braniya chiricahua




L'ancien se meurt, le nouveau ne parvient pas à voir le jour. Dans ce clair-obscur surgissent des monstres.
Antonio Gramsci

jeudi 25 avril 2013

L'ETAT ET L'ARMEE : SOPHISTIQUE ALGERIENNE



Le quotidien algérien El Watan a organisé un débat très médiatisé avec Abderrahmane Hadj-Nacer -ex-gouverneur de la Banque d'Algérie sous le gouvernement Hamrouche- et Lahouari Addi, universitaire (cf le lien ci-dessous). De ce débat, il est essentiel de revenir sur trois sophismes meurtriers que l'on est surpris et mortifiés de retrouver sous les propos de ces intellectuels.

1) L'ARMÉE A CONSTRUIT L'ÉTAT

Examinons cette première assertion, énoncée par les deux conférenciers, et qui fonctionne comme une vérité d'évidence dont on n'aurait plus à établir les titres de créance. Affirmer qu'en Algérie l'armée a créé l'État veut dire qu'à l'été 1962, il y avait une armée déjà constituée et qu'il n'y avait pas d'État. L'assertion première contient donc deux propositions qu'il faut examiner, tour à tour.

La première proposition -l'armée était déjà constituée en 1962- est évidemment fausse. À l'été 62, qu'était-ce que « l'armée » ? Des groupes armés commandés par des chefs de clans et de régions qui se sont affrontés dans un combat sans principe et sans le moindre égard pour une population terriblement meurtrie par une guerre cruelle. L'un de ces groupes, celui dit d'Oujda, disposant d'une force supérieure aux autres -car il s'est développé à l'abri de la guerre, au Maroc et en Tunisie-, l'a emporté. C'est ce groupe que l'on nomme, par abus de langage, « l'armée ». Il tentera, certes, de se transformer en « armée » sous la houlette du colonel Chabou. Mais Chabou n'a tenté, au vrai, qu'une rationalisation et une intégration de ces groupes armés – que Boukharrouba, alias Boumédiène, appelait « El qazdir »- autour du chef du clan d'Oujda, lui-même. Mais équiper des groupes humains d'armes modernes, les ventiler en unités spécialisées, les soumettre à une organisation hiérarchisée et disciplinée, cela ne suffit pas à faire d'eux une « armée ». Car l'Armée (avec majuscule) est une institution étatique au sens politique et social du terme, à l'instar de toutes les institutions étatiques d'un pays (l'École, la Justice, l'Administration...) ; ce n'est pas seulement un rassemblement, même organisé, de gens en armes. Une institution étatique se caractérise d'abord par son autonomie relative et son fonctionnement sui generis, c'est-à-dire qui obéit à sa propre logique interne. On peut légitimement s'interroger, à ce titre, sur le fait de savoir si l'Algérie dispose, même aujourd'hui, d'une Armée. La réponse est non. L'ANP est encore engoncée dans les luttes politiques de clans et d'appareils pour pouvoir justifier du label d'Armée républicaine au service de la seule nation. Donc parler d'Armée en l'absence d'un État est une absurdité.

(Par ailleurs, et à titre subsidiaire, la décennie noire est là pour rappeler à ceux qui se gargarisent volontiers du slogan convenu, Notre armée, seule institution républicaine...etc., feraient mieux de se rappeler que l'ANP était au bord de s'aboucher avec les aventuriers irresponsables du FIS et ouvrir un nouveau chapitre de malheurs pour le pays. La répression sanglante menée contre elle par la SM l'a amenée à résipiscence. Pour un temps.)


La seconde proposition -il n'y avait pas d'État en 62- est également fausse. Après le 05 juillet 62, il n'existait plus d'autorité étatique exercée par un pouvoir politique central, certes, mais il y avait une logique institutionnelle et des institutions qui ont continué à fonctionner, animées de leur seule force d'inertie. Comment se fait-il, sinon, que l'eau et l'énergie électrique continuassent d'arriver dans les foyers, que les ordures ménagèrent fussent ramassées, que la rentrée scolaire -véritable gageure- ait été réussie, que les récoltes aient été rentrées, que les mairies et les hôpitaux aient assuré leurs services, minima certes, à la population, que l'impôt même rentrât etc. ? Pour le dire autrement, quel est donc ce miracle qui a fait qu'un pays ne s'est pas effondré avec le retrait brutal de l'autorité étatique coloniale, couplée à une guerre des chefs de clans et de régions tous aussi irresponsables et assoiffés de pouvoir les uns que les autres ? Le miracle n'en est pas un au sens où il est explicable : la logique institutionnelle éprouvée, ainsi que les institutions, léguées par la France, ont permis -tant qu'elle ont pu fonctionner- que le pays tienne debout, malgré la déstabilisation qui lui était infligée par les porteurs d'armes, rebelles justement à toute autorité quand elle ne venait pas d'eux-mêmes.

