braniya chiricahua




L'ancien se meurt, le nouveau ne parvient pas à voir le jour. Dans ce clair-obscur surgissent des monstres.
Antonio Gramsci

mercredi 1 octobre 2014

MÉMOIRE EN FRAGMENTS : CHRONIQUES SALADÉENNES (16)



Aïcha Touila


LE CALCINÉ FAIT ENCORE DES SIENNES
Mon père avait mis des mois à digérer le mauvais tour que lui avait joué le Calciné en lui faisant croire qu'il préparait le concours d'entrée au lycée alors qu'il était en classe de fin d'études primaires. Dans un premier temps, il ne lui adressa plus la parole ; puis, voyant que son fils n'en était pas plus affecté que cela et que, de plus, il commençait à avoir de très mauvaises fréquentations (il s'était lié d'amitié avec des jeunes peu recommandables), le père décida de le faire travailler aux champs avec lui. Lever à quatre heures du matin, seau d'eau sur la tête en guise de douche, bol de café noir et départ sur la 202 pour les champs. Là, travail jusqu'à midi, une courte sieste et reprise du boulot jusqu'à 16-17 H. Tel était l'emploi du temps immuable de mon père. Je ne l'ai jamais vu emporter un casse-croûte avec lui. Il n'a jamais pris un jour de vacances. Le Calciné pouvait-il tenir un pareil régime ? Ma mère demanda vite grâce pour son premier-né mâle. Mon père décida alors de le placer à la médersa du douar. Le Calciné tint une journée qui s'acheva en insultes et jet de pierres à l'adresse de l'honorable mouderrès, Si Mohamed Aïssaoui. Après cet exploit, le Calciné fugua en se réfugiant auprès de son âme damnée, son copain apprenti boulanger ; il passait la nuit dans le fournil de Macias. Finalement, et grâce à son ami, Joseph Sempéré, mon père réussit à caser le Calciné à la mairie du village, en qualité de garçon de courses. C'était l'ultime chance que lui offrit son père et qui décidera de son avenir. En ce temps-là, il n'y avait qu'un employé arabe à la mairie de notre village ; il s'appelait Madani Ghalmi. C'était un homme délicieux, ancien footballeur longiligne, portant toujours béret, la discrétion et la courtoisie faites homme. À ses côtés, ainsi qu'à ceux de MM. Viruéga, Jiménez (le talentueux joueur-entraîneur de la Jeunesse Sportive Saladéenne, le club de basket local), Aracil…, le Calciné se civilisera et saura saisir sa chance.
LES SORTIES
M. Porta nous fit découvrir un autre pan de l'activité scolaire, les sorties. Sorties champêtres, visites touristiques à Oran, sans compter les séances de cinéma (qui, elles, avaient lieu à l'école). C'est ainsi que notre maître nous emmena escalader la montagne (n'exagérons rien, elle a 297 m d'altitude) dite « Dhar el Menjel » -dos de la faucille-, juste à l'orée de mon douar. Je découvris alors que la montagne n'était pas une protubérance de terre ( comme la petite colline sur laquelle se juchait notre maison du douar), mais une manière d'éboulis de roches granitiques énormes que nous gravîmes avec peine. Arrivés au sommet, nous nous reposâmes dans la grotte mystérieuse sur laquelle couraient des histoires abracadabrantes. J'ai pu contempler à loisir mon douar qui s'étale au pied de Aïcha Touila, en vis-à-vis de Dhar el Menjel, la montagne (310 m) qui le veille et le protège et que personne ne songeait à escalader, elle. Avec Sidi Kacem, plus à l'ouest, les deux plateaux de Hassi el Ghella (Er-Rahel) à l'est et de Hammam Bouhadjar (plateau dit « El Meïda) au sud, la cuvette où s'était lové notre village était parfaitement délimitée. En fin d'après-midi, nous sommes rentrés en chantant : « Un km à pied, ça use, ça use... ». (Un condisciple arabe chantait « Un km à pied, Saïd, Saïd... » ).

