David Alfaro Siqueiros : Lutte pour l'émancipation |
Le
samedi 10 décembre 1960, j'arrivai, par la micheline de
l'après-midi, dans mon village pour y passer ce qui restait de
week-end. Le petit train ralliait Rio-Salado-El-Malah à partir
d'Oran en une heure exactement et il était d'une ponctualité jamais
prise en défaut. J'étais alors élève en terminale philo au lycée
Lamoricière (que j'orthographiais La mort ici erre)
d'Oran. Dans ma classe, la philo 1, -52 élèves-, je
représentais la moitié des effectifs arabes à moi seul. Mais
l'itinéraire de la maison au lycée -situé en ville européenne
évidemment- devenant toujours plus périlleux à cause des
ratonnades et Monsieur Vié le sage, notre prof de philo, ne tolérant
pas plus de cinq fautes d'orthographe dans une dissertation (auquel
cas l'impétrant se voyait gratifier d'un zéro, avec commentaire
public et meurtrier), l'effectif arabe fut décimé puisque mon
congénère jeta l'éponge à mi-parcours. Je demeurai donc le seul
Arabe au poste.
Au
village, l'atmosphère me sembla inhabituelle. Un je ne sais quoi
flottait dans l'air ; les Européens qui faisaient le
boulevard sur la magnifique
place, un grand quadrilatère ceinturé par une double rangée de
palmiers, m'apparaissaient, à
tort ou à raison, graves et
silencieux, eux d'ordinaire si exubérants et volubiles. Le
soir, j'appris que, durant
la matinée d'hier,
le général De Gaulle avait fait une visite au chef lieu
d'arrondissement, la ville de 'Aïn-Témouchent distante de douze km
de notre village, et qu'il y avait eu des manifestations d'Européens,
hostiles au chef de l'État
qui criaient « Algérie française »,
et des contre-manifestations d'Arabes dont
le mot d'ordre était « Algérie algérienne ».
Je
fus stupéfait d'entendre
cela.
Je ne pouvais pas imaginer, fût-ce l'espace d'une fraction de
seconde, que des Arabes pussent manifester dans les rues.
Notre
région, la plaine d'Oran à Tlemcen (le pays des Béni-Amer), était
un
fief de la grosse colonisation européenne (cf l'article Une
archéologie du raï, dans ce
même blog). À l'instar d'Oran, de
nombreux villages, dont le nôtre, comptaient
ainsi
plus d'Européens que d'Arabes. Les
Arabes n'avaient donc qu'à
bien se tenir. Je pouvais d'autant moins imaginer la chose que
j'avais -j'ai toujours- en mémoire
les
terribles
répressions
qui s'étaient
abattues
sur mon douar en 1954 puis en
1956-57, emportant de nombreux
membres de ma famille. Les
visions d'horreur
avaient
provoqué en moi un traumatisme qui s'était traduit par des crises
de somnambulisme et une angoisse jamais surmontée depuis.
En
effet, malgré
le rapport de force extrêmement déséquilibré et une géographie
de plaines aux riantes cultures,
notre village et notre douar,
participèrent
à l'insurrection du 1er novembre 54. Incroyable ?
Non. Notre douar et notre
village avaient
de qui tenir : les Béni-Amer n'avaient
jamais cessé de
combattre
les Ottomans. Puis
ils se dressèrent contre les Français sous
la conduite de l'émir Abdelkader.
Épopée tragique dont
la mémoire collective gardait certainement
les traces.
Ce
fut mon père qui m'apprit la nouvelle de
ce qui deviendra, pour
l'histoire, l'Insurrection
du 1er novembre 54 et qui n'était pour l'heure que des attentats
assez insignifiants. Ce fut par
un samedi après-midi, quand il vint me « sortir » du
lycée pour le week-end. J'étais
entré en sixième au lycée
Lamoricière en octobre
1954, sous le
régime de l'internat.
