Ingres : Oedipe et le sphinx |
L'article qui suit -"Le nom du père"- concerne une pièce de théâtre éponyme de Messaoud Benyoucef qui a soulevé une intense polémique. L'article -remarquable de sagacité et d'intelligence- a été écrit par Catherine Brun,
maître
de Conférences à la Sorbonne nouvelle et membre de l’unité de
recherche « Écritures de la modernité, Littérature et Sciences
humaines ». Catherine Brun est une spécialiste de la guerre d'Algérie à propos de laquelle elle a organisé récemment un colloque très riche et dont vous pouvez retrouver le programme détaillé et problématisé sur ce même blog (Cf "La guerre d'Algérie, une guerre comme les autres ?", Paris 6-7 décembre 2012).
L'article, "Le nom du père", a été publié in Lendemains,
n° 121, « Mémoires de la guerre d’Algérie », sous le
même titre par Lila Ibrahim-Lamrous et
Catherine Milkovitch-Rioux (dir.), Tübingen, Gunter Narr Verlag,
2006, p. 36-44.
LE
NOM DU PÈRE
Sur
le territoire algérien, avant la colonisation, le prénom seul,
individuel et non transmissible, suffisait le plus souvent à
désigner les personnes, complété par la spécification
d’appartenance à telle ou telle communauté. À partir du moment
où une loi, votée le 23 mars 1882, rendit obligatoire l’inscription
à l’état civil des actes de mariage et de décès pour l’ensemble
des populations indigènes des colonies, les « Algériens »
furent tenus de se choisir un nom dans leur lignée paternelle.
Beaucoup optèrent pour un nom de lieu ou d’élément naturel ;
d’autres, conseillés par des commissaires de l’état civil,
furent affublés de noms plus ou moins fantaisistes, dérivés de
noms, prénoms, surnoms ou sobriquets, souvent sous une forme
francisée. Les récalcitrants et les abstentionnistes virent accoler
à leur prénom l’appellation générique « S.N.P. »,
« Sans nom patronymique », autrement dit : sans nom
donné d’après le nom du père et, par extension, sans « nom
de famille ». Toutefois, des campagnes régulières
d’inscription collective et de régularisation, en Algérie comme
en métropole, la nécessaire identification des migrants dans les
sociétés urbaines, l’institutionnalisation des allocations
familiales eurent progressivement raison des résistances. Enfin,
l’ordonnance 75-58 du 26 septembre 1975 portant code civil entérina
le nom et les prénoms comme des attributs de la personnalité
identifiant la personne. Si bien que, depuis, les dépositaires des
registres d’état civil sont tenus de ne pas reproduire le sigle
« S.N.P. » lors de la délivrance de copies conformes
d’actes d’état civil.
En
intitulant en 2005 sa pièce Le
Nom du père1,
Messaoud Benyoucef n’ignore rien de cet historique. Il sait que
l’ère des S.N.P. est officiellement révolue. De « nom du
père », les jeunes adultes vivant en ce début de XXIe siècle
ne sauraient être dépourvus. Pourtant, c’est par ces initiales
que le dramaturge désigne tout au long de l’œuvre son personnage
principal, notre contemporain exact, un homme à « la trentaine
[…] encore très juvénile » (p. 7), comme pour mieux marquer
sa filiation paradoxale avec ces êtres brisés, aliénés, séparés
par l’histoire coloniale que furent les S.N.P. : coupés des
coutumes ancestrales de nomination, coupés d’une assimilation
en marche.
« Ali
alias Alain alias Élias
alias
SNP alias Abou-Chafra » (p. 45)
est
présenté d’emblée comme un fils de Harki désœuvré, un laissé
pour compte, « en butte à l’Histoire » (p. 5),
sans repères ni destin.
Le
« nom du père » promis par le titre n’est ainsi
annoncé que pour être mieux repris. Il s’annule et se retourne
lui-même, comme un gant, dès l’ouverture de la pièce. Le « nom
du père » n’est que la variante homophonique et faussement
pleine du « non du père », ou du « non-dupe
erre ». Rien ne semble devoir arrêter la désagrégation en
marche ; les mots se désolidarisent, font sécession. Comment
ne pas y entendre l’écho dégradé (disséminé) du Nom-du-Père
lacanien : support de la loi2,
origine de la fonction paternelle3,
corps du père symbolique (mort) ? Et, dans le même temps, une
reprise amusée du pied de nez adressé par Lacan aux dupes :
si « les non dupes errent… Ça ne veut pas dire que les dupes
n’errent pas »4 ?
