26 septembre 1994 - 26 septembre 2014
Il y a 20 ans était assassiné à Oran 'Abderrahmane Fardeheb.
'Abderrahmane et moi avons été des compagnons de lutte au sein du syndicat des enseignants, la Fédération des travailleurs de l'éducation et de la culture (FTEC), à la Ligue algérienne des droits de l'homme (LADH) et au Parti de l'avant-garde socialiste (PAGS). Nous sommes devenus des amis.
Il y a 20 ans était assassiné à Oran 'Abderrahmane Fardeheb.
'Abderrahmane et moi avons été des compagnons de lutte au sein du syndicat des enseignants, la Fédération des travailleurs de l'éducation et de la culture (FTEC), à la Ligue algérienne des droits de l'homme (LADH) et au Parti de l'avant-garde socialiste (PAGS). Nous sommes devenus des amis.
J'ai
connu 'Abderrahmane quand il était jeune assistant à l'université
d'Oran. J'étais alors responsable fédéral de la FTEC. En cette
qualité, j'ai été à l'origine de la création de la première
section syndicale de l'université d'Oran, au début des années 70.
C'est 'Abderrahmane qui a été la cheville ouvrière des
préparatifs, longs et difficiles. Il a fallu vaincre l'opposition du
rectorat et l'hostilité du FLN. Notre travail, subtilement combiné
-moi de l'extérieur, lui de l'intérieur- porta finalement ses
fruits : la section syndicale de l'université se mit en place
et 'Abderrahmane en fut le premier secrétaire général.
Je
me souviens de l'une des premières affaires qu'elle eut à
affronter : l'enlèvement du fils de Monique Gadant, citoyenne
française, professeur de philosophie à l'université d'Alger et,
par ailleurs, compagne de 'Abdelhamid Benzine, l'un des dirigeants
clandestins du PAGS. Ce rapt fut l'oeuvre de la Sécurité militaire
qui soumit l'adolescent de quinze ans à la torture dans le but
d'obtenir des renseignements sur son beau-père. Les enseignants
français de l'université d'Alger se mirent immédiatement en grève
à l'appel de leur syndicat, le SNESUP ; leurs camarades d'Oran
suivirent et sollicitèrent leurs collègues algériens pour un arrêt
de travail concerté. C'était très risqué pour nous étant donné
les enjeux politiques sous-jacents mais nous n'avons pas hésité une
seule seconde à apporter notre soutien à nos camarades français,
'Abderrahmane, en engageant la section syndicale et moi, la
Fédération.
J'entends
encore les insultes et les menaces du recteur dans son bureau, où
nous lui faisions face, mon ami et moi : tout juste s'il ne nous
pas accusés d'être des « traîtres à la solde de l'ancienne
puissance coloniale » ! L'épanchement nationaliste
grotesque du recteur était, en réalité, un aveu : face à un
homme -'Abderrahmane, car c'était lui le plus exposé de nous deux-
qui avait eu le courage tranquille de dénoncer le rapt et la torture
d'un adolescent de quinze ans et qui était à l'origine du premier
arrêt de travail à l'université, le recteur -qui ne devait son
poste qu'à sa servilité à l'égard du groupe d'Oujda- devait
percevoir toute l'étendue de sa propre insignifiance.
Au
comité d'Oran de la Ligue algérienne des droits de l'homme -formé
au départ du quatuor Maître Mahi Gouadni, l'âme du comité et sa
cheville ouvrière, Maître M'hamed Ferhat, 'Abdelkader 'Alloula et
moi-, vint s'adjoindre 'Abderrahmane : il s'agissait de
renforcer le comité pour pouvoir faire face aux tâches multiformes
qui l'attendaient. 'Abderrahmane apporta le sérieux qu'il mettait à
l'accomplissement de la tâche la plus humble, ainsi que son renom
d'homme intègre. Durant les journées d'octobre 1988 -le complot
politicien durant lequel des centaines de jeunes ont été torturés
ou tués par l'armée et les services de sécurité-, la SM rechercha
deux membres de notre comité, 'Abderrahmane et 'Abdelkader 'Alloula
: perquisitions chez eux, insultes, armes brandies. Heureusement,
'Abderrahmane était en France, participant à un colloque
d'économistes dirigé par Paul Boccara, et 'Abdelkader était à
l'abri. La veille, en effet, disposant d'une information vérifiée,
j'avais prévenu tous les camarades d'avoir à se mettre en lieu sûr,
ce que je fis moi-même. Quand 'Abderrahmane rentra de France, le
comité de la ligue au grand complet l'attendait à l'aéroport
d'Es-Sénia, afin de parer à toute éventualité.