(J'avais pour « pion »
d'internat Ahmed Médeghri, récent
bachelier
math'élem et futur ministre de l'Intérieur de l'État algérien
indépendant). L'internat fut
un
supplice pour
moi. Jeté dans la grande
ville, dans un milieu presque complètement européen -et
Européen plutôt rupin-, moi
qui ne
trouvais déjà pas mes repères dans
le
village où nous avions emménagé en 1949, laissant mes deux sœurs
mariées au douar Messaada.
Le
changement
de résidence, du
douar au village, fut
un crève coeur pour moi, non
seulement parce qu'il fallait dire adieu à la délicieuse liberté
de gambader à travers champs
du matin au soir, mais parce
qu'il fallait encore quitter mes sœurs bien-aimées, surtout
l'aînée qui
était ma deuxième
mère.
Mon
père, déjà atteint par la maladie qui allait l'emporter six mois
plus tard, à 50 ans, était abattu. Nous faisions route vers le
village dans sa Citroën ;
il m'avait acheté un sachet de bonbons à la gomme du Prisunic. Il
m'apprit que H'med
-le mari de ma sœur aînée-
avait été arrêté et que Kada -l'horloger du village, un parent
de mon père- avait été tué par les gendarmes. Un
de nos cousins de la branche maternelle, un militant du MTLD qui
n'avait rien à voir avec les attentats,
avait été tué, lui, à l'intérieur des locaux de la brigade de
gendarmerie par un colon milicien qui lui défonça le crâne à
coups de manche de pioche. Sous le regard des gendarmes et dans leurs
locaux. Je n'avais jamais vu
mon père à ce point
accablé.
Je me suis alors rappelé une
discussion qu'il avait eue
avec Kada dans le
minuscule coin atelier que
l'horloger avait
aménagé dans son appartement d'une pièce.
Mon
père : « Tu
veux faire la guerre à la
France avec ton 6,35 ? »
- Kada, sur le même ton et s'adressant à moi : « Ton
père est encore impressionné
par la puissance militaire
de la France ». Mon père, mobilisé en même temps que Kada d'ailleurs, venait
de rentrer de la guerre
mondiale.
(À
son retour, les gendarmes étaient venus l'arrêter ;
il passa quelques jours dans les geôles de la brigade de Lourmel-El
Amria. Les gendarmes dirent
que c'était pour le protéger
des milices ultras qui entendaient prolonger ici les massacres du 08
mai 45).
Mon père était badissi
(tout notre douar était acquis à l'enseignement du cheikh
Benbadis), très proche
du PCA, et avait été un ouvrier syndiqué à la CGT. C'est dire
qu'il voyait les choses avec
les nuances de la politique.
Kada, lui,
était un P.P.A. pur et dur ; il ne rêvait que d'en découdre
avec « la France ». Je me souviens très bien du soupir
triste mais éloquent
de
mon père : « Tu ne sais pas de quoi ils sont capables ».
Peut-être pensait-il, lui
aussi, à cette discussion ce
samedi-là, sur la route du village, car il me dit : « Ça va
être terrible, mon fils. »
Le
1er novembre, Kada avait
légèrement blessé
un garde champêtre avec son
6,35 ; les gendarmes lui
avaient donné
la chasse et l'avaient
tué.
Mon beau-frère, le
mari de ma sœur aînée, quant
à lui, faisait partie d'un
groupe qui devait attaquer une caserne à Saint-Maur-Tamezougha,
la nuit du 1er novembre 54. En cours de route, les hommes
s'aperçurent
que les
munitions que le responsable leur avait distribuées
à la dernière minute,
n'étaient pas les bonnes. Ils rebroussèrent chemin. (Le
responsable en question était Abdelhafid Boussouf qui, recherché
depuis le démantèlement
de l'O.S., l'Organisation
spéciale, en
1949, se planquait du côté de Lourmel-El-Amria,
à une quinzaine de km de chez nous. Hocine
Aït Ahmed, lui, s'était
planqué
encore plus près, à Er-Rahel-Hassi-El-Ghella, à 7 km de là,
avant de rejoindre Le Caire).
Quant aux armes et munitions, elles provenaient du lot que Mostfa
Benboulaïd avait récupéré en Libye, dans
les stocks abandonnés par
l'Afrika Korps de Rommel. Quand
les gendarmes se présentèrent chez lui, mon beau-frère travaillait
dans son champ. « Où
est le fusil ? ».
