UN ARTICLE DE L'HEBDOMADAIRE "L'EXPRESS"
"La Tunisie, l'Algérie et le Maroc sont aujourd'hui en pleine mutation. Ces deux dernières décennies, la culture maghrébine a été très largement influencée par le Moyen-Orient, mais aussi par les Etats-Unis. Pierre Vermeren est professeur d'histoire du Maghreb contemporain. Il explique.
Pour
qui a connu le
Maghreb des
années 1980, et a fortiori des décennies antérieures, de rapides
mutations culturelles s'y sont déroulées depuis lors. La
défrancisation et la déberbérisation, plus culturelles que
linguistiques, s'accélèrent, au prix d'un double mouvement
d'américanisation et de moyen-orientalisation.
Même si, de Tunis à Casablanca, le français n'a jamais été autant parlé dans les grandes villes et par les dominants, le Maghreb a perdu en vingt-cinq ans ses librairies, ses bistrots et ses cinémas, tandis que fleurissent mosquées à l'orientale, grandes chaînes de junk-food sans alcool, et malls commerciaux débordant des sous-produits de la mondialisation. Les hommes ont quitté à la fois le costume-cravate-casquette et le burnous/djellaba-turban, au profit du survêtement ou de la chemisette, tandis que les femmes ont laissé le tailleur-tête nue pour la djellaba et le voile, fussent-ils agrémentés de bottes et de breloques.
Même si, de Tunis à Casablanca, le français n'a jamais été autant parlé dans les grandes villes et par les dominants, le Maghreb a perdu en vingt-cinq ans ses librairies, ses bistrots et ses cinémas, tandis que fleurissent mosquées à l'orientale, grandes chaînes de junk-food sans alcool, et malls commerciaux débordant des sous-produits de la mondialisation. Les hommes ont quitté à la fois le costume-cravate-casquette et le burnous/djellaba-turban, au profit du survêtement ou de la chemisette, tandis que les femmes ont laissé le tailleur-tête nue pour la djellaba et le voile, fussent-ils agrémentés de bottes et de breloques.
Un air de France jusqu'aux années 1990
Plus
que toute région au monde, le Maghreb avait adopté l'habitus des
Français. Dès l'époque coloniale, il s'était saisi des terrasses
de cafés, des lieux culturels publics et des places, des pâtisseries
et salons de thé. Il avait en partie adopté le mode de vie du nord
de la Méditerranée: croissant, café, vin rouge et cigarettes
compris. Quand les Français sont chassés de la région au début
des années soixante, les Maghrébins des villes adoptent en une
génération les moeurs et la langue de l'ancien colonisateur, le
"butin de guerre" cher à Kateb
Yacine.
La
francisation du Maghreb date des années 1960-1970, quand les
réformes nationales et la coopération éducative ont francisé
toute une génération. Les femmes des villes ont troqué la djellaba
pour une tenue à l'européenne, robe, jupe ou tailleur, ainsi qu'en
témoignent films et photos des années soixante-dix. Le dévoilement
rapide des femmes a accompagné leur sortie dans l'espace public,
d'un coup devenu mixte.
Si
les cafés sont restés masculins, en revanche, restaurants, salons
de thé, clubs, plages et cinémas sont devenus des espaces de
mixité. De cette époque date aussi la multiplication des lieux
culturels sécularisés (librairies, lycées, universités,
bibliothèques...) promouvant une culture intellectuelle exigeante,
parfaitement connectée aux courants mondiaux (films français,
égyptiens et américains, y compris d'auteur, chanson française,
égyptienne et britannique, littérature française, classique et
contemporaine, productions culturelles multilingues du Maghreb,
marxisme universitaire, dialogue inter-religieux, productions
d'Europe de l'Est...).
Tout
circulait et instruisait une élite intellectuelle avide,
grandissante et mixte. En un sens, le projet colonial de
"civilisation" des Pères de la IIIe République, et celui
de leurs contempteurs nationalistes maghrébins du XXe siècle, qui
accusaient le colonialisme d'avoir privé les peuples du Maghreb de
citoyenneté, de culture et de sciences, avaient abouti! Cette belle
histoire a perduré jusqu'aux années 1990. Ce Maghreb avait encore
un petit air de la France des années cinquante, quand les grandes
villes de la région comptaient parmi les plus modernes de la
Méditerranée.
