Nous
sommes rentrés chez nous sans avoir échangé un mot. Mon père,
terrassé par la fatigue, semblait comme absent. Il ne me posa
aucune question sur le déroulement de l'examen. Le Calciné, quant à
lui, tout à son plaisir de conduire la Traction, souriait de
satisfaction. Peut-être y avait-il dans ce sourire la composante
sadique de m'avoir fait la peur de ma vie et d'avoir empêché que ma
journée se
finisse bien ? De
toutes les misères que m'a faites le Calciné -comme de me répéter
que j'étais un bâtard de soldat américain
recueilli charitablement par mes parents, comme
également de
ne jamais m'appeler par mon prénom, Mas'oud, mais par une
déformation, Mal'oug, qui pourrait signifier le
pendu
ou quelque chose d'approchant, si tant est qu'elle signifie quelque
chose, sa fonction étant justement de me dépersonnaliser, de me
néantiser-, ma mémoire garde intact le sentiment de terreur que
j'ai éprouvé ce jour-là, à l'idée d'être abandonné, comme mon
père le fut par une mère monstrueuse.
DE
L'IMMATURITÉ ET DU SADISME
Les
peuples méditerranéens survalorisent l'enfant mâle et les mères
-premières victimes de cette adoration phallique- entretiennent avec
leur garçon une relation fusionnelle, empêchant le rejeton
d'accéder à l'âge de raison. Monstre d'égocentrisme, incapable de
concevoir la notion de partage, incapable de comprendre pourquoi le
monde extérieur lui résiste, il a, dès lors, toutes les chances de
rester « l'enfant-tout-puissant »,
cet être pathologique incapable d'aimer. Avant que l'âge, les
études et l'expérience ne me l'apprennent, j'ai pu constater de
visu la chose chez mes congénères.
ADMIS
C'est
M. Porta qui me l'a annoncé lui-même : « Tu es reçu au
concours. » Nous fûmes cinq admis au lycée Lamoricière :
Jean-Louis Viruéga, Joseph Botella, Hervé Yvars, Henri Bardie et
moi. Viruéga
était le fils du secrétaire de mairie, Botella et Yvars fils
d'employés de banque et Bardie fils de médecins. (Quatre fils des
classes moyennes pour un fils de paysan arabe, la réussite scolaire
des enfants issus des classes moyennes se manifestait déjà comme
une tendance lourde, même en contexte colonial). À la vérité, la
nouvelle de ma réussite ne suscita nulle joie en moi. D'abord
parce qu'elle signifiait la fin de cette merveilleuse année 1953-54,
l'année du CM2, l'année où j'eus le bonheur et la chance insigne
d'avoir pour maître M. Porta. (Vous
n'imaginez pas, cher M. Porta, ce que je vous dois ! Vous avez
fait rien moins que me révéler à moi-même et décider du cours de
ma vie.
À
vous je dois la seule séquence de ma vie scolaire où j'ai été
pleinement heureux.)
Ensuite,
parce que mon avenir immédiat était fait d'incertitude et de peur à
la pensée de me retrouver dans un autre univers, un monde qui
n'était pas le mien.
FIN
D'UNE ÉPOQUE
La
fin de l'année scolaire est généralement marquée par des heures
de joie ineffable au
cours desquelles on confectionnait des avions et des fusées en
papier -le papier de nos cahiers qu'on dépouillait de leurs feuilles
avant de les jeter dans la grande poubelle. La discipline de fer
était suspendue et nous avions quartier libre en classe et dans la
cour. C'étaient les plus beaux jours de l'année scolaire. Mais, en
cette fin de cycle, je ne pensais qu'à ce que j'allais perdre. Mon
maître bien aimé et mon mouderrès : car cette année-là fut
aussi celle de l'apprentissage de l'arabe classique ! Au début
de l'année, M. Porta avait recensé les élèves qui feraient de
l'arabe : aux Arabes, il ne demanda pas leur avis. Inscrits
d'office ! Les camarades européens ne se bousculèrent pas au
portillon du volontariat : il n'y en eut aucun. Je partais avec
un handicap certain : j'étais le seul arabe à ne pas « faire »
l'école coranique, alors que mes congénères, eux, en étaient à
leur sixième ou septième année. Le
mouderrès (mot qui veut dire enseignant, professeur) était
un Arabe,
un homme
jeune, au costume-cravate strict, parfait bilingue (certainement issu
des lycées franco-musulmans, ces établissements qui avaient à
charge de former des bilingues, à l'origine destinés à devenir des
interprètes de justice). C'était un excellent pédagogue, aux
méthodes modernes. Je découvris alors, stupéfait, que mes
camarades de « l'école » coranique n'avaient strictement
rien appris de la langue et qu'ils étaient juste bons à ânonner
des versets du Coran (auxquels ils ne comprenaient rien, d'ailleurs).