Mon père lui constitua un
avocat. Ce qui n'empêcha pas les gendarmes de le torturer en lui
cassant toutes ses dents avant
de l'envoyer en prison pour vingt ans.
Il a eu, malgré tout, de la
chance : quelques
mois plus tard, il aurait été abattu sur place, sans
autre forme de procès.
Encore
mon père
ne vit-il
pas les indicibles
années 56 et 57. Pour
l'attaque des fermes de
colons, les Arabes du douar
payèrent en vies humaines le
centuple de ce que les saboteurs avaient infligé aux seuls cultures
(des pieds de vigne arrachés)
et matériel (des granges
incendiées et des poteaux télégraphiques sciés). Le
douar fut détruit par
dynamitage des maisons -celle de ma sœur cadette
dont le mari avait pris le maquis où il perdra la vie avait volé en éclats-, la zone
déclarée interdite et
les habitants, du moins ce qu'il en restait, déportés dans un
centre de regroupement, le « village nègre » de
Rio-Salado.
Mon
père ne vit pas la sœur de
ma mère perdre dans la même journée deux de ses garçons pendant
que le troisième, trop jeune, était emporté par les soudards du
DOP pour leur servir d'esclave. Ma tante en perdit la raison. Mon
père ne vit pas non plus son
très cher cousin germain à qui il nous confia sur son lit de mort,
disparaître à tout jamais avec
son jeune frère dans
l'archipel des DOP -les dispositifs opérationnels de protection,
centres de torture et d'exécutions sommaires. Ce
fut cet oncle, qui était par
ailleurs l'un
des responsables du FLN local, qui s'opposa à ce que je fasse la
grève des cours de mai 1956, la stupide et injustifiable grève que
j'aurais néanmoins bien
voulu faire pour ne plus retourner en internat. Cet
oncle disparut sans avoir réussi à châtier le milicien colon qui
avait assassiné notre cousin maternel dans la brigade de
gendarmerie : la bombe déposée sur la fenêtre de la chambre à
coucher du milicien fit long feu.
Le
DOP du village acquit très vite une réputation terrorisante à
travers la région. Là
étaient les limbes de l'enfer. Là
officiait
un lieutenant
avec son
commando de supplétifs arabes. Le
seul nom du lieutenant faisait trembler les hommes les
plus endurcis. C'était un
monstre froid,
capable de toutes les
ignominies comme de tuer un
homme dans le seul but de
profaner ensuite la femme de la victime, sans
craindre le regard de ses
enfants. Notre
village n'a jamais trouvé les mots pour dire
le monstre et ses sacrilèges
inouïs. Il se tait depuis lors.
Ma
sœur aînée me
disait que notre père était aimé de Dieu qui l'avait rappelé à
lui pour lui épargner toute
cette horreur. Je
ne pouvais pas la croire, étant -enfant déjà- radicalement
indifférent à la religion. Ma sœur était
membre du Nidham
(le FLN).
J'en ai eu la conviction en
ces jours de novembre
1954,
quand je suis allée lui
rendre visite chez elle, au
douar Messaada. Elle
avait vingt ans de plus que moi et
c'est elle qui m'a élevé.
Elle
me
demanda, ce jour-là,
de l'accompagner au puits.
Là, au fond d'un vallon, au
pied d'un immense caroubier, dans son ombre propice, là
précisément où
elle m'emmenait, à peine
enfant, jouer dans le
ruisselet pendant qu'elle puisait l'eau, un
homme attendait ; il était revêtu d'un treillis militaire. Il
me prit dans ses bras, m'embrassa ; je le connaissais bien ;
c'était un gars de notre douar ; il avait échappé aux
arrestations qui avaient suivi le 1er novembre et était maintenant
dans l'armée de libération nationale. Lui et ma sœur eurent un
conciliabule de plusieurs minutes. Je
ne devais plus jamais revoir cet homme si attachant, si spontané ;
il tombera parmi les premiers.
