Hommage
au douar Messaada (Rio-Salado), mon douar ; Hommage à Lahouari
Blaoui
Le
Raï, ce genre musical popularisé par cheb Khaled à l'échelle
mondiale, est né et s'est développé dans une région de l'ouest de
l'Algérie que l'on peut aisément figurer par un triangle dont les
trois sommets seraient les villes d'Oran, Sidi Bel-abbès et Tlemcen,
le lieu géométrique en étant la ville de 'Aïn-Témouchent. Il
s'agit, malgré ses appellations plurielles, d'une grande plaine d'un
seul tenant, 150 km qui vont de la Sebkha d'Oran aux portes de
Tlemcen. Or ce territoire était exactement celui de la grande tribu
arabe hillalienne des Béni-Amer.
Les
confédérations de tribus arabes Béni-Hillal et Béni-Souleym1
étaient originaires du Nejd (Arabie saoudite). Particulièrement fougueuses, elles razziaient jusqu'aux confins du Châm (en gros la Syrie actuelle) et de la Mésopotamie (l'Irak actuel, en gros). Dernières converties à l'islam, elles participeront au sac de La Mecque par les Qarmates (chi'ites de Bahrein prêchant le communisme intégral). Chassées par
la sécheresse et la famine, elles s'étaient établies en
Haute-Égypte où les califes fatimides chi'ites les avaient
confinées sur la rive orientale du Nil. Leurs vassaux Zirides
(dynastie de Berbères sanhajas fondée par Bologhine Ibn Ziri et
régnant sur le Maghreb central) ayant abandonné le chi'isme, les
Fatimides -en l'occurrence, le calife El Moustançar Billah- leur
envoyèrent les tribus Béni-Hillal et Béni-Souleym pour les punir.
En même temps, ils se débarrassaient d'hôtes encombrants et
particulièrement turbulents. On rapporte que les Fatimides versèrent
une confortable obole aux deux confédérations pour les convaincre
de quitter l'Égypte et d'aller voir du côté de l'Ifriqiya. Mais
ils exigèrent d'elles, en retour, le paiement d'un droit pour
traverser le Nil : un dinar par personne ! Gageons que les
califes fatimides y ont largement retrouvé leurs petits.
Entrés
en Tripolitaine en 1050, les Arabes hillaliens rallièrent l'Ifriqiya
(en gros, la Tunisie actuelle) en 1055 pour en découdre avec les
Zirides. L'armée sanhaja fut écrasée par les redoutables guerriers
hillaliens. Le royaume ziride avait vécu. Reprenant leur marche vers
l'ouest (la Taghriba), les Béni-Hillal n'atteindront le sud oranais que deux
siècles plus tard. Là, ils côtoieront une importante tribu
berbère, les 'Abd-El-Wad, qui servait de makhzen (assurer l'ordre et
lever l'impôt) aux Almohades dans l'Oranie. Lorsque l'empire
almohade implosa, les Abd-El-Wad érigèrent le royaume de Tlemcen
avec Yaghmoracen Ibn Ziane à sa tête. Menacé par ses cousins
mérinides qui avaient fait appel aux Arabes Maqil (originaires du
Yémen ceux-là, dont les Hadjoutes et les Thaaliba d'Alger sont les
descendants) et qui lorgnaient lourdement du côté de Tlemcen, le
fondateur du royaume zianide fit appel aux Béni-Amer qui deviendront
son makhzen. La fortune de la tribu était, dès lors, faite.