Djébel Mendjel
A LA FOIRE D'ORAN

Un autre jour, nous allâmes visiter la foire d'Oran. Nous sommes partis tôt la matin en autocar et durant tout le voyage, nous avons chanté les ritournelles que M. Porta nous avait apprises. (Notre maître aimait certainement beaucoup le chant, car nous finissions toujours la journée de classe sur une chanson ! ). Tout y passa, « à la claire fontaine » comme « Malbrouck s'en va-t-en guerre » et cette autre dont le titre est sorti de ma mémoire et dont ne subsistent que quelques paroles, terribles, qu'échangent une jeune fille et son fiancé, alors que ce dernier s'apprête à partir pour la guerre :
- « Ah ! Pleure donc pas tant la belle
Dans sept ans je reviendrai
Ma fortune sera faite
La belle je t'épouserai
-Ta fortune sera faite
par un boulet de canon
Qui t'emportera la tête
Les deux jambes sans façon. »
Et vlan pour l'apprenti soudard ! Pas bête, la belle !
Je garde le souvenir d'une chose gigantesque que cette foire aux stands innombrables et également celui d'une grande fatigue. Dans la cour extérieure du palais de la foire, trônait un… avion à réaction. C'était un chasseur (je crois) et nous fîmes la queue -interminable, me sembla-t-il- pour grimper dans son poste de pilotage. Mes condisciples européens étaient fiers : « Un avion à réaction ! Tu te rends compte ! ». Ils n'en revenaient pas d'avoir pris place dans le cockpit. Moi, à ma grande honte, je ne voyais pas en quoi le moment que je venais de vivre était historique. J'avais peut-être raté quelque chose… (Mais j'aurai tout le temps de méditer sur la fascination de l'espèce humaine pour les engins de mort).
VISITE DE LA CLO
Notre seconde expédition à Oran nous mènera à la CLO, la Centrale laitière oranaise. Tout le cycle du lait, depuis la traite des vaches à la mise en bouteille, en passant par la pasteurisation, nous fut restitué sous forme concrète. Ce jour-là, nous avons fait la connaissance de l'automatisation, du travail moderne, parcellisé. Et encore, nous n'avions rien vu ! Cependant, cette excursion restera dans ma mémoire pour une autre raison : le CM2 de l'école de filles était également de la partie et nos deux maîtres avaient veillé à ce que chaque garçon soit assis à côté d'une fille dans l'autocar. Donc je me suis trouvé placé à côté d'une élève européenne. Nous avons partagé nos casse-croûte (elle avait trouvé le pain de semoule fait par ma mère très bon) et quand tout l'autocar a entonné « Il y a longtemps que je t'aime, jamais je ne t'oublierai », j'ai eu l'intuition que cette journée serait à jamais gravée dans ma mémoire. Et elle le fut, en effet.
LE GRAND DÉSAPPOINTEMENT
La constitution du dossier administratif pour le concours ainsi que pour la bourse exigeait la présence du père. C'est M. Porta qui s'occupait de remplir les dossiers pendant les séances de répétitions. Quand mon tour fut venu, mon père se présenta en classe. Je me souviens que nous « planchions » sur un problème retors (que j'avais torché vite fait bien fait et sans faire d'erreur de virgule!). M. Porta m'appela donc à son bureau et me dit tout de go : « Je vais t'inscrire pour le lycée Lamoricière. » Je ne compris pas : pour moi, le concours allait se dérouler au collège moderne Ardaillon où j'avais vocation à rejoindre mon cousin Houari. Les choses étaient réglées dans ma tête. Et voilà que le maître parlait d'un lycée au nom incompréhensible ! Alors, la phrase désespérée sortit de ma bouche, spontanément : « Monsieur, je veux aller à Ardaillon ! » - « Pas question », répondit le maître sur un ton qui n'admettait aucune réplique, dans le même temps où mon père me fusillait du regard et me disait, en arabe (la seule langue qu'il connaissait) : « Tais-toi ! Est-ce que tu sais mieux que le maître ? ». Je m'écrasai, la mort dans l'âme. M. Porta ajoutera, tout en remplissant le dossier : « Tu aimes le français et tu n'aimes pas le calcul…, c'est le lycée qu'il te faut ».
C'est ainsi que mon sort fut réglé. Il va sans dire que je n'avais aucune idée de la différence profonde entre collège moderne et lycée classique, dénué que j'étais -et ma famille avec moi- de tout capital symbolique (comme dirait Bourdieu).
LE GRAND JOUR