Dimanche 11 décembre 1960.
Les
manifestations gagnèrent Alger. Je n'en saisirai l'ampleur que le
lendemain. Ce dimanche soir, je rentrai à Oran par le dernier
autocar des TRCFA. L'avantage, c'est que le car observait un arrêt à
hauteur du cinéma Rex, dans le quartier de Saint-Antoine. J'habitais
avec ma tante tout près de là ; j'éviterais ainsi la gare
SNCF, située, elle, en plein plateau Saint-Michel, un quartier
dangereux pour les Arabes (et qui deviendra, en effet, l'un des
bastions de l'OAS).
Lundi
12 décembre.
Je
débouchai sur le haut du boulevard Galliéni à 7H30, comme à mon
habitude car je sortais tôt pour éviter les mauvaises rencontres.
De là, on avait une vue plongeante sur l'entrée principale du
lycée. Une masse noire d'élèves était attroupée devant les
grilles. Ce n'était pas normal ; à cette heure-ci, d'habitude,
il n'y avait que peu de monde. Je m'approchai prudemment, restant
toutefois à bonne distance, près de la brasserie le
Cintra. Les élèves discutaient de manière véhémente
et s'interpellaient à haute voix. Je me dis que c'étaient là, à
n'en pas douter, les prolégomènes d'une manifestation : les
élèves européens allaient installer un piquet de grève devant le
portail, empêcher leurs camarades d'entrer et les entraîner vers le
forum d'Oran, la Place des Victoires (que les Arabes de la médina
appelaient La place des histoires car c'était toujours là,
en effet, que les mauvaises histoires commençaient).
L'itinéraire était toujours le même : rue de la Vieille
Mosquée puis bifurcation à droite par l'avenue Loubet qui ouvrait
sur la place par l'une de ses extrémités et sur le monument aux
morts par l'autre bout. Et, après avoir vociféré pendant des
heures et applaudi les orateurs ultras qui se succédaient au balcon
de l'immeuble de la pharmacie, on allait déposer une gerbe au
monument aux morts en chantant « C'est nous les Africains... ».
Ordonnancement immuable des manifestations européennes depuis les
journées des barricades algéroises, en janvier de cette année. Il
va de soi que nul Arabe n'avait intérêt à se trouver dans le
voisinage de cet itinéraire au moment des processions.
J'attendais
donc en me faisant aussi invisible que possible que les élèves
lèvent le siège quand je vis venir vers moi un camarade arabe du
lycée. Malek Eddine Kateb était passé à côté des élèves
européens, les toisant avec sa superbe naturelle. Les matamores
européens du lycée –il y en avait quelques-uns-, le craignaient.
C'est que Malek n'était pas du tout venant arabe : c'était le
fils d'un commissaire de police d'Oran, doublé d'un footballeur à
la carrure de déménageur et à l'excellent jeu de tête ; son
front bombé et large catapultait les ballons avec une force rare.
Nous nous connaissions depuis la sixième bien que nous ne fussions
pas dans la même classe : c'était le cours de langue vivante
qui nous réunissait -nous étions une poignée, dont quelques
Européens, à faire de l'arabe classique en première langue.
Sûrement apitoyé par mon gabarit de passe-lacet et ma petite
taille, Malek me répétait : « Si quelqu'un te cherche noise,
tu m'appelles ! ». Je n'eus pas à le faire car je vivais
en paix avec tout le monde et, de plus, j'aurais trop craint pour
l'éventuel chercheur de noise : un coup de boule de Malek, c'était
l'infirmerie assurée et de nombreux points de suture à la clé.
-Tu
as vu ce qui s'est passé hier à Alger ? me dit-il en
m'entraînant vers le haut du boulevard. - Oui. - Tu as vu qu'il y a
eu une centaine de morts ? - Oui. - Mais les gens n'ont pas
reculé ! Aujourd'hui, c'est le tour d'Oran ! On va en
Ville-Nouvelle !