S.N.P.
est un « être sans » : sans nom, sans père, sans
culture, sans mots, à peine un homme, empêché et prisonnier, qui,
faute de parvenir à (s’)en sortir, va dériver d’un leurre
identitaire à l’autre, de fausses fraternités en fratricide, dans
une errance qui pourrait être la réplique historique de celle,
mythique, d’Œdipe.
Au
commencement donc, le lien manque, la transmission est interrompue.
Quant au final, sans être euphorique, il esquisse la voie d’un
avenir possible, comme si le détour par « les affres de la
mémoire » (p. 5), et les « grandes failles de l’âme »
(p. 60, 65) pouvait seul suspendre la compulsion de répétition.
Le personnage d’Agnès Mottet, psychologue, le souligne : « Si
les parents n’ont pas pu se libérer du passé, il appartient aux
enfants de le faire… s’ils ne veulent pas se condamner à répéter
la vie de leurs géniteurs… » (p. 9). Et ceci, que les
géniteurs soient ou ne soient pas connus de leur descendance. Mais
comment se libérer du passé quand ce passé, précisément, échappe
au point d’être rejoué inconsciemment dans le présent ?
C’est ce qu’esquisse le drame de Benyoucef.
Car S.N.P. est
bien le fils (le double) de ce père invisible qu’il rejette de
tout son être. Dénommé en France « Boiteux » parce que
son « vrai nom, Lakjaa, veut dire boiteux en arabe » (p.
10), il revendique son indépendance onomastique et se proclame
« s.n.p. »
(p. 15). Dans le même mouvement, il rejette tout prénom fixe.
Il refuse que l’on continue à l’appeler « Alain » –
« sobriquet que d’autres ont choisi pour [lui], sans [lui]
demander [s]on avis » (p. 14), au moment de
la naturalisation (p. 10) – et ne veut pas davantage
d’« Ali », son « premier prénom arabe »
(p. 10), le prénom que son père lui a donné – un prénom
intimement lié aux origines de l’islam puisque prénom du 4e
calife musulman, cousin de Mahomet et époux de sa fille Fatima. Par
là, il s’oppose à l’héritage religieux et paternel en même
temps qu’il en singe la posture à son insu : le père a dit
« non » à son « nom » en consentant à ce
qu’« Alain » remplace « Ali » et
« Damien », « Dahmane » ; le fils
rejette en bloc tous les noms que les « autorités » ont
pu lui attribuer. Sa volonté farouche d’anonymat le pousse à
s’enraciner dans le déracinement, contre des dénominations
d’appartenance perçues comme autant de mises sous tutelle et de
privation d’autonomie. La résistance aboutit à l’effacement du
sujet qui prétend « n’être personne » (p. 14), en
même temps que la frontière s’estompe entre les époques :
de quel temps est s.n.p ?
Reste
que tout ce qui vient du père est honni. Le père fait figure de
grand tabou. « Je ne veux rien devoir à cet homme »
lance s.n.p. comme pour
ne pas avoir à prononcer le nom de son géniteur (p. 14). La même
répugnance est partagée par Sakhr, son ami : « Parle pas
de mon père […] ! […] Tu aimerais que je te parle de
ton père, hein, dis-moi ? » (p. 47). L’angoisse
est permanente : « mais pourquoi il faut ressembler à son
père ? » (p. 37).
De
ces pères, pourtant, l’individualité échappe. Ils semblent se
fondre dans une communauté inavouable, qui partage une même
histoire. Victimes, ensemble, des forfaitures des militaires et de
l’armée (p. 28), couverts de honte (p. 9), ils font corps.
« Ne me parlez pas de militaires ou d’armée ! Après ce
qu’ils ont fait à nos pères ! » hurle s.n.p.