Les
Béni-Amer étaient une fraction des Arabes zoghbiens (Zoghba), nous
dit Ibn-Khaldoun ; essentiellement guerrière, la tribu louait
ses services aux États et aux souverains. En bonne tribu arabe, elle
avait également une autre corde à son arc, celle de la poésie. Ses
bardes popularisaient la geste hilalienne (Es-sira el hillalia),
faite d'amours légendaires et de hauts faits d'armes. Les Béni-Amer
s'installèrent graduellement dans la vaste et riche plaine qui
s'étend de Tlemcen à Oran. Petit à petit, les intrépides et
belliqueux guerriers vont se transformer en riches agriculteurs
sédentaires. Léon l'Africain, au 15° siècle, disait d'eux :
« Ce sont des hommes d'une grande bravoure et très riches. Ils
sont dans les 6000 beaux cavaliers, bien équipés. » Les
Espagnols les tiennent pour « nobles, seigneurs des Berbères
et fiers », et Daumas, le consul de France auprès de l'émir
Abdelkader, écrivait en 1839 : « Les Béni-Amer,
possesseurs d'un pays immense et coupé de vallées fertiles se
livrent beaucoup à l'agriculture et sont très riches en grains et
troupeaux de toute espèce ».2
L'arrivée
des Ottomans et des Espagnols signa la fin de cet intermède. Entre
ce qui leur apparaissait comme la peste et le choléra, les Béni-Amer
tergiversèrent, ne souhaitant choisir ni l'un ni l'autre camp. Mais
les Ottomans engagèrent les hostilités contre eux : ils les
chassèrent de la grasse plaine de la Mlta (en gros d'Oran au
Tessala) et y installèrent deux groupes faits de bric et de broc,
c'est à dire d'éléments détribalisés qu'ils nommèrent Douaïrs
et Zmalas. Plus grave : les Ottomans prétendirent faire des
Béni-Amer, en les scindant en deux entités, des tribus ra'ïas
(soumises à l'impôt). La haine inexpiable que vouèrent désormais
les Béni-Amer aux Ottomans justifiera l'alliance avec les Espagnols,
malgré les réserves sévères des fractions maraboutiques des
Béni-Amer -qui étaient secrètement travaillées par la tariqa
Derqaouiya. Un des deux frères Barberousse, les maîtres de la
Régence d'Alger, Aroudj Boukefoussa -le manchot- fut ainsi tué lors
d'un affrontement avec les Espagnols et les Arabes coalisés, près
du Rio-Salado. Durant toute la durée de l'occupation ottomane, les
Béni-Amer ne cessèrent de guerroyer et de défendre leurs terres.
Quand
se produisit l'occupation française, les Zmalas et les Douaïrs se
mirent immédiatement au service des nouveaux maîtres, alors que les
Béni-Amer vont suivre l'émir Abdelkader dans sa longue résistance
contre l'envahisseur français. L'émir reconstitua l'ancienne
confédération sous le nom d'Aghalik des Béni-Amer qui
comprenait les fractions suivantes : Ouled Slimane, Ouled
Brahim, Ouled Sidi-Khaled, Ouled Sidi-Bouzid, Ouled Sidi-Ali Benyoub,
Hazedj, Ouled Zaer, Ouled Sidi Maachou, (Bel-Abbès, Mékerra) ;
Ouled 'Ali (Tessala) ; Ouled Mimoun, Mahimat, Ouled
Sidi-Abdelli, Ouled Sidi-Ahmed Youcef, Ouled Khalfa (tribu berbère
assimilée), Douï Aïssa (entre 'Aïn-Témouchent et Tlemcen) ;
Ouled Djebara (Terga), Ouled Sidi-Messaoud, Ouled Bouamer
(Hammam-Bouhadjar et Rio-Salado), Ouled 'Abdallah ; Ouled Sidi
Ghalem, Chorfa Guetarnia (tribu berbère assimilée), Maïda (Mlata).
1845 :
survient la tragédie qui marquera la fin de l'épopée des
Béni-Amer. Tout avait commencé par une action d'éclat de l'émir,
pourtant réduit à la défensive par la guerre totale que lui
faisaient les Bugeaud, Lamoricière, Pélissier, Cavaignac, brûlant
tout sur leur passage, razziant les troupeaux, enfumant les humains.
L'émir réussit à mystifier Cavaignac et Lamoricière en passant au
milieu de leurs colonnes et à anéantir les régiments du colonel
Montagnac à Sidi-Brahim (près de 'Aïn-Témouchent). Galvanisés
par cette victoire, les Béni-Amer consentirent à suivre l'émir
dans sa marche vers le Maroc où il pensait obtenir l'aide du
souverain. Alors « de la pointe du lac (Sebkha d'Oran) à
Tlemcen, on ne rencontre personne. C'est le désert » disait
Lamoricière3.
Les Béni-Amer abandonnent leurs terres, créant un vide sidéral
devant les colonnes infernales des
généraux français -les colonnes infernales étaient une stratégie de guerre d'anéantissement qui
avait déjà servi en France contre les Vendéens.