Chemin
faisant, je réfléchissais : si les manifestants arabes avaient pu
s'exprimer c'est qu'ils allaient clairement dans le sens de la
stratégie gaullienne qui poussait à l'affirmation de « la
personnalité algérienne » afin d'isoler « l'Algérie de
papa », celle des colons ultras. (J'entendrai, plus tard, dire
que le maire de 'Aïn-Témouchent, M. Orséro, avait poussé dans ce
sens, incitant les employés arabes de la commune à ne pas se
laisser impressionner par les ultras et à manifester leur soutien à
la ligne du général De Gaulle.)
Aujourd'hui,
avec le recul, je sais qu'il y a eu de cela, que même des officiers
des sections administratives spécialisés (SAS) ont poussé dans
cette direction. Qu'à l'inverse, les ennemis de la ligne gaullienne
étaient derrière la dure répression qui a frappé les
manifestants. Mais je suis très sceptique face aux allégations de
ceux qui prétendent que le FLN a été derrière ces manifestations.
Le FLN n'a jamais témoigné d'une culture politique de cette
nature : mener un travail de masse, d'éducation et de
conviction auprès des gens, privilégier l'action collective, ne
faisait pas partie de son répertoire simpliste sanctifiant la lutte
armée. Le PCA le lui a reproché à maintes reprises durant la
guerre. Le FLN n'a jamais eu qu'un rapport instrumental aux masses.
Qu'il ait tenté de profiter du mouvement en ce sens est plausible,
mais seulement en ce sens.
En
chemin, Malek m'avait quitté en arborant un air mystérieux ;
il m'avait fixé rendez-vous près du kiosque de l'esplanade centrale
de la Ville-Nouvelle -la Tahtaha. Arrivé sur la place, je ne
vis rien que de très habituel : les gens vaquaient à leurs
occupations. J'étais très déçu, frustré. Au bout de quelques
dizaines de minute d'attente, je vis une femme voilée se diriger
vers moi. À dire vrai, je la trouvai un peu trop grande et trop
forte pour une femme ; elle s'arrêta à ma hauteur, leva la
voilette qui lui masquait le bas du visage. - « On va y aller !
Tiens-toi prêt ! ». C'était Malek. Je m'aperçus alors
que des jeunes gens -une vingtaine peut-être- s'étaient rassemblés
près du kiosque ; sans doute Malek leur avait-il fixé
rendez-vous là ? Notre petit attroupement se mit alors à
grossir au fil des minutes, par effet grégaire mécanique, phénomène
que tout un chacun a pu observer dans la vie courante : il
suffit que quatre à cinq personnes s'agglutinent autour de quoi que
ce soit pour que le groupe grossisse à vue d'oeil.
En
l'occurrence cependant, il y avait un autre facteur qui jouait et qui
était comme palpable, celui de l'attente. Tout le monde attendait
qu'il se passe quelque chose après les manifestations d'Alger, la
veille, qui eurent un énorme retentissement. Et de fait. Sans crier
gare, quelqu'un du groupe hurla : « Tahia El Djazaïr ! ».
Comme un seul homme, nous reprîmes son cri : « Tahia El
Djazaïr », et nous nous mîmes spontanément en marche dans
l'esplanade. Il n'y avait ni meneur, ni chef, juste un groupe de
jeunes gens qui allait devenir une marée humaine. Comment ?
Je
serais incapable de le dire. Je me suis retrouvé, sans que je l'aie
voulu, dans la rangée de tête de la marche et je ne savais pas ce
qui se passait derrière moi car j'étais dans une espèce d'ivresse,
le sentiment diffus que je n'existais plus en tant que personne mais
en tant qu'infime partie d'un tout articulé, vivant. Jamais
auparavant je n'avais éprouvé rien de semblable. Je n'ai plus
souvenir que du moment où je me suis retourné et j'ai vu la place
noire de monde ; et tout ce monde criait : « Tahia
El Djazaïr » ; et les rues adjacentes à la tahtaha
étaient également noires de monde. C'était incroyable. En moins de
temps qu'il ne faut pour le dire, des milliers de personnes s'étaient
rassemblées et criaient à la ville et au monde leur volonté de
vivre libres et dignes. Car le seul slogan répété à l'infini
était ce Tahia El Djazaïr ! qui voulait dire :
L'Algérie libre vivra ! C'était bien d'un hymne à la
liberté et à la dignité que des milliers de gens à la poitrine et
aux mains nues avaient chargé ce simple slogan.