En
décembre 1990, quand se tint le premier congrès du PAGS, je faisais
partie, avec 'Abderrahmane, de la délégation d'Oran. Nous avons
demandé tous deux à travailler dans la commission politique, celle
où allait se jouer le sort du congrès et celui du parti. En effet,
durant la période préparatoire, les militants du parti eurent à
connaître d'un projet de "résolution
politique et idéologique"
qui identifiait la contradiction principale comme étant celle qui
opposait "l'Algérie moderne" à "l'Algérie
archaïque". Le texte appelait à la constitution d'un "Front
de l'Algérie moderne" qui
se constituerait en opposition à celui de l'Algérie archaïque,
c'est-à-dire le "Front
islamique du salut" (FIS).
Sur le plan économique le projet de plate-forme appelait de ses vœux
un capitalisme moderne sous la conduite d'un État aux mains des
seuls modernes. Ce texte, d'un simplisme effrayant et irresponsable
-il appelait à rien moins qu'à casser un même pays et un même
peuple en deux-, risquait d'abord de briser le parti lui-même. On
s'apercevra, après coup, qu'il avait été effectivement élaboré
dans ce but.
À
la commission politique, 'Abderrahmane, Lakhdar Belhassine, Djamal
Labidi et moi, nous sommes relayés pour attaquer et rejeter le
projet de résolution ; la majorité des membres de la
commission nous était acquise. C'est alors que deux membres de la
direction du parti -'Abderrahmane Chergou et Hadj Bakhtaoui- firent
irruption dans la salle, en compagnie d'autres militants ; ils
tentèrent de faire pression sur la commission et menacèrent, en
termes crus, Djamal Labidi. 'Abderrahmane, Benhassine et moi avons
exprimé notre indignation contre ces méthodes dignes du FLN
caporalisateur et avons menacé de quitter la salle pour en référer
au congrès. Les deux membres de la direction battirent en retraite,
suivis de leurs seconds couteaux. Le projet de résolution, dont on
apprendra que Bakhtaoui était l'auteur, fut donc coulé.
Malheureusement,
cela ne suffit pas à sauver notre formation politique qui éclatera
peu après à l'initiative de Hachemi Cherif. Ce dernier, désigné
« coordinateur » du parti, trahira les résolutions du
congrès en prononçant la dissolution du PAGS et en concrétisant le
projet insensé de "Front
de l'Algérie Moderne" par
la création du soi-disant Tahadi. La base du parti apprendra petit à
petit les détails du complot qui a emporté le PAGS :
Bakhtaoui, alias Francis, agent de la SM infiltré au plus haut
niveau du parti, en était le maître d'oeuvre ; il fut
puissamment aidé par, au moins, deux membres de la direction, A.
Chergou et C. Hachemi. Quant aux autres membres du Secrétariat, on
ne sache pas que, hormis le Premier secrétaire, Sadek Hadjerès,
isolé et neutralisé par les conspirateurs, il se soit trouvé
quelqu'un pour tenter de s'opposer en quelque façon au complot et à
ses auteurs.
Quant
à nous, cher 'Abderrahmane, nous avons tenu notre rang dans
l'honneur et le respect de la parole donnée, celle de l'engagement
d'une vie. Ami, combien j'admirais ton intégrité morale, ta
générosité confondante, ta patience aux autres et ta modestie ;
l'apanage des grands. J'admirais encore ton calme, ta sérénité, la
solidité de tes convictions. Et comme j'étais ému, moi fils de
paysans pudibonds, devant ton amour si manifeste pour ta femme et tes
enfants. Comme je te faisais rire aux éclats et sans retenue avec
mes expressions en arabe bédouin, celui de mes origines, toi le
citadin policé et discret.
Les
cerveaux tortueux et fourbes qui ont planifié ton assassinat et les
mains lâches et viles qui l'ont exécuté sont les mêmes que ceux
qui ont planifié et exécuté celui de 'Alloula. Avec toi et
'Abdelkader, nous avions deux djouads à Oran. Moi, qui ai eu
la chance et le privilège de vous avoir eus tous deux pour amis, je
ne me console pas de votre mort.
'Abderrahmane,
mon ami, mon camarade, tu es dans mon cœur pour l'éternité.
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