Mais
le roi du Maroc, cédant aux menaces et aux promesses des Français,
attaqua les arrières de l'émir, pendant que Lamoricière et le duc
d'Aumale lui coupaient les voies de retraite vers l'Algérie. L'émir
perdit le contact avec les fractions Béni-Amer. Certaines de
celles-ci, encerclées par les troupes du roi, préférèrent passer
au fil de l'épée leurs femmes et leurs enfants plutôt que de les
laisser tomber entre des mains fourbes, puis se battirent jusqu'au
dernier. L'émir, qui avait retrouvé leurs traces, arriva à bride
abattue sur les lieux mais c'était pour constater la tragédie qui
venait de se dérouler. Il réussit encore à briser l'encerclement
et à rentrer dans son pays. Mais c'était pour déposer les armes
trois mois après, profondément marqué par les atrocités d'une
guerre inégale et par les trahisons et retournements de ses alliés.
Sur
le territoire marocain, cependant, des fractions des Béni-Amer, qui
étaient parvenues à échapper aux troupes royales, devaient passer
sous les fourches caudines des Français pour espérer rentrer au
pays. Les généraux -Bugeaud, Cavaignac, Lamoricière- s'y
opposèrent catégoriquement ; Pélissier n'était pas en reste qui
exultait : « Leur émigration nous a laissé un vaste et
riche territoire. C'est la forteresse de la colonisation qui se
prépare... ».4
Il avait raison : le gouverneur général (GG) de l'Algérie
n'allait pas laisser passer cette occasion inespérée de rafler les
riches terres des Béni-Amer. Le 18 avril 1846, il prenait un arrêté
frappant de séquestre les terres des « émigrés ». Il
s'agissait, dès lors, de les empêcher de rentrer : le GG et le
ministère de la Guerre donnèrent des instructions en ce sens. Mais
il se trouva que le consul de France à Tanger, De Chasteau, n'était
pas d'accord. Il allait affréter des bateaux pour ramener ce qui
restait des Béni-Amer à Oran. Puis son gendre, Léon Roches, qui le
remplaça un moment, poursuivit l'opération de rapatriement. Il
raconte que les familles des Béni-Amer mouraient littéralement de
faim, qu'il reçut une délégation qui lui dit : « Il
vaut mieux nous tuer ici que nous renvoyer au milieu des Marocains
qui déshonoreront nos femmes sous nos yeux, nous assassineront et
vendront nos enfants car c'est ainsi qu'ils ont agi à l'égard de
nos frères. »5
Devant les cris d'orfraie du GG et des généraux (le plus haineux à
l'égard des Béni-Amer étant sans conteste Pélissier, qui
commandait l'Oranie6),
Roches eut recours à des passeurs clandestins qui guidèrent les
émigrés chez les Béni-Snassen et les Béni-Bouyahi, tribus
rifaines en révolte contre le roi, qui leur firent passer la
Moulouya.
« En
tenant compte de ce qu'ils étaient, les Béni-Amer n'existent
plus. » Ainsi pouvait s'exprimer Cavaignac après ce désastre.
Combien les Béni-Amer perdirent-ils d'hommes au cours de cette
expédition ? Difficile de le savoir avec précision, mais on
peut s'en faire une idée en comparant le nombre de tentes (combien
de personnes pouvait contenir une tente ? On s'accorde à le
situer entre 7 et 10) avant et après la « nakba »
-catastrophe : 4200 en 1844 ; 3800 en 1851 ; déficit
400. Sachant que le nombre de tentes émigrées était de 1200, c'est
donc le tiers des émigrés qui a disparu.7
Quant
aux terres confisquées, il est difficile d'en avoir un compte
précis, le cadastre n'existant pas ; de plus, les terres de
parcours n'étaient pas toujours clairement différenciées des
terres d'exploitation. D'après les premières estimations faites en
1851 par les Bureaux arabes, il est raisonnable d'avancer le chiffre
de 100 000 ha de bonnes terres bien grasses qui tombèrent dans un
premier temps dans l'escarcelle de la colonisation. Encore que la
spoliation ne fît que commencer.