C'était bien la peine d'avoir passé tant d'années sur une natte
d'alfa crasseuse et d'avoir engraissé un charlatan ! Mon père
avait donc bien raison de me l'interdire. De plus, la vie m'offrait
l'occasion d'une revanche éclatante sur mes camarades arabes. Eux
qui moquaient mon accent et ma prononciation de « péquenot »
(ils disaient « guélété »), apprirent que ma langue
(celle des M'saada) était très proche de la langue dite classique,
alors que celle qu'ils affectaient de parler (une sorte de sabir dans
lequel les sonorités les plus gutturales de l'arabe étaient
adoucies, un peu à la manière des Inc'oyables et les Me'veilleuses
de la période du Directoire qui avaient déclaré le « r »
roulé persona non grata), pour signifier leur citadinité était
juste un abâtardissement opportuniste de la langue arabe. Au total,
avec quelques heures seulement d'arabe par semaine (ajoutées
aux répétitions auxquelles M. Porta soumettait les candidats au
concours),
je maîtrisais, à la fin de l'année, la graphie et les principales
règles syntaxiques d'une langue complexe : c'est que cette
langue était profondément mienne à laquelle j'ai été abreuvé
depuis ma naissance.
LE
CINÉMA
L'école
m'a fait également découvrir quelque chose qui occupera une place
importante dans ma vie : le cinéma. C'était au CE1, chez M.
Robert, que j'ai vu pour la première fois de ma vie un film.
C'était, évidemment, un « Charlot », un film de Charlie
Chaplin. Nous avions été installés dans la grande salle
polyvalente, face à une toile blanche. Quelqu'un a éteint la
lumière, un faisceau blanc a zébré la salle et des images se sont
dessinées sur la toile ! Un prodige ! Dès lors, je
n'aurais de cesse d'essayer de comprendre le fonctionnement de la
chose, subodorant, cependant, que l'explication résidait dans la
petite cabine de laquelle sortait le faisceau lumineux. Je deviendrai
un passionné de cinéma mais rien ne provoquera en moi jamais le
rire et la tendresse que suscite toujours le petit bonhomme avec ses
souliers trop grands, sa canne et sa moustache.
BILAN
Au
terme de mes cinq années de scolarité primaire, je jonglais avec
les principales règles de l'orthographe ; l'analyse
grammaticale (nature et fonction des mots) et l'analyse logique
(nature et fonction des propositions) n'avaient pas de secrets pour
moi ; le calcul des surfaces, des volumes, du temps non plus et
j'excellais dans la composition (rédaction) française. Je dis cela,
non pour me « faire mousser », mais pour rappeler que
jusqu'à l'âge de 6 ans, je n'avais jamais entendu parler français,
que mes parents étaient illettrés et que nous vivions dans un douar
enclavé. Pour le dire simplement, l'école a accompli un miracle. Et
le vieil ancien prof que je suis ne ressasse ces choses que pour dire
son désespoir devant ce qu'il est advenu de l'école aujourd'hui.
Prise dans les rets d'enjeux politiciens insensés -changer les
mentalités des jeunes générations afin d'induire le changement
social souhaité, dans un sens islamiste en Algérie,
hédoniste-nihiliste en France-, l'école n'assume pas -ou très mal-
ses fonctions « naturelles » : la transmission des
savoirs de base -lire, écrire, compter- qui aideront les jeunes à
devenir des sujets autonomes. Pour donner le change, on amuse la
galerie avec de pseudo-débats -dont les dés sont toujours pipés-
comme celui sur ce que doit être la mission fondamentale de
l'école : transmettre des savoirs ou des compétences ?
Comme si une compétence, quelle qu'elle soit, n'était pas
nécessairement adossée à un savoir, quel qu'il soit, empirique ou
scientifique ! L'on voit bien que la notion de « compétence »
a pour fonction de masquer celle de « savoir ». Ou comme
cet autre (débat) sur les rythmes scolaires : comment
quantifier et organiser le temps scolaire ? Des « experts »
en psychopédagogie y ont réfléchi et ils ont la solution, nous
dit-on. À qui fera-t-on oublier que ces prétendus experts ne
pourront que mettre sous la forme adéquate les exigences non
négociables de l'industrie des loisirs ? Résultat de tout
cela : la privatisation de l'école commence à s'imposer à
tous comme une nécessité.
LA
MONTRE CHRONOMÈTRE
Mon
père me récompensa de ma réussite en m'offrant une magnifique
montre chronomètre, plaquée or. Pour ne pas faire de jaloux, il
offrit la même au Calciné. Deux jours plus tard, ma montre
disparut. J'en informai ma mère qui demanda des comptes au Calciné.
Blotti dans la pièce contiguë, j'ai pu suivre la conversation. Elle
fut houleuse, le Calciné se défendant d'avoir « emprunté »
la montre et accusant sa sœur, Crona, de l'avoir volée pour
l'offrir à son soupirant. Je tombai des nues ! J'appris ainsi
que Crona, la plus jeune des sœurs, se laissait compter fleurette
par un jeune du village, Marocain de son état ! Ce qui pour la
famille des M'saada que nous étions valait apostasie. Et ce d'autant
plus que tout le monde savait que le « destinataire »
désigné de Crona était un homme du douar, fils d'un ami de mon
père, B. Il s'agissait d'une famille honorable de cultivateurs du
douar. Inutile de dire que je n'ai plus jamais revu ma montre et que
je n'ai jamais su le fin mot de sa disparition. Crona l'a-t-elle
subtilisée pour en faire cadeau à son amoureux ? Le Calciné
l'a-t-il vendue ou offerte à son âme damnée, le mitron ?
Mystère et boule de gomme.
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