Cela veut dire, en d'autres termes, que loin d'avoir construit l'État, « l'armée » algérienne l'a, au contraire, contrecarré, empêché de s'installer dans une logique institutionnelle justement. Les illustrations de cet état de faits sont légion -à commencer par l'assassinat de Abane par ceux qu'il appelait « les gardiens de chèvres portant une arme »- mais celle qui va suivre a valeur emblématique : le ministre de l'Intérieur de Boukharrouba, Ahmed Médeghri, était le véritable auteur du slogan Construire un État qui survive aux événements et aux hommes, que Boukharrouba répétait sans peut-être comprendre exactement ce qu'il impliquait. C'est ainsi que Médeghri a créé l'ENA algérienne avec l'aide de la France, afin de doter le pays de cadres administratifs de haut niveau, qu'il a procédé aux découpages territoriaux, conçu les programmes spéciaux etc.. Mais ce que Boukharrouba accordait d'une main, il en effaçait les effets de l'autre : profitant des nouveaux découpages administratifs, il les doublait par des structures militaires. Ainsi, l'armée et la SM s'empressèrent-elles de se faire représenter, elles aussi, au niveau départemental pour empêcher que le Préfet soit le seul représentant du Gouvernement. On voit très clairement l'affrontement de deux logiques : celle institutionnelle-étatique moderne qui fonctionne à la redistribution du pouvoir d'état au sein de la société, à travers des institutions, et celle de la force brute, primaire, celle de la domination. C'est pour avoir contesté cette logique militaire, comme Abane l'avait fait avant lui, que Ahmed Médeghri a signé son arrêt de mort. Voilà donc comment l'armée construit l'État en Algérie, exactement comme le termite conserve le bois. Il est particulièrement navrant que deux intellectuels qui passent pour libres confortent ainsi LE mythe par lequel la SM infantilise les Algériens en leur faisant croire que sans elle, ils retourneraient aux âges farouches. Mais l'armée ni la SM n'existaient quand ce pays produisait des Émir Abdelkader, Benbadis, Ferhat Abbas, Émir Khaled...

2) LE PEUPLE N'A PAS D'EXISTENCE

C'est Lahouari Addi qui le dit et il ajoute que « seule la société existe ». S'il s'agit du mot, c'est-à-dire du concept, « peuple », il n'a en effet d'existence qu'abstraite et Engels disait plaisamment que « le concept de chien n'aboie pas ». Mais pourquoi devrait-il en être autrement pour le mot « société » ? D'un autre côté, un concept est une abstraction mais il n'en désigne pas moins une réalité. Engels disait tout aussi plaisamment que « la preuve du pudding, c'est qu'on le mange ». Autrement dit, si le concept de « peuple » est abstrait, cela n'autorise pas à faire comme si la réalité dont il est l'indice n'existe pas. Or, il est connu que la notion de peuple désigne, en politique, l'ensemble des classes laborieuses. C'est en fonction de cela, d'ailleurs, qu'a été inventée la notion de « démocratie populaire », système politique fondé sur l'hégémonie des classes laborieuses et ne faisant aucune place aux classes parasitaires et/ou exploiteuses. Au lieu de gloser sur les « universaux » (comme on disait au Moyen Âge) n'était-il pas plus indiqué de faire remarquer au public que l'Algérie se définit officiellement comme une démocratie populaire. Mais qui est au pouvoir ? Les classes laborieuses ou les castes parasitaires ? Voilà la réalité d'un débat décisif que la négation de la notion de « peuple », couplée à celle désormais infamante de « populisme », a pour effet justement d'occulter : la notion de peuple (= ensemble des classes laborieuses) est, en effet, clivante en ce qu'elle oblige à s'interroger sur la nature de classe d'un pouvoir ou d'une pratique politique.

3) LES ROBINSONNADES : L'HOMME EST-IL FONCIÈREMENT BON, FONCIÈREMENT MAUVAIS ?

C'est encore L. Addi qui pose cette alternative par laquelle le public est renvoyé aux robinsonnades qui faisaient les délices des penseurs, du XVIème au XVIIIème siècles. Hobbes disait que l'homme était un loup pour l'homme et Jean-Jacques Rousseau, que l'homme était bon par nature mais que la civilisation l'avait perverti. Pour Marx, ce n'étaient là que « robinsonnades », pseudo-théories qui partaient d'un point zéro, à savoir l'individu seul dans la nature (de même que le roman de Daniel De Foë parlait d'un individu isolé sur une île). Un individu premier n'a pas de réalité car l'homme n'existe qu'en société. Ce qui est ontologiquement premier, c'est la société. Robinson est un homme qui a été déjà socialisé et qui ne se retrouve seul que par accident, le naufrage de son bateau. Marx se gaussait de ceux qui recherchent le secret de la nature humaine ; pour lui, il n'y a pas d'essence humaine donnée a priori ; « l'essence humaine, c'est l'ensemble des rapports sociaux » (Marx, 6° thèse sur Feuerbach). Alors, pourquoi ressortir ces vieilles lunes dont la sociologie et la philosophie ont fait litière depuis belle lurette ? Parce que si l'on dit que l'homme est mauvais par nature, comme le soutient Addi, alors il est irréformable et il faut donc consentir à l'inanité de toute politique se fixant comme objectif de rendre l'homme meilleur en transformant ses conditions d'existence dans un sens plus humain. C'est le fil invisible qui sépare la pensée progressiste de la pensée réactionnaire.


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