L'Oranie
devint ainsi la « forteresse de la colonisation », ainsi
que le souhaitait Pélissier. Le sénatus-consulte de 1863
officialisait les
prélèvements fonciers déjà opérés au profit de la
colonisation ; mais les tribus étaient reconnues
« propriétaires des territoires », détenus à titre
familial ou collectif. Il est vrai que Napoléon III, lors de son
second voyage en Algérie (1865), avait dit, parlant des
autochtones : « Nous ne permettrons pas que cette race
fière et généreuse subisse le sort des Indiens d'Amérique... Ce
sont les Européens qu'il faut cantonner, pas les Arabes ». Et
il avait donné des instructions précises en ce sens. Mais les GG
successifs -en particulier Pélissier, encore lui !, et Mac-Mahon-
s'attachèrent à les saboter systématiquement. On estime qu'en
vingt ans -de 1851 à 1871- les autochtones de l'Oranie perdirent
encore les 2/5 de leurs terres. Puis la République vint qui donna un
coup de fouet à la colonisation dans son sens le plus brutal. Des
milliers de Français, d'Espagnols, de Maltais, d'Italiens,
d'Allemands et de Suisses arrivèrent qui se partagèrent les
dépouilles des Béni-Amer.
Profondément
déstructurée, ruinée, spoliée, la prestigieuse tribu des
Béni-Amer n'existait plus. Elle venait, sans le savoir, de faire
l'expérience de l'implacable logique qui sert de propédeutique
obligée au développement du Capital : la séparation violente
du producteur d'avec ses moyens de production. Alors, de nombreux
fils des fiers guerriers d'antan découvrirent qu'il ne leur restait
plus d'autre richesse que celle de leurs bras, leur force de travail.
Ils se résolurent, la mort dans l'âme, à la mettre à disposition
d'autrui en échange de quelque menue monnaie. Prolétarisés, ils
durent louer leurs bras à ceux-là mêmes qui occupaient à présent
leurs terres, ces étrangers arrivés on ne sait d'où et qui les
traitaient, eux les autochtones, en parias. Cruel destin.
Mais il est une autre
face de cette spoliation historique qu'il convient de savoir
regarder. En se dissolvant, la tribu a libéré ses membres des liens
très étroits qui les unissaient fermement. La tribu a perdu sa
'Açabiya pour parler comme d'Ibn-Khaldoun. Dans le groupe agnatique,
en effet, les rôles sociaux sont distribués depuis toujours ;
aucun membre ne peut faire autrement que d'occuper la place et le
rôle qui lui sont assignés. La contrepartie de cet ordre d'airain
est que chacun possède un statut qui lui épargne les doutes et
l'angoisse. Mais que le groupe se défasse et les membres perdent
leur statut. Alors, s'ouvre une faille vertigineuse, celle de
l'interrogation sur soi, sur ce que l'on est, doublée de celle sur
ce qu'il faut faire, comment agir.
Le
philosophe Gilles Deleuze a parfaitement analysé ce phénomène de
perte de statut social et de ce qu'il engendre chez celui qui est
devenu, soudain, un individu.8
Il prend pour illustration le cas des Noirs américains délivrés de
l'esclavage après la guerre de Sécession (1865). L'esclavage, si
inhumain fût-il, donnait au Noir un statut ; son rôle, sa
place étaient bien définis. Les rapports esclavagistes étant
abolis, comment le Noir va-t-il vivre sa nouvelle situation ?
Deleuze nous dit qu'il la vivra sur le mode de la plainte
dont la figure poétique est l'élégie. (L'élégie est un poème
libre, écrit dans un style simple qui chante les plaintes et les
douleurs de l'homme, les amours contrariés, la séparation, la
mort.) La
signification profonde de cette plainte est, ajoute le philosophe,
l'incapacité de l'homme à faire face à ce qui lui arrive :
« Ce qui m'arrive est trop grand pour moi. » L'élégie
du Noir américain libre va éclater dans le Blues.
Les
références au Blues pour caractériser le Raï sont courantes mais
aucune n'atteignait à ce niveau de rationalité que nous ouvre
l'analyse de G. Deleuze. Le Blues dérive des chants des ouvriers du
coton, dans le delta du Mississipi. Le mot Blues
vient de l'expression anglaise « blue
devils »
qui signifie « idées noires ». Il a une origine
incontestablement rurale ; de plus, il est le produit de
diverses influences : africaine, celtique (irlandaise et
écossaise) et... asiatique ! Car on note de plus en plus
l'influence de la culture amérindienne sur ce genre musical. Avec
les mouvements de migration de Noirs du sud vers les villes du nord
(particulièrement Chicago et Detroit), le Blues va troquer son
instrumentation simpliste pour la guitare et la basse électriques,
la batterie et l'harmonica, instrumentation « classique »
que popularisera Muddy Waters, le grand maître du Blues électrique,
dit de Chicago. La fortune du Blues était dès lors faite et son
influence sera énorme : il sera à la base du Rock'n Roll et de
la Pop Music anglo-saxonne qui envahiront le monde (les Rolling
Stones ne cessent de rendre hommage à leur maître, Muddy Waters).
