Mon
père avait mis des mois à digérer le mauvais tour que lui avait
joué le Calciné en lui faisant croire qu'il préparait le concours
d'entrée au lycée alors qu'il était en classe de fin d'études
primaires. Dans un premier temps, il ne lui adressa plus la parole ;
puis, voyant que son fils n'en était pas plus affecté que cela et
que, de plus, il commençait à avoir de très mauvaises
fréquentations (il s'était lié d'amitié avec des jeunes peu
recommandables), le père décida de le faire travailler aux champs
avec lui. Lever à quatre heures du matin, seau d'eau sur la tête en
guise de douche, bol de café noir et départ sur la 202 pour les
champs. Là, travail jusqu'à midi, une courte sieste et reprise du
boulot jusqu'à 16-17 H. Tel était l'emploi du temps immuable de mon
père. Je ne l'ai jamais vu emporter un casse-croûte avec lui. Il
n'a jamais pris un jour de vacances. Le Calciné pouvait-il tenir un
pareil régime ? Ma mère demanda vite grâce pour son
premier-né mâle. Mon père décida alors de le placer à la médersa
du douar. Le Calciné tint une journée qui s'acheva en insultes et
jet de pierres à l'adresse de l'honorable mouderrès, Si Mohamed
Aïssaoui. Après cet exploit, le Calciné fugua en se réfugiant
auprès de son âme damnée, son copain apprenti boulanger ; il
passait la nuit dans le fournil de Macias. Finalement, et grâce à
son ami, Joseph Sempéré, mon père réussit à caser le Calciné à
la mairie du village, en qualité de garçon de courses. C'était
l'ultime chance que lui offrit son père et qui décidera de son
avenir. En ce temps-là, il n'y avait qu'un employé arabe à la
mairie de notre village ; il s'appelait Madani Ghalmi. C'était
un homme délicieux, ancien footballeur longiligne, portant toujours
béret, la discrétion et la courtoisie faites homme. À ses côtés,
ainsi qu'à ceux de MM. Viruéga, Jiménez (le talentueux
joueur-entraîneur de la Jeunesse Sportive Saladéenne, le club de
basket local), Aracil…, le Calciné se civilisera et saura saisir
sa chance.
LES
SORTIES
M.
Porta nous fit découvrir un autre pan de l'activité scolaire, les
sorties. Sorties champêtres, visites
touristiques à Oran, sans compter les séances de cinéma (qui,
elles, avaient lieu à l'école). C'est ainsi que notre maître nous
emmena escalader la montagne (n'exagérons rien, elle a 297 m
d'altitude) dite « Dhar el Menjel » -dos de la faucille-,
juste
à l'orée de mon douar. Je découvris alors que la montagne n'était
pas une protubérance de terre (
comme la petite colline sur laquelle se juchait notre maison du
douar), mais
une manière d'éboulis de roches granitiques
énormes
que nous gravîmes avec peine. Arrivés au sommet, nous nous
reposâmes dans la grotte mystérieuse sur laquelle couraient des
histoires abracadabrantes. J'ai pu contempler à loisir mon douar qui
s'étale au pied de Aïcha Touila, en
vis-à-vis de Dhar el Menjel, la
montagne (310 m) qui le veille et le protège et que personne ne
songeait à escalader, elle. Avec Sidi Kacem, plus à l'ouest, les
deux plateaux de Hassi el Ghella (Er-Rahel) à l'est et de Hammam
Bouhadjar (plateau dit « El Meïda) au sud, la
cuvette où s'était lové notre village était
parfaitement délimitée.
En fin d'après-midi, nous sommes rentrés en chantant : « Un
km à pied, ça use, ça use... ». (Un condisciple arabe
chantait « Un km à pied, Saïd, Saïd... » ).
Un
autre jour, nous allâmes visiter la foire d'Oran. Nous sommes partis
tôt la matin en autocar et durant tout le voyage, nous avons chanté
les ritournelles que M. Porta nous avait apprises. (Notre maître
aimait certainement beaucoup le chant, car nous finissions toujours
la journée de classe sur une chanson ! ). Tout y passa, « à
la claire fontaine » comme « Malbrouck s'en va-t-en
guerre » et cette autre dont le titre est sorti de ma mémoire
et dont ne subsistent que quelques paroles, terribles, qu'échangent
une jeune fille et son fiancé, alors que ce dernier s'apprête à
partir pour la guerre :
-
« Ah ! Pleure donc pas tant la belle
Dans
sept ans je reviendrai
Ma
fortune sera faite
La
belle je t'épouserai
-Ta
fortune sera faite
par
un boulet de canon
Qui
t'emportera la tête
Les
deux jambes sans façon. »
Et
vlan pour l'apprenti soudard ! Pas bête, la belle !
