familière et fantasque
du saint s'estompe pour laisser la place à l'Islahi, le réformateur
qui, revenu du fond des âges -et, accessoirement de quelque voyage
d'études au Moyen-Orient- entend rappeler la société à
l'observance stricte de l'Islam "véritable", celui des
Origines, des premiers croyants, les "Salaf".
C'est donc cette permanence de
l'Islam et ces changements dans la religiosité dans l'Algérie
contemporaine, que Fanny Colonna scrute, décompose et reconstruit à
travers un exposé méthodologique-critique et une analyse de quatre
"nouvelles", récits de Coran, de terre et de sang dans le
massif montagneux de l'Aurès, dans l'est de l'Algérie.
Dans la première partie,
intitulée "une religion introuvable", F. Colonna
s'interroge sur les enjeux cognitifs du religieux et sur sa place et
sa fonction dans les sociétés maghrébines. Elle relève que
l'historiographie et la sociologie du Maghreb ont, très longtemps,
été élaborées à la lumière épistémologique du positivisme
durkheimien dominant dans les sciences sociales, et qui n'accordait
pas de place à la religion dans son analyse des faits sociaux.
Pourtant, en dehors du cadre
universitaire, une foule d'études et de travaux étaient produits
sur l'Algérie qui accordaient à la religion une place centrale,
essentielle même, dans la vie sociale : il s'agissait de la
"littérature" des officiers des Bureaux arabes et des
Administrateurs des Affaires indigènes, dont la préoccupation
immédiate était, il est vrai, de comprendre, pour mieux la
combattre, la dynamique de mobilisation et d'insurrection des tribus.
Cette alternative, "la
religion est tout / la religion n'est rien", est la
manifestation symptomale d'un autre enjeu, celui de l'inscription
identitaire du Maghreb. En effet, toute une tradition intellectuelle
se rattachant à la "Cité antique" de Fustel de Coulanges,
via Durkheim, a abouti à la négation de l'ancrage du Maghreb dans
la culture islamique, au profit de son inclusion dans l'espace
méditerranéen, aux côtés de la Grèce, de Rome, de l'Anatolie...
Emile Masqueray, Jean Servier et, surtout, Albert Camus figurent
parmi les nombreux promoteurs de cette annexion; (F. Colonna rappelle
que le premier épisode du célèbre reportage d'A.Camus, "Misère
de la Kabylie", était titré : "la Grèce en haillons"!). On le voit bien : ce stéréotype
de la "méditerranéité est incompatible avec une religion
révélée scripturaire comme l'Islam; il n'est compatible qu'avec un
paganisme de fait."
Pourtant, la présence de
l'Écriture et de textes dans les sociétés maghrébines était un
fait têtu et massif : pas une des manifestations de la vie en
société n'était indemne de l'empreinte de la religion et du texte
sacré; rien n'échappait à leur magistère. C'est cette réalité
que les anthropologues anglo-saxons en particulier, Clifford Geertz,
Jack Goody et Ernest Gellner -entre autres- vont placer au centre de
leurs réflexions sur les sociétés islamiques ; leurs travaux vont
marquer le début de la déconstruction de la raison objectiviste
durkheimienne et ouvrir la voie à une interprétation du sens de la
religiosité : "l'accent va être mis, dès lors, sur
l'autonomie du religieux et, surtout, sur la construction d'un
paradigme qui offre les moyens de questionner l'évolution des
manières de croire comme un phénomène endogène, c'est à dire ne
se ramenant pas à la conséquence directe des rapports avec un
autre."
C'est, explicitement, que
F.Colonna inscrit son travail dans le cadre général de ce paradigme
; comme C. Geertz avec Bali, ou E. Gellner avec le Haut-Atlas
marocain, elle choisira le massif des Aurès, en Algérie, sur
lequel, pendant plus de vingt ans, elle enquêtera et réfléchira,
car il offre des homologies troublantes avec ces deux situations : "
même résistance à la conversion, aussi bien à la laïcité qu'au
Christianisme. Même besoin de se légitimer comme croyants aux yeux
des autres et de l'État central. Et, surtout, même prise en main de
l'opération de réformation religieuse par la caste religieuse
elle-même; par le haut, si on peut dire. "
Dans cette immense montagne
berbère de l'est algérien, qui fut le tombeau des premiers
conquérants arabes, mais aussi, et paradoxalement, une forteresse de
la langue arabe et de l'Islam - à la différence de sa "cousine",
la Kabylie, massivement berbérophone et souvent consentante à la
conversion au Christianisme-, les récits des Origines situent
l'éponyme fondateur à l'ouest (en général dans la Séguia El
Hamra, le Sahara Occidental, lieu de départ de ces moines-soldats
qui tiennent les marches du Dar El Islam, la "maison de
l'Islam", dans leurs "Ribat", ces avant-postes
fortifiés : d'où leur nom les Mourabitounes, ceux qui tiennent le
Ribat, et sa déformation en "Mrabtines", les marabouts,
saints, guérisseurs et savants.)
Le premier récit est consacré
à l'histoire d'une tribu des Aurès qui situe ainsi ses origines.
Le second traite de la tribu des
M'samda, protagoniste et ordonnatrice d'un grand rituel ambulatoire
au caractère " astronomique" (lié aux saisons) et
orgiaque évident.
Le troisième est l'histoire
d'un homme dont la prétention à la sainteté est en débat.
La quatrième "nouvelle",
enfin, raconte l'émergence de la Réformation religieuse à travers
la biographie d'un membre de l'association des Ulémas musulmans, ces
lettrés d'un nouveau style qui vont mener cette tentative de retour
à un Islam épuré des "scories" maraboutiques.
Au terme de cette recherche qui
devrait introduire à une " sociologie intellectuelle " de
la société algérienne, que retenir ?
D'abord, que les figures
successives des clercs, saints et autres lettrés, procédaient
toutes d'un substrat intellectuel qui a rendu ce pays "invincible",
qui l'a préservé contre l'aliénation mentale : ce substratum,
c'est le 'Ilm, la tradition scolastique -point aveugle de
l'historiographie et de la sociologie officielles- qui s'est fondée,
durant des siècles, sur l'inculcation et la retransmission d'un
savoir religieux autochtone.
Ensuite, que c'est dans le
creuset d'une langue liturgique et d'une pensée religieuse que
l'idée de nationalité est née ; en ce sens, on peut dire que ces
réformateurs, qui ont tenté de remplacer les saints traditionnels,
sont bien les "pères de la nation, mais en une filiation non
sanglante, au contraire de celle du pouvoir politique".
Mais le lecteur ne pourra pas
s'empêcher de penser à ces figures sanglantes, venues d'un autre
âge, elles aussi, et, accessoirement, d'un voyage dans le
Moyen-Orient, et qui ont entrepris de réislamiser -encore !- cette
pauvre Algérie. Il ne pourra pas ne pas remarquer que, par leur
haine du festif, de la joie et de la foi populaire, elles sont,
décidément, à la ressemblance de leurs illustres devanciers, les
réformateurs, dont il faut excepter les esprits les plus éclairés,
les plus occidentalisés, les plus modernistes, tel Benbadis.
Messaoud
Benyoucef (02/11/96)
LES VERSETS DE
L'INVINCIBILITE
Permanence et
changements religieux dans l'Algérie contemporaine
Fanny Colonna
Presses de
Sciences Po 400p.
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