Déjà,
les CRS se déployaient à l'extrémité de l'esplanade, vers la place
Roux, et venaient à notre rencontre. Nous avons continué à
avancer, nullement intimidés. Les premières grenades lacrymogènes
qui explosèrent à nos pieds ne nous firent pas reculer ; au
contraire, ce sont les CRS qui, sous notre poussée pacifique,
reculèrent jusqu'à la place Roux. Là, ils se contentèrent de
tenir la place qui était l'une des portes de la médina en nous
abandonnant la Tahtaha. Il est raisonnable de penser que le
service d'ordre ne s'attendait pas à une manifestation de cette
envergure. Les sphères dirigeantes ont sûrement commencé à
s'inquiéter quand les Européens se mirent de la partie. En effet,
depuis le boulevard Paul Doumer -qui sépare la médina du plateau
Saint-Michel- parvenait maintenant l'écho d'un cri bien connu :
« Algérie française ! ». La foule arabe, comme un
seul homme, se rua alors dans les ruelles menant audit boulevard où
une masse d'Européens défilait. Les soldats du contingent
arrivèrent à la rescousse et continrent les manifestants arabes
dans le réduit de la médina en fermant les accès encore libres
avec du barbelé. La première journée vit donc les manifestants
maîtres de la Ville-Nouvelle. À la nuit tombée, et à l'approche
du couvre-feu, je rentrai chez moi, fourbu et aphone.
Le
lendemain, je sortis à mon heure habituelle, non sans avoir emporté
mon cahier de philo -un classeur- pour donner le change à ma tante
(qui ne devait pas être si dupe que cela vu les sons rauques que
j'émettais en guise de voix), et je me dirigeai droit vers la
Tahtaha. Bis repetita, la journée fut une copie conforme de
la première. Ainsi passèrent les quatre premiers jours de
manifestations dans la Ville-Nouvelle. Au cinquième, tout changea.
Arrivé sur l'esplanade, je vis qu'elle était occupée par des
Bérets verts. Des fusiliers marins et des gardes mobiles se tenaient
dans les rues adjacentes et aux différents carrefours. Un dispositif
pensé pour empêcher tout départ de manifestation. Nous tentâmes
un premier rassemblement ; les Bérets verts nous chargèrent
avec leur brutalité naturelle. Ce fut, dès lors, le jeu du chat
et de la souris dans
les rues de la médina : petits
groupes mobiles de manifestants pourchassés par les parachutistes.
Vers 15H, un jet de lance à incendie propulsa une toute jeune fille
sur moi et je me suis retrouvé les quatre fers en l'air, entouré de
marsouins. Mains derrière le dos, je fus conduit sur l'esplanade
centrale. Là, nous étions déjà quelques-uns à avoir été
capturés, assis en tailleur, les mains sur la tête, sous la
surveillance de Bérets verts. Le nombre de prisonniers grossissait
au fil des minutes et bientôt une bonne partie de la place fut
occupée. À 17H, on nous embarqua dans des camions en direction du
stade Magenta. Là, nous fûmes parqués sur le terrain de football.
Je
connaissais bien ce stade qui faisait partie du complexe militaire
appelé Camp Saint-Philippe. Il était situé à deux cents mètres
de chez moi, derrière le cinéma Rex. C'est là que le lycée nous
faisait faire la préparation militaire, cette année même. Une
parenthèse pour dire que l'internat et la préparation militaire (il faut savoir ce qu'était un adjudant !),
ajoutés à la vision de soudards en « opération » dans
mon douar, firent définitivement de moi un antimilitariste
viscéral : je me suis radicalement identifié, depuis l'année
de seconde (1958-59), au héros d'Allons z'enfants d'Yves
Gibeau.