(p. 28). Si bien qu’il est difficile de démêler ce qui justifie
leur rejet : leur qualité de père, ou le poids de honte qu’ils
lèguent à leur descendance. C’est par leur qualité de « fils
de Harkis, citoyens français, nés en France » (p. 10)
que se définissent s.n.p.
et Sakhr. Un Harki, c’est-à-dire un « supplétif »,
« pas un militaire », « appointé à 300 francs par
mois. Et à qui on enlevait son fusil de chasse à la nuit tombée.
Question de confiance. » (p. 28). Autant dire un semi-esclave,
dont s.n.p. ne peut
parler qu’avec « mépris » (p. 29).
Culturellement
aussi, s.n.p. est
démuni. Du savoir classique, il lui reste des lambeaux désoriginés,
qui demeureraient à l’état de traces sans l’intervention de la
psychologue du camp de regroupement où il vit, Agnès Mottet :
s.n.p.
– Quelqu’un a dit que lorsqu’on entasse des hommes, on
produit de la pourriture…
agnes.
– « L’entassement des hommes comme l’entassement des
pommes produit la pourriture », c’est Mirabeau qui a dit
cela… (p. 8).
C’est elle,
aussi, qui lui explique l’allégorie platonicienne de la caverne
(p. 11-12) ; elle, encore, qui met des mots de psychanalyste sur
les maux de l’homme : « double contrainte »
(p. 13), « décompenser » (p. 13), « meurtre
du père » (p. 14) sont autant de reformulations savantes
du malaise signifié par s.n.p.
dans son langage de peu : « finir barge », « une
histoire de fous » (p. 13), « un pékin moyen, un
pousse-caddie » (p. 14), « un bouffon » (p. 16).
Son « expression orale[,] gravement déviante » (p. 23)
emprunte aux mêmes sources que celle du « rappeur » dont
le « song » ouvre la pièce : « meufs »,
« keums », « teuf », des monosyllabes
entêtants… s.n.p.
en est conscient :
« les mots qu’il faut pour dire les choses dans toute leur
finesse », il ne les a pas (p. 25). Ceux dont il dispose,
approximatifs et rares, obligent à la répétition nue
(« caillera », « beu », « niquer »…),
compulsive : ce sont les mots de l’aliénation.
Prisonnier,
s.n.p. l’est aussi des baraquements du camp de regroupement
dans lequel il vit, quelque part en France. Du camp, la présence est
obsédante, entêtante, inoubliable :
On
n’a rien connu d’autre que le camp, l’école du camp, les
instituteurs du camp, les gardiens du camp, le directeur du camp, le
couvre-feu du camp, la brise glaciale du camp en hiver, la chaleur de
plomb du camp en été… Et rien d’autre à faire qu’à tourner
en rond dans le camp (p. 9).
Comme dans la
caverne platonicienne, les êtres qui y sont « enfermés »
ne voient « du monde extérieur […] que les ombres portées
sur la paroi de la grotte et qu’ils prennent pour la réalité »
(p. 12). Leur fatalité semble être de « répéter »
et « ressasser » (p. 9).
La volonté de
« foutre le camp », « quitter le camp » (p.
9), « vaincre le camp » (p. 10), relayée par tous les
moyens légaux ou illégaux (« associations »,
« émeutes », incendies, « commando »,
séquestration, « grèves de la faim », « marches »,
recherche d’emploi…) demeure inefficace. « Le camp est plus
fort que tout » (p. 10).
C’est que le
camp ne se contente pas de contenir les êtres dans un espace conçu
à leur intention : il les envahit. s.n.p.
l’admet : « il n’y a plus rien en dedans de
nous : le camp nous a bouffés de l’intérieur ! »
(p. 11), et Agnès Mottet approuve : « le camp est à
l’intérieur de toi » (p. 11). Pour en « sortir »,
« se libérer du passé » (p. 9), « avancer »
(p. 10), il faut donc « s’en sortir » (p. 42),
c’est-à-dire échapper à cette vie de « bête » (p.
11), de « rat » (p. 26), de « végétal » (p.
26) et de « légume » (p. 11) « infra-humain »
(p. 27) au terme d’un « travail » et « d’une
série de tâtonnements […] longs et […] douloureux » (p.