Je
garde le souvenir d'une chose gigantesque que cette foire aux stands
innombrables et également celui d'une grande fatigue. Dans la cour
extérieure du palais de la foire, trônait un… avion à réaction.
C'était un chasseur (je crois) et nous fîmes la queue
-interminable, me sembla-t-il- pour grimper dans son poste de
pilotage. Mes condisciples européens étaient fiers : « Un
avion à réaction ! Tu te rends compte ! ». Ils
n'en revenaient pas d'avoir pris place dans le cockpit. Moi, à ma
grande honte, je ne voyais pas en quoi le moment que je venais de
vivre était historique. J'avais peut-être raté quelque chose…
(Mais j'aurai tout le temps de méditer sur la fascination de
l'espèce humaine pour les engins de mort).
VISITE
DE LA CLO
Notre
seconde expédition à Oran nous mènera à la CLO, la Centrale
laitière oranaise. Tout le cycle du lait, depuis la traite des
vaches à la mise en bouteille, en passant par la pasteurisation,
nous fut restitué sous forme concrète. Ce jour-là, nous avons fait
la connaissance de l'automatisation, du travail moderne, parcellisé.
Et encore, nous n'avions rien vu ! Cependant, cette excursion
restera dans ma mémoire pour une autre raison : le CM2 de
l'école de filles était également de la partie et nos deux maîtres
avaient veillé à ce que chaque garçon soit assis à côté d'une
fille dans l'autocar. Donc je me suis trouvé placé à côté d'une
élève européenne. Nous avons partagé nos casse-croûte (elle
avait trouvé le pain de semoule fait par ma mère très bon) et
quand tout l'autocar a entonné « Il y a longtemps que je
t'aime, jamais je ne t'oublierai », j'ai eu l'intuition que
cette journée serait à jamais gravée dans ma mémoire. Et elle le
fut, en effet.
LE
GRAND DÉSAPPOINTEMENT
La
constitution du dossier administratif pour le concours ainsi que pour
la bourse exigeait la présence du père. C'est M. Porta qui
s'occupait de remplir les dossiers pendant les séances de
répétitions. Quand mon tour fut venu, mon père se présenta en
classe. Je me souviens que nous « planchions » sur un
problème retors (que j'avais torché vite fait bien fait et sans
faire d'erreur de virgule!). M. Porta m'appela donc à son bureau et
me dit tout de go : « Je vais t'inscrire pour le lycée
Lamoricière. » Je ne compris pas : pour moi, le
concours allait se dérouler au collège moderne Ardaillon où
j'avais vocation à rejoindre mon cousin Houari. Les choses étaient
réglées dans ma tête. Et voilà que le maître parlait d'un lycée
au nom incompréhensible ! Alors, la phrase désespérée sortit
de ma bouche, spontanément : « Monsieur, je veux aller
à Ardaillon ! » - « Pas question »,
répondit le maître sur un ton qui n'admettait aucune réplique,
dans le même temps où mon père me fusillait du regard et me
disait, en arabe (la seule langue qu'il connaissait) :
« Tais-toi ! Est-ce que tu sais mieux que le
maître ? ». Je m'écrasai, la mort dans l'âme. M.
Porta ajoutera, tout en remplissant le dossier : « Tu
aimes le français et tu n'aimes pas le calcul…, c'est le lycée
qu'il te faut ».
C'est
ainsi que mon sort fut réglé. Il va sans dire que je n'avais aucune
idée de la différence profonde entre collège moderne et lycée
classique, dénué que j'étais -et ma famille avec moi- de tout
capital symbolique (comme dirait Bourdieu).
LE
GRAND JOUR
Il arriva au mois de mai, le jour du concours d'entrée en Sixième. Mon père et le Calciné m'accompagnaient à bord de la Traction. La présence du Calciné s'expliquait par ce fait que mon père était très fatigué, ce jour-là ; il abandonna le volant au Calciné qui, à seize ans savait bien conduire car il avait fait ses classes sur notre Peugeot 202. Nous nous garâmes place Sébastopol, assez loin du lycée Lamoricière où je devais passer l'examen. Mon père passa sur la banquette arrière et s'allongea : il était d'une pâleur effrayante. Il me dit : « Je ne peux t'accompagner, mon fils ; je n'en peux plus. Va avec ton frère et fais pour le mieux. » Nous sommes partis et nous ne savions pas, alors, que notre père présentait les premiers signes de la très grave affection qui l'emporterait un an plus tard, quand le malheur frappera à coups redoublés à notre porte.