Qu'en
est-il du Raï, maintenant ? D'abord, la signification du mot :
raï
veut dire en général opinion
et
rayi
(que
l'on retrouve de façon systématique et lancinante dans tous les
opus de Raï) veut dire mon
opinion.
Il semble bien qu'à l'origine, aller écouter du Raï signifiait que
l'on allait écouter la voix de la raison, celle de bon conseil qui
vous guide dans le droit chemin. Mais c'est dire, par là, que l'on
cherchait une voie, que l'on avait besoin d'une aide pour faire des
choix dans la vie. C'est pour cela que le terme le plus approprié
pour rendre le mot raï
est
sans
conteste le mot
choix. C'est
ce qui apparaîtra de façon éclatante lorsque le Raï prendra son
essor et que se multiplieront ses interprètes. Si l'on examine,
d'autre part, le texte d'une chanson de Raï, on y retrouvera des
invariants qui sont, systématiquement, une lamentation sur les
conséquences d'un choix. Ce qui nous ramène au descendant des
Béni-Amer prolétarisé, livré à lui-même et qui découvre ce
qu'il faut bien appeler la liberté, c'est à dire une capacité
de choix.
Avec la décharge d'angoisse et/ou de remords qu'elle génère, maintenant que les repères traditionnels ont été abolis.
Le
Raï moderne avec son instrumentation électrique (guitare,
synthétiseur) a suivi une voie homologue à celle du Blues. Comme ce
dernier, il est d'origine rurale ; au départ, il y a des
ouvriers agricoles qui triment dans les grandes propriétés
coloniales de l'Oranie : moissons, vendanges, cueillette. Ces
ouvriers sont des Béni-Amer ruinés et prolétarisés mais ce sont
également des saisonniers venus d'un peu partout, et même du Maroc
(surtout du Rif). Un brassage s'opère ainsi qui est aussi celui des
genres : car, fait remarquable et même inouï, des femmes
travaillent désormais aux côtés des hommes. Et les ouvriers
-phénomène universel- chantent pour se donner du cœur au ventre.
Que pouvaient-ils chanter ?
De
même que les ouvriers Noirs ne pouvaient chanter du Gospel ou des
Negro Spirituals, encore moins des ballades celtiques, les ouvriers
agricoles des plaines de l'Oranie ne pouvaient chanter les longs
poèmes de Chi'r
melhoun
-que l'on rend assez improprement par poésie
populaire-
qui étaient -sont encore- l'apanage de l'Oranie. Le Chi'r melhoun
est
certainement le produit de la dégradation de la poésie épique des
Béni-Hillal ; on en retrouve les traces thématiques probantes
-portrait de la bien-aimée, éloge du clan, de la vie bédouine...-
dans les qacidates -longues pièces poétiques- de tous les maîtres
de ce genre poétique. À partir de la deuxième moitié du XIX°
siècle, le Melhoun commence à intégrer des thèmes nouveaux et
adopte une métrique plus légère et moins convenue.
Incontestablement, cette révolution est le fait du barde des
Béni-Amer, Mostefa Benbrahim ; elle sera prolongée au XX°
siècle par Abdelkader El Khaldi. Ces transformations vont ouvrir la
voie à un changement capital : la mise en musique de cette
poésie avec des instruments modernes marquera la naissance du genre
dit Oranais
moderne
-Wahrani
'asri.
Le
maître de cette révolution est Lahouari Blaoui qui introduira le
piano, la guitare, l'accordéon, l'orgue là où il n'y avait que
deux flûtes en roseau et un tube fermé par une peau de lapin en
guise de percussion. Influencé par les rythmes exotiques -flamenco,
boléro, rumba, mambo- Blaoui va également y soumettre (à doses
homéopathiques, certes) les textes du Malhoun. Si Blaoui chantait
encore et toujours les vieilles qacidates du Melhoun, il n'en aura
pas moins renversé un tabou de taille dans une société arabe dont
le maître mot est l'imitation
des anciens.