74).
Aucune des
prétendues « solutions » ne semble pouvoir opérer :
quand le chômage sévit (p. 10-11), les « ressources »
humaines peinent à pallier les « ressources »
financières (p. 14), le manque de « moyens » (p. 25) et
font apparaître les limites des bonnes volontés individuelles.
Christiane, la compagne de s.n.p.,
se heurte aux mêmes difficultés qu’Agnès, la psychologue.
Dans la « loterie
de la vie » (p. 74), s.n.p.
et ses « congénères » (p. 32)
sont perdants, réduits à « pire que [des] zéro[s] »
(p. 40) par la déchéance des pères, le chômage,
l’acculturation (dans la chambre de s.n.p.,
un « immense poster » représente la Sky line de
Manhattan), l’anonymat, l’exil historique et géographique
permanent. Pour eux, aucun « chez-[s]oi » (p. 27),
« nulle part ».
Comment s’étonner
de leur « dérive » (p. 14) ?
Sakhr,
anciennement Damien / Dahmane, s’est laissé séduire par l’émir
Mossaab. Tout droit venu d’Afghanistan, celui-ci prétend désormais
amener à s.n.p.
« le salut de
[s]es fr ères en religion » (p. 15) qui portent « haut
l’étendard de l’Islam » (p. 17). Stupéfait, incrédule,
agacé, sacrilège (p. 16-17) et, pour finir, moqueur (p. 19), s.n.p.
demeure distant.
Sakhr, par contre, est pétri d’admiration obséquieuse pour le
saint homme, dont le verbe l’éblouit (« Tu as vu comme il
[l’émir] parle ! », « Il parle comme le
Coran ! »), et indigné par la liberté de ton de son ami
s.n.p.
(« Tu as vu
comme tu me parles ! », « Tu as vu comme tu lui
parles ! »). Les maximes (« Les plaisirs de cette
vie ne sont que vains simulacres »), les formules sentencieuses
(« Je viens du camp retranché où se déroule la mère de
toutes les batailles »), les hyperboles (la voie « des
conquêtes et des illuminations ») l’enchantent et le
gonflent d’importance (p. 18). Pour s.n.p.,
au contraire, la cause est entendue : pas question de se laisser
« embrigader » par cet émir dont « le disque […]
est rayé » (p. 22), les phrases tautologiques (« la mère
des batailles, c’est la mère des batailles », p. 17) et les
slogans empruntés (« nous sommes tous des Afghans »5).
Il ne restera pas
aussi insensible aux arguments du « commandant Z »,
officier de l’armée française. Le ton est messianique, proche du
« lève-toi et marche » de Jésus à Lazare :
« Nomme-toi maintenant et viens à ta vraie vie » le
presse Z (p. 30), reprenant, en écho inversé, l’invitation
insistante de l’émir Mossaab à ne pas « gâcher » sa
« vraie vie », « celle de l’éternité »
(p. 18). Car Z. a visé au cœur en proposant à s.n.p.
de se nommer lui-même librement, sans plus laisser ce soin aux
« parents » ou aux « officiers de la
naturalisation ». Il lui offre aussi de devenir, ici et
maintenant, ce que son père, supplétif, n’a jamais pu être :
un lieutenant de l’armée française. La perspective est
irrésistible : supplanter son père dans ses attributions
familiales (la nomination) et militaires. Quand « du temps a
passé » (p. 31), Z. indique à l’enrôlé la nature de sa
mission : infiltrer les groupes armés qui, après avoir
participé au Djihad afghan, vont rentrer en Algérie préparer
l’avènement d’un État islamique, pour la plus grande
satisfaction des Américains et des Saoudiens. Les menaces exercées
(p. 32) sur l’impétrant pèsent aussi peu sur son engagement
que la perspective de contribuer à éviter, grâce à cette mission,
« la remise en cause de l’intégration des Français de
confession musulmane dans la nation française ». Importent à
ce stade l’illusion d’une camaraderie symbolisée par le
tutoiement réciproque du commandant et du nouveau lieutenant, et la
liberté acquise de se nommer à sa guise. Ce sera « Élias »,
choix que s.n.p.