Wahhabisation et moyen-orientalisation
La
"réislamisation" culturelle brutale des années
quatre-vingts, au sens de la wahhabisation et de la
moyen-orientalisation, puis la guerre
civile algérienne des
années 1990, imposée par les islamistes du FIS, ont brisé cet
héritage. Même au Maroc et en Tunisie, à l'abri des violences
politiques et du terrorisme aveugle, et au contact d'un tourisme
croissant, la reconquête islamiste saute aux yeux. Tandis que le
Maghreb se couvrait de paraboles au cours des années 1990, puis de
la téléphonie mobile et de l'Internet au cours des années 2000,
espaces de mixité et lieux culturels ont fondu comme peau de
chagrin. La mondialisation a ici séparé les classes sociales, les
sexes et les générations.
80
à 90% des salles de cinéma, des librairies et des bibliothèques,
des bars et restaurants à alcool ont fermé, comme si ces acquis
hérités de la France étaient liés. Des plages ont été
privatisées, certaines sont devenues non-mixtes; les mosquées
financées par l'Etat ou les pétrodollars wahhabites se sont
multipliées, même dans les moindres villages où elles étaient
inconnues (les Berbères priaient dans la nature ou chez eux); les
femmes se sont revoilées, y compris dans les facultés des lettres
où circulent quelques ombres en gants noirs et niqabs, à rebours de
la culture libérale des Arabos-Berbères du Maghreb.
L'alcool
du marché noir est
désormais consommé au domicile, à moins de couler dans les hôtels
pour touristes ou prostituées ou les tripots enfumés des capitales.
Au fur et à mesure que les femmes quittent l'espace public -à 19h à
Alger, et presque partout, le soir, hors mois de Ramadan, sauf à
Tunis, Rabat ou Casablanca- la sexualité se consomme davantage à
domicile, ou sur l'Internet. L'Amérique "puritaine" offre
en effet au monde des millions de vidéos de blondes porno-starisées,
très prisées au Maghreb comme ailleurs selon les opérateurs...
Vision américaine et islamic way-of-life des Frères musulmans
L'autre enseignement du grand virage, c'est que la vision américaine du monde est bien plus compatible avec l'islamic way-of-life des Frères musulmans que la culture exigeante naguère proposée par la France. La "modernité" à la française, qu'il s'agisse de sécularisation, de laïcisation, d'égalité entre les sexes, d'accès à la citoyenneté, à la culture savante et aux droits politiques, est repoussée tant par des régimes conservateurs que par les islamistes, quand le modernisme est plébiscité.
A la culture du livre, qui permet à chacun de se frotter aux grands esprits du monde, on préfère le "modernisme" technologique, et l'organisation de l'ignorance, ainsi qu'en attestent les politiques d'éducation. L'enseignement idéologique de disciplines islamiquement et nationalement compatibles est préféré à la spéculation intellectuelle, et le "par coeur" a remplacé la dissertation.
Le management est
préféré à la philosophie, et les écoles techniques spécialisées
aux universités générales démunies. Au dialogue culturel et à
l'échange spirituel, on préfère le conformisme ritualisé, le
communautarisme simpliste et le rite mondialisé. Au cinéma d'auteur
et à la littérature qui bousculent, on préfère les réseaux
sociaux, les feuilletons et films indiens ou américains mainstream.
Aux
risques du dévoilement des femmes et de la mixité, qui parient sur
l'éducation morale, la retenue et l'intelligence, d'aucuns préfèrent
les barrières entre les sexes... comme le "politiquement
correct" plébiscite l'ordre moral au détriment de la liberté
des contacts.
Face
au bonheur de la séduction, qu'ont tant aimée les étudiants du
Maghreb sur les campus français, les tenants de l'ordre moral optent
pour l'enfermement. A la liberté des moeurs alimentaires et
relationnelles, les mêmes adoptent la prohibition et les
dérèglements induits, pourvu que les désordres ne s'affichent pas
dans l'espace public. Il n'est pas certain que les élites libérales
du Maghreb, qui oscillent entre ces deux tendances, aient la force
d'inverser les dynamiques à l'oeuvre, surtout si celles-ci devaient
davantage contaminer la France.
Pierre
Vermeren est professeur d'histoire du Maghreb contemporain à Paris
I. Il a récemment publié Le
choc des décolonisations, de la guerre d'Algérie aux printemps
arabes (aux
éditions Odile Jacob, 2015)."
http://www.lexpress.fr/actualite/monde/afr?ique/l-americanisation-et-la-salafisation-du-maghreb_1756363.html
Ce que je perçois depuis que je vis au Maroc cette mutation des mentalités cette Mbcisisation du public je l'ai observée dans bcp de famille..cette lente dégradation est aujourd'hui une réalité..les malls les outils technologiques ont largement pris le pas sur les jolies teraases les librairies et les lieux d'échange
RépondreSupprimerCes vrai c'est tellement moins exigeant..je le vois quand des ce très culturels organisent des manifestations c'est à mourir de médiocrité ..c'est triste et désespérant
Ce commentaire a été supprimé par l'auteur.
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