Il arriva au mois de mai, le jour du concours d'entrée en Sixième. Mon père et le Calciné m'accompagnaient à bord de la Traction. La présence du Calciné s'expliquait par ce fait que mon père était très fatigué, ce jour-là ; il abandonna le volant au Calciné qui, à seize ans savait bien conduire car il avait fait ses classes sur notre Peugeot 202. Nous nous garâmes place Sébastopol, assez loin du lycée Lamoricière où je devais passer l'examen. Mon père passa sur la banquette arrière et s'allongea : il était d'une pâleur effrayante. Il me dit : « Je ne peux t'accompagner, mon fils ; je n'en peux plus. Va avec ton frère et fais pour le mieux. » Nous sommes partis et nous ne savions pas, alors, que notre père présentait les premiers signes de la très grave affection qui l'emporterait un an plus tard, quand le malheur frappera à coups redoublés à notre porte.
DÉFAUT
DE LANGUE
Avant
de me
laisser
devant l'entrée du lycée, le Calciné me donna rendez-vous,
à la fin des épreuves, sur le trottoir d'en face, devant la porte
monumentale de la Banque d'Algérie.
Dans
la cour d'honneur du lycée, envahie par les parents qui convoyaient
leurs rejetons, un homme, échevelé, vociférant et le visage inondé
de sueur, s'agitait
comme un diable, tentant
de tenir à distance la
parentèle
afin
qu'elle
n'encombre
pas l'entrée de la cour Chevassus. Cet homme -je le saurai plus
tard- était le censeur, M. Auberty. J'entrai dans la cour
(Chevassus)
à l'appel de mon nom et m'alignai face à la salle qui m'avait été
désignée. La première épreuve était la dictée-questions et le
défi -comme me l'avait répété mon maître- était de faire zéro
faute « comme
d'habitude »,
disait-il. Je ne craignais rien mais un élément imprévu me
déstabilisa : le professeur qui dictait le texte avait un
défaut de langue catastrophique : il ne pouvait pas prononcer
les « s » qu'il
transformait en chuintements incompréhensibles. Je fus vite pris de
panique -je ne devais pas être le seul- face à ce professeur qui
rougissait de confusion en voyant sans doute nos mines
interrogatives, certaines défaites. Il répétait plus que de raison
les phrases mais cela revenait au même : certains mots
demeuraient incompréhensibles. Mais je finis par me calmer et par
prendre la mesure de ce qui était, au fond, un code. Au total, je
fis une seule faute, imputable à la mauvaise prononciation du prof :
il s'agissait d'un mot nouveau pour moi (et pour la plupart des
élèves) mais que j'aurais pu orthographier correctement n'était le
défaut de langue du prof. (M. Porta faillit s'étrangler quand je
lui racontai ma mésaventure.)
LA
VIRGULE, DÉCIDÉMENT
Les
autres épreuves de français (rédaction et compte-rendu de lecture)
se passèrent sans anicroche. Quant à l'épreuve de calcul, je la
« torchai » vite fait selon mon habitude et restai bras
croisés à glander. À un moment donné, la prof qui nous
surveillait s'approcha de moi : -« Tu as fini ? »
- « Oui, madame ». Elle feuilleta ma copie :
« Relis » !
La dureté du ton me rappela celle de M. Porta quand il découvrait
chez moi une erreur dans le placement de la virgule. Je refis tous
les calculs et trouvai au résultat final 3,05 alors que j'avais
inscrit, par erreur, 30,5 la première fois. Sur le visage de la prof
qui passa près de ma table -et qui jeta un coup d'oeil discret sur
ma feuille- je crus déceler un imperceptible sourire.
ABANDONNÉ
(DU MOINS LE CRUS-JE)
Les
épreuves du concours finies, je sortis, traversai la rue El Moungar
et me postai sagement devant la banque. Face à moi, la cour
d'honneur du lycée se vidait très lentement des nombreux élèves
et de leurs parents qui s'attardaient, discutant entre eux et avec
leurs enfants. Sans doute confrontaient-ils les résultats de leurs
rejetons à l'épreuve de calcul… Je fis le pied de grue longtemps,
jusqu'à ce que le cour du lycée m'apparût tel un désert sinistre.
Un grand silence se fit soudainement. Et toujours pas de Calciné.
Alors, et sans crier gare, une peur panique fondit sur moi. Le
Calciné ne reviendrait pas. Faute de me faire subir le sort d'Abel,
Caïn m'avait abandonné sur le trottoir d'une jungle inconnue.
J'éclatai en sanglots, fis quelques pas sur le boulevard Galliéni,
me ravisai, retournai à mon point de départ. Et pleurai sans
retenue. Soudain jaillit, de derrière l'un des palmiers qui me
faisaient face, sur le trottoir du Cintra (brasserie cossue de type
munichois dont les tables étaient d'authentiques... tonneaux), le
Calciné. Depuis combien de temps était-il là, planqué derrière
un palmier ? Assez pour jouir du spectacle que je lui offrais,
certainement.
N.B. Vous pouvez retrouver l'ensemble des "épisodes" de "Mémoire en fragments" dans la rubrique "PAGES" du blogue.
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