Nous
sommes restés là, des heures durant, à faire les cent pas, à
bouger sans cesse car la température était tombée. Mes congénères
témoignaient de beaucoup de sollicitude à mon égard parce que
j'étais certainement le plus jeune, 17 ans. Ils me prodiguaient des
encouragements. J'avais très froid car vêtu d'un léger blouson, de
plus mouillé par le jet de canon à eau. Mais mon cahier de philo
était sain et sauf et le cache-nez vert qui ne me quittait jamais,
également. Mon père m'a toujours obligé à en porter pour protéger
ma poitrine qu'il me frictionnait tous les soirs à l'essence de
térébenthine : mon pauvre père ignorait que l'asthme n'a jamais
capitulé devant la térébenthine.
À
un moment, l'un d'entre nous, visiblement la mort dans l'âme, sortit
de sous sa chemise un vieux numéro du magazine Paris Match et
y mit le feu pour se réchauffer. Le poids des mots ni le choc des
photos n'ont fait... le poids devant la froidure du mois de décembre.
À 21H exactement, on vit les soldats installer une table devant les
vestiaires. Un officier du contingent, un jeune aspirant à fines
lunettes, y prit place ; on nous ordonna de nous mettre en rang
devant l'entrée du terrain grillagé. La vérification d'identité
allait commencer. Les premiers à passer devant l'aspirant furent
emmenés ensuite vers les vestiaires par des parachutistes. Quand se
fit entendre la musique assourdissante expectorée par les
hauts-parleurs placés sur le toit desdits vestiaires, je me mis à
trembler : le DOP de mon village diffusait à longueur de
journée la musique destinée à couvrir les cris des suppliciés.
Jamais plus je n'entendrai les rengaines de Gloria Lasso sans
éprouver dégoût et terreur.
Quelqu'un
dans la file disait que les paras avaient des listes, qu'il y avait
des traîtres parmi les manifestants, que ceux qui seraient reconnus
seraient acheminés vers le centre de triage des arènes, etc. Je
n'en menais pas, large car, assidu aux manifestations, je pouvais apparaître comme l'un des leaders.
-
N'aie pas peur petit ! me souffla celui qui était à côté de
moi. Montre-leur que tu es un homme !
Certes,
ce n'étaient que des mots. Mais quel effet roboratif ils eurent sur
moi ! Je leur dus certainement de ne pas me présenter à
l'aspirant en tremblant car la peur et froid conjuguaient leurs
effets et j'avais du mal à maîtriser les mouvements de mes genoux.
Et ce fut mon tour.
-Carte
d'identité ! dit l'aspirant.
J'ouvris
mon blouson pour sortir ma carte de ma poche intérieure.
-
Qu'est-ce c'est que ça ? s'écria l'officier.
Sous
ma chemise, une protubérance avait fait sursauter l'aspirant. A-t-il
cru qu'il s'agissait de la crosse d'une arme à feu ?
-
C'est mon cahier de philo.
L'officier
me considéra d'un drôle d'air.
-
Fais voir !
Il
feuilleta longuement le classeur, ne fut pas sans remarquer le buste
de femme, un nu fait de la main experte de mon voisin de table,
Pierre Dorr, qui couvrait tout ce qui se trouvait à portée de sa
main de bustes de nus, sans demander la permission à personne.
L'officier me demanda en quelle section j'étais, dans quel lycée,
etc. puis me dit : Rentre chez toi ! Je fis
mouvement vers la sortie quand deux parachutistes accoururent vers
l'officier en manifestant bruyamment leur désaccord avec sa
décision. Je n'entendis que la réponse de l'aspirant :
-
Il n'en est pas question ! Et se tournant vers moi, cria :
Rentre chez toi !
Les
« prisonniers », derrière le grillage, l'entendirent. Alors, ils se mirent à hurler à mon adresse :
-
Ne sors pas ! Ils vont te tuer !
Il
y eut un moment de confusion durant lequel je restai bras ballants,
ne sachant que faire. L'aspirant se leva et se dirigea vers les
prisonniers, leur demandant ce qui se passait. L'un d'eux prit la
parole calmement ;
-
Mon lieutenant, c'est le couvre-feu ; il ne peut pas sortir
seul ; il va se faire tirer dessus.
