Un prédicateur salafiste algérien a appelé, sur une chaîne de télévision privée, l'État à punir de mort le journaliste et écrivain Kamal Daoud. Ce dernier est l'auteur d'un roman, « Meursault, contre-enquête », favorablement accueilli et récompensé par les instances de la francophonie. Le prédicateur aurait argué que K.D. est un apostat qui ne cesse de critiquer l'islam et qu'en tant que tel, il mérite la mort. L'affaire fait grand bruit en Algérie où l'on s'émeut qu'une « fetwa de mort » puisse être prononcée publiquement sans que les autorités réagissent.
Si
les mots ont un sens, il ne s'agit pas ici de fetwa, stricto sensu,
mais d'adresse au pouvoir afin de faire appliquer la chari'a. C'est
pourquoi les plaintes déposées contre le prédicateur n'ont aucune
chance -légalement parlant- de prospérer. En effet, il est facile
de prévoir que ce dernier sera en position de force dans la mesure
où il pourra faire valoir que l'islam étant religion d'État en
Algérie, un citoyen a le droit inaliénable de demander
l'application du droit musulman. Et si les autorités sont restées
le bec dans l'eau, c'est bien qu'elles ont été prises à leur
propre jeu hypocrite qui consiste à être plus musulmanes que les
musulmans, plus démocrates que les démocrates, comme hier elles
étaient plus socialistes que les socialistes. La surenchère qui
permet à ce pouvoir d'absorber toutes les formes de contestation.
Cela
dit, que font ceux qu'émeut cet appel à l'application de la
chari'a ? La même chose que le prédicateur salafiste :
ils en appellent à l'État pour le réprimer. Pain bénit pour le
pouvoir ! Ainsi, il se trouve à la place et dans le rôle rêvés
de l'arbitre paternel, incarnant le « juste milieu »
entre les extrémistes des deux bords : laïcs et salafistes.
Cette partition, le pouvoir d'État algérien l'a jouée sur tous les
modes et mieux que quiconque, y compris jusqu'à ses limites
extrêmes : la guerre civile contrôlée, lorsqu'il a
poussé à la constitution de milices dans les années 90. De la
sorte, il a détourné sur la société la violence qui le visait,
lui.
L'ensauvagement
de la société est l'arme ultime de ce pouvoir : de l'appel de
la « Cour révolutionnaire » demandant à n'importe quel
Algérien de « se faire l'auxiliaire de la Justice de son pays
en exécutant le traître Krim Belkacem » à l'allocution
télévisée du Premier ministre Bélaïd Abdeslam désignant aux
tueurs les « laïco-assimilationnistes », en passant par
l'interrogation perfide de son ministre des Affaires religieuses,
Sassi Lamouri, « Pourquoi tuer des policiers ? Ce ne sont
pas des communistes, pourtant », le cynisme et la lâcheté
-lâche parce qu'il n'assume pas ses actes- de ce pouvoir sont
effrayants. (Dans un pays civilisé, les deux infâmes valets du système militaro-policier auraient été déférés devant la justice pour appel au meurtre.)
Une
autre constante de ce pouvoir, celle qui fait partie de son ADN, est
l'anti-intellectualisme. Messali contre Benkhedda, les 3 B (Boussouf-Bentobbal-Belkacem) assassinant 'Abane Ramdane, 'Amirouche égorgeant 500 étudiants et lycéens venus rejoindre
les maquis ( 'Abdennour 'Ali Yahia donne, lui, le chiffre de 2200), Benbella contre F. 'Abbas (à propos de la première
constitution),… toutes les grandes séquences de l'histoire proche
de ce pays peuvent être lues à travers ce prisme (certes, non
exclusivement). La tête qui pense, qui introduit des éléments de
doute raisonnable, qui produit de la distance, qui essaie de tenir
compte du tout, est, en effet, incompatible avec l'unanimisme et la
militarisation, les deux mamelles du FLN. C'est pour cela que ce type de pouvoir lui préférera
toujours la religion, instrument beaucoup plus maniable pour tenir le
peuple et l'ensauvager, si nécessaire.
Les
religions -quelles qu'elles soient- n'ont jamais fait bon ménage
avec l'art et la pensée : Spinoza frappé de « Herem »
par le Mahamad juif d'Amsterdam, Giordano Bruno brûlé vif sur ordre
de l'Église catholique, la poétesse Asma Bent Marwan assassinée
sur ordre du prophète (comme le rapporte Maxime Rodinson dans sa
biographie de « Mahomet »), parce qu'elle ridiculisait
son message dans les lieux publics. Le malheur de l'Algérie est
d'avoir été coupée depuis 50 ans du monde extérieur et d'avoir
été abreuvée à la vulgate simpliste de « l'action
directe », c'est-à-dire de la violence primaire. Et ce, par la
volonté de ceux -le pouvoir- qui se la sont accaparée comme une
propriété privée, une « mazra'a » comme dit le politologue palestinien 'Azmi
Bichara, une hacienda qu'ils gèrent à leur guise. Pesons nos mots :
même le colonialisme n'était pas arrivé à ce degré de mépris
envers les indigènes -qui sont restés des indigènes, c'est-à-dire
des sujets sans droits, interdits de facto de politique et d'association.
Pour
en revenir à l'affaire qui nous occupe, disons qu'attendre du
pouvoir des despotes asiatiques qui règnent sur le pays depuis 1962
qu'il promeuve l'état de droit et la laïcité, c'est comme
attendre qu'il neige au Sahara au mois d'août. Ce pouvoir a, au
contraire, tout intérêt à aggraver la fracture entre laïcs et
salafistes afin de tenir la société en respect. Mais alors, que
faire ? Alors, il faut, à la verticalité (de la supplique
adressée à celui du haut), substituer l'horizontalité des
démarches solidaires dans la société civile ; en un mot,
s'abstenir de solliciter le pouvoir et travailler à dépasser la
contradiction entre laïcs et croyants. Dépasser la contradiction
ne veut nullement dire en supprimer l'un des termes. La contradiction
est le mode d'existence normal des choses. La dépasser veut dire
tenir les deux bouts ensemble et avancer. À ceux qui jugent la chose
irréaliste, rappelons que les religieux algériens avaient fait
alliance avec les communistes et les démocrates bourgeois (tel
Ferhat 'Abbas) dans le Congrès musulman algérien, en 1936.
Bien
sûr, le dépassement de la contradiction suppose que chacun fasse
des concessions. Les laïcs devront accepter l'identité religieuse
de leur société et les croyants devront accepter la pluralité
des normes de vie sociale. Ce serait assurément la base raisonnable
pour avancer vers le vouloir-vivre ensemble. Et il n'y a pas d'autre
possibilité pacifique. Le méconnaître serait accepter d'assister à la marche du pays vers l'apocalypse.
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