motive par la proximité sonore d’« Élias » avec
« alias », comme si la paronomase induisait une
équivalence sémantique : « parce que jusqu’à présent
je n’ai été qu’un alias » (p. 30). Mais si « Élias »
est un nom propre valise, comment arrêter à « alias »
la ronde des signifiants et éviter de le lire littéralement
et dans tous les sens :
Éli (« Dieu », « mon Dieu », en hébreu) +
Éliab (« Dieu est père » en hébreu6)
+ hélas + alias + Ali… D’emblée, la dissolution des identités
l’emporte sur la consécration d’une singularité. Élias est un
« alias », soit un « autrement dit »,
un entre-deux onomastique, comme si ce nom hypothéquait
par avance le fantasme d’une deuxième naissance : mi-père
(Éli , Éliab), mi-fils (Ali) ; mi-hébreu, mi-musulman ;
mi-sacré, mi-laïc ; mi-affirmation, mi-évidemment… Celui
que les didascalies désignent provisoirement sous le nom
d’elias-s.n.p.
(p. 31-36) est un être hybride, comme promis par son nom à la
duplicité.
Ce nom,
d’ailleurs, ne sera pas le dernier dont il se verra affublé. La
veille de son départ pour les lieux saints de l’islam, l’émir
Mossaab décide de lui « donner un nom musulman digne de lui,
de sa foi brûlante et de son extrême diligence à aller porter le
fer du verbe divin dans le cœur de l’ennemi mécréant ». Ce
sera « Abou-Chafra, l’homme à la lame » (p. 39), ce
qui n’empêche pas Christiane, dont il s’est éloigné, de
continuer à l’appeler « Ali » (p. 39), tandis qu’Agnès
Mottet lui donne du « Alain » (p.40).
Le désir
d’appartenance n’en est que plus fort, et avec lui celui de
« trouver une identité » auprès de ses « frères ».
À la franche camaraderie militaire succède la fraternité du
Djihad. Ce sont leurs « frères en religion » (p. 14) que
les engagés vont rejoindre (p. 18). Sakhr n’est plus appelé que
« frère Sakhr » et chaque geste, fût-il meurtrier,
devient « fraternel » (p. 56). C’est dire que le ver
est dans le fruit et que cette fraternité n’est qu’illusoire.
Dès son
pèlerinage, s.n.p. ne
cesse d’être dans le faux-semblant : il « mime »
les quêtes et les rites (p. 45). Au Pakistan, où il est soumis à
un entraînement intensif, il avale « des tonnes de
prêchi-préchas ». En Algérie enfin, affecté au sein des
GIA, il adopte le langage sibyllin des émirs (p. 48). Gestes et
paroles, tout est faux, tout est joué. s.n.p.
et Sakhr n’ont fait que se déplacer d’un camp à l’autre :
du camp de regroupement harki au camp pakistanais de Peshawar
(p. 45), puis à « un camp de maquisards » dans les
montagnes algériennes (47). Si le décor change, ici et là, c’est
la même attente, le même ennui. « On va moisir ici ! […]
C’est comme dans les baraques du camp ! » s’insurge
Sakhr (p. 47). Plus tard, quand s.n.p.
quitte les rangs du GIA pour rejoindre ceux de « l’Armée
nationale populaire » algérienne (p. 66), il ne fait jamais
que substituer un camp à un autre, une fraternité à une autre.
L’officier qui l’accueille se veut encourageant :
« Bienvenue ! Tu es enfin chez toi, chez tes
frères ! […] Tu as rejoint ton camp, le vrai, le seul !
Le camp de ton sang, de ta terre ! (Changement de ton
brusque) Quelqu’un d’autre est-il au courant de ta démarche ?
T’a-t-on vu quitter le camp ? » (p. 67-69). La reprise
des mêmes termes en écho (« frères », « camp »)
souligne et accentue la confusion. Le cumul des appartenances
tue l’identité, la multiplication des noms aboutit à l’anonymat.
Quand Ali, alias
Alain, alias s.n.p.,
alias Abou-Chafra rejoint l’Armée nationale algérienne, il se
trouve aussi incapable qu’au commencement du drame de se
reconnaître dans un nom propre et admet n’avoir endossé que des
identités provisoires. Faute de « vrai nom », il se
résout à n’être qu’« un s.n.p. »
(p. 68).