L'officier
ne répondit pas mais héla deux soldats du contingent :
-
Prenez la Jeep et accompagnez-le chez lui ! Suis-les !
ajouta-t-il dans ma direction.
Je
suivis les deux soldats en toute confiance. Je leur signalai que
j'habitais tout près de là. Ils m'accompagnèrent à pied, sans
déranger la Jeep. Quand
ma tante ouvrit la porte et qu'elle me vit entre deux soldats, elle
eut un coup au cœur.
Le
lundi suivant, je repris le chemin du lycée. Le hall d'entrée
n'était pas assez spacieux pour contenir la masse des élèves qui
se pressaient devant le bureau des absences. Le surveillant général
arriva alors, faisant trembler le sol sous sa masse de pachyderme,
les naseaux fumant, la bouche écumant. C'était ma bête noire car j'étais sa tête de
Turc. Il hurla à l'adresse du "pion" qui délivrait les billets
d'entrée :
-
Pas besoin de billet. Envoyez-les tous en classe, sauf celui-ci, là.
-Il s'agissait de moi- Mettez lui 8 heures de colle et renvoyez-le
chez lui.
Une
voix tonna alors derrière moi :
-
Si vous le renvoyez, je demanderai le renvoi de tous vos protégés
qui continuent leur grève des cours et qui n'ont rien à craindre,
eux !
C'était
M. Vié le sage, mon prof de philo, qui venait de fusiller l'amas de suif qui se retira tête basse et la queue entre les
pattes.
-
Allez en classe ! me lança mon prof.
Dans
la salle, il n'y avait qu'une dizaine d'élèves ; les autres
étaient dans la cour et refusaient de reprendre la classe. M. Vié
le sage fit son cours normal devant un parterre réduit à sa plus
simple expression. Comme l'on peut s'en douter, cet épisode
n'arrangea pas mes affaires avec mes condisciples européens. La
majorité m'ignorait -ou faisait semblant. Je n'avais pour copains
que Pierre Dorr -fils d'un officier métropolitain de la gendarmerie
mobile-, Saïman -Juif et gaulliste- et Joseph, catholique fervent.
Quand
s'achèvera l'année scolaire sur un baccalauréat perturbé par les
manifestations, je devrai la vie à un petit groupe de quatre
personnes : Saïman, Pierre Dorr et deux jeunes filles
européennes, élèves au lycée Stéphane Gsell et amies de Pierre.
C'était au sortir de la dernière épreuve. Nous remontions la rue
d'Arzew depuis le collège moderne de jeunes filles. À hauteur du
bar Le Musset, je fus soudain encerclé par un groupe de
jeunes en blouson noir. Ils tenaient des chaînes de vélo. « Alors,
le bicot ! Comme ça, on présente le bac ? ». Je ne
me souviens que de cette première phrase. Tout était devenu silence
et obscurité autour de moi. Ai-je eu le temps de me représenter ce
qui allait fatalement s'ensuivre ? Non. La main ferme de Saïman
me tira du cercle de la mort ; les deux jeunes filles, Pierre et
Saïman formèrent promptement un rempart autour de moi et me
poussèrent de l'avant. Si incroyable que cela puisse paraître, les
blousons noirs n'esquissèrent pas un geste. Quatre frêles jeunes
gens et jeunes filles ont paralysé les ratonneurs avec pour seule
arme leur grandeur d'âme.
Honneur
à l'aspirant qui m'a sauvé
de la Question en
cette nuit glaciale
de décembre 1960.
Honneur
à mes condisciples Dorr et Saïman, ainsi qu'aux deux jeunes filles
du lycée Stéphane Gsell, qui m'ont sauvé la vie en cette journée
de juin 1961.
Honneur
à mon prof de philo, M. Yves Vié le sage, pour l'ensemble de son
œuvre.
Paix
à l'âme de mon ami Malek.
DIXI ET SALVAVI ANIMAM MEAM
Merci à Messaoud Benyoucef pour ce bel hommage à mon père Yves Vié le Sage
RépondreSupprimer