Ce faisant, Blaoui allait ouvrir un boulevard aux « Mafrakh »,
ces « petits
bâtards » (comme
les appelaient les vénérables cheikhs, selon Saïm El Hadj), ouvriers pour la plupart, qui ne pouvaient
exciper d'une naissance dans une famille de grande tente, qui
n'avaient aucun respect des anciens cheikhs et des règles
d'apprentissage de la « sanaa » -le métier d'artiste- et
qui bricolaient des textes sans queue ni tête. Exactement comme les
premiers bluesmen. Les
textes des chansons raï n'ont, en effet, plus rien à voir avec la
poésie courtoise et délicate du Melhoun. Ils sont violemment
lubriques, sans concession à la bienséance pudibonde des Arabes ;
ils chantent les amours adultères, le vin, l'ivresse, la violence
des rapports sociaux, la débauche des sens. « Celui
qui ne s'est pas enivré et n'a pas connu le désir ferait mieux de
crever »
résume la chanteuse Rimitti (« Elli
ma sker wa tmahan el mout kheïrlah »).
Le
Raï n'est donc pas la continuation du Melhoun,
y compris dans sa forme moderne du Wahrani.
Comme le Blues n'est pas la continuation du Gospel ou du Negro
Spirituals. Certes, de l'un comme de l'autre, des influences
multiples ont présidé à la naissance. Mais justement, c'est cette
accumulation de facteurs qui a rendu possible le saut qualitatif qui
a donné naissance à une chose nouvelle, originale, qui ne peut se
rapporter à aucune autre. 9
1Les
développements sur les Béni-Amer sont documentés à partir de :
Histoire des Berbères d'Ibn-Khaldoun, la mère de toutes les
références ; Les Arabes en Berbérie de Georges
Marçais ; Les siècles obscurs du Maghreb de Emile-Félix Gautier ; le grand classique Histoire de
l'Afrique du Nord de Charles-André Julien et l'excellent
article Historique des Beni Amer d'Oranie, des origines au
sénatus-consulte de Pierre Boyer, in la Revue de l'Occident
musulman et de la Méditerranée.
2Toutes
les citation, in P. Boyer : Historique des Béni-Amer
3Idem
4Idem
5Lettre
au ministre des AE, 19 janvier 1849 ; in P. Boyer, op. cité
6« Et
voilà que nous sommes encombrés d'une population famélique qui ne
pourra jamais voir dans d'autres mains les terres de ses pères sans
que la rage et le désir de se venger ne lui dévorent le cœur...
La protection du consulat de Tanger ne leur fera pas oublier que
nous sommes les détenteurs de leur sol et qu'il y a du sang entre
nous. » (Lettre du 28 octobre 1848). Idem
7Idem
8Gilles
Deleuze : Abécédaire (DVD)
9Pour
de plus amples développements sur les aspects musicologiques et
instrumentaux du Raï, on consultera avec profit les écrits de deux
chercheurs témouchentois pur sucre :
Boumédiène
Lechech, musicologue-chercheur dont on trouvera un article sur la
musique bédouine ici :
http://www.socialgerie.net/spip.php?article708
et un article sur le Raï ici :
http://www.socialgerie.net/spip.php?article529 ;
Mohamed
Kali, inspecteur de l'enseignement dont on pourra trouver les écrits
sur le Raï (je n'ai pas les liens) dans les archives du journal El
Watan.
Avant de s'installer dans cette région comprise entre Oran, Bel Abbés et Tlemcen, Yaghmoracen leur concéda la plaine des Angad dont la ville d'Oujda en était le centre. Cette plaine prolonge celle des Béni Ouassine. La proximité des chants pratiqués dans cette région aujourd'hui marocaine avec ceux des régions de l'ouest de l’Algérie vient de là. Des fractions des béni amer vivent toujours dans cette région comprise entre saidia, au nord et Figuig au sud et se répartissent de la même manière que les Amours qu'ils ont longtemps côtoyés dans les hauts plateaux, le long de l'atlas saharien d'où sont sont originaires les Abdelwades.
RépondreSupprimerEn effet. D'où la prétention de certains Marocains d'avoir inventé le Raï.
SupprimerMerci pour cet article passionnant.
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