Il arriva au mois de mai, le jour du concours d'entrée en Sixième. Mon père et le Calciné m'accompagnaient à bord de la Traction. La présence du Calciné s'expliquait par ce fait que mon père était très fatigué, ce jour-là ; il abandonna le volant au Calciné qui, à seize ans savait bien conduire car il avait fait ses classes sur notre Peugeot 202. Nous nous garâmes place Sébastopol, assez loin du lycée Lamoricière où je devais passer l'examen. Mon père passa sur la banquette arrière et s'allongea : il était d'une pâleur effrayante. Il me dit : « Je ne peux t'accompagner, mon fils ; je n'en peux plus. Va avec ton frère et fais pour le mieux. » Nous sommes partis et nous ne savions pas, alors, que notre père présentait les premiers signes de la très grave affection qui l'emporterait un an plus tard, quand le malheur frappera à coups redoublés à notre porte.
DÉFAUT DE LANGUE
Avant de me laisser devant l'entrée du lycée, le Calciné me donna rendez-vous, à la fin des épreuves, sur le trottoir d'en face, devant la porte monumentale de la Banque d'Algérie. Dans la cour d'honneur du lycée, envahie par les parents qui convoyaient leurs rejetons, un homme, échevelé, vociférant et le visage inondé de sueur, s'agitait comme un diable, tentant de tenir à distance la parentèle afin qu'elle n'encombre pas l'entrée de la cour Chevassus. Cet homme -je le saurai plus tard- était le censeur, M. Auberty. J'entrai dans la cour (Chevassus) à l'appel de mon nom et m'alignai face à la salle qui m'avait été désignée. La première épreuve était la dictée-questions et le défi -comme me l'avait répété mon maître- était de faire zéro faute « comme d'habitude », disait-il. Je ne craignais rien mais un élément imprévu me déstabilisa : le professeur qui dictait le texte avait un défaut de langue catastrophique : il ne pouvait pas prononcer les « s » qu'il transformait en chuintements incompréhensibles. Je fus vite pris de panique -je ne devais pas être le seul- face à ce professeur qui rougissait de confusion en voyant sans doute nos mines interrogatives, certaines défaites. Il répétait plus que de raison les phrases mais cela revenait au même : certains mots demeuraient incompréhensibles. Mais je finis par me calmer et par prendre la mesure de ce qui était, au fond, un code. Au total, je fis une seule faute, imputable à la mauvaise prononciation du prof : il s'agissait d'un mot nouveau pour moi (et pour la plupart des élèves) mais que j'aurais pu orthographier correctement n'était le défaut de langue du prof. (M. Porta faillit s'étrangler quand je lui racontai ma mésaventure.)
LA VIRGULE, DÉCIDÉMENT
Les autres épreuves de français (rédaction et compte-rendu de lecture) se passèrent sans anicroche. Quant à l'épreuve de calcul, je la « torchai » vite fait selon mon habitude et restai bras croisés à glander. À un moment donné, la prof qui nous surveillait s'approcha de moi : -« Tu as fini ? » - « Oui, madame ». Elle feuilleta ma copie : « Relis » ! La dureté du ton me rappela celle de M. Porta quand il découvrait chez moi une erreur dans le placement de la virgule. Je refis tous les calculs et trouvai au résultat final 3,05 alors que j'avais inscrit, par erreur, 30,5 la première fois. Sur le visage de la prof qui passa près de ma table -et qui jeta un coup d'oeil discret sur ma feuille- je crus déceler un imperceptible sourire.
ABANDONNÉ (DU MOINS LE CRUS-JE)
Les épreuves du concours finies, je sortis, traversai la rue El Moungar et me postai sagement devant la banque. Face à moi, la cour d'honneur du lycée se vidait très lentement des nombreux élèves et de leurs parents qui s'attardaient, discutant entre eux et avec leurs enfants. Sans doute confrontaient-ils les résultats de leurs rejetons à l'épreuve de calcul… Je fis le pied de grue longtemps, jusqu'à ce que le cour du lycée m'apparût tel un désert sinistre. Un grand silence se fit soudainement. Et toujours pas de Calciné. Alors, et sans crier gare, une peur panique fondit sur moi. Le Calciné ne reviendrait pas. Faute de me faire subir le sort d'Abel, Caïn m'avait abandonné sur le trottoir d'une jungle inconnue. J'éclatai en sanglots, fis quelques pas sur le boulevard Galliéni, me ravisai, retournai à mon point de départ. Et pleurai sans retenue. Soudain jaillit, de derrière l'un des palmiers qui me faisaient face, sur le trottoir du Cintra (brasserie cossue de type munichois dont les tables étaient d'authentiques... tonneaux), le Calciné. Depuis combien de temps était-il là, planqué derrière un palmier ? Assez pour jouir du spectacle que je lui offrais, certainement.
N.B. Vous pouvez retrouver l'ensemble des "épisodes" de "Mémoire en fragments" dans la rubrique "PAGES" du blogue.

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