Reste que même
cette dérisoire appellation lui est contestée. Le commandant
Zakaria, officier des services de sécurité de l’armée, veut
faire de lui le « lieutenant Lyès » (p. 69), et
Oum-Salama, l’épouse répudiée de l’émir Abou-Laala, prétend
donner son nom, qu’il le veuille ou pas, à l’enfant issu de son
union avec l’émir (p. 83) ! Dans cet univers de nomination
forcenée, l’anonymat devient un luxe et un défi.
Les errances
identitaires de s.n.p.
demeureraient définitivement opaques si une scène, dans la deuxième
partie du drame, ne venait en éclairer les soubassements enfouis.
Elle se déroule « quelque part dans le maquis algérien »,
après que s.n.p. a
abattu un père qui s’opposait au mariage forcé de sa fille avec
l’émir Abou-Laala, de crainte des représailles qu’une telle
union ne manquerait pas de valoir à l’ensemble de sa famille. Si
les raisons du père sont évidentes, celles de s.n.p.
le sont moins : manifestation d’allégeance à Abou-Laala ou
sacrifice charitable ? Atterré par son geste, s.n.p.
absorbe un mélange de stupéfiants. Lui parvient alors une voix,
« comme venue de nulle part » (p. 58), qui fredonne un
refrain lugubre où résonne le souvenir de la bataille du Mont
Cassino. Puis c’est une « ombre », un « simulacre »
d’homme qui apparaît, dont « l’âge s’est arrêté le 27
juillet 1957 » (p. 60). Et le spectre ressuscite ce jour
de juillet où « le temps » s’est pour lui interrompu :
les habitants du douar Messaada murés chez eux depuis trois jours,
les centaines de soldats surgis de tous les bosquets, la « forme
humaine » torturée égrainant devant la population hébétée
les noms de ses camarades résistants exécutés les uns après les
autres. Puis c’est l’impensable : les deux fils du vétéran
du Mont Cassino, Hocine, l’aîné, et Lakhdar, le cadet, sont
désignés. Hocine, pour échapper à la mort, accable son frère et
l’abat ; il revêt une veste de treillis militaire et part
avec les soldats.
A posteriori,
les déclarations de fraternité (religieuses, militaires) adressées
à s.n.p. s’en
trouvent singulièrement fragilisées.
L’apparition le
signale : « Ce n’est que bien longtemps, très longtemps
après cette funeste journée, que [s]a mémoire s’est remise en
route et [a] revu ce qui s’était passé au moment où ses enfants
ont été appelés » (p. 63). L’abomination vécue a créé
une solution de continuité, elle a provoqué l’une de ces
« grandes failles de l’âme » (p. 61, 65) que l’on ne
saurait « prendre en charge » (p. 64) impunément.
Or c’est bien
une telle prise en charge que l’apparition escompte de s.n.p. Ce
« fardeau », cette « histoire » sont les
siens ; le vétéran du Mont Cassino est son grand-père, et il
ne doit rien espérer de l’oubli. « Une grande faille de
l’âme ne trouve jamais son chemin vers [lui]. Elle traverse les
générations, identique à elle-même. On ne peut qu’essayer de
vivre avec elle… ». Il s’agirait d’une forme moderne de
fatalité et de destin si, dans le malheur qu’il inflige à son
petit-fils, le grand-père ne lui laissait le choix, et un choix
parmi les plus surprenants et déconcertants qui soient : le
choix de son père. Car l’aïeul garde le secret entier sur
l’identité du « vrai père » de s.n.p. :
l’un de ses deux fils (Hocine ? Lakhdar ?) ne pouvant
avoir d’enfants, son frère (Lakhdar ? Hocine ?) lui en a
donné un (p. 65). Entre Caïn et Abel, s.n.p.
doit trancher, et opter pour l’héritage de la traîtrise ou celui
du sacrifice.
Messaoud
Benyoucef renoue ainsi in
fine avec l’éthique
existentialiste de la responsabilité. Le passage de témoin est
d’ailleurs explicité par une mise en garde de « l’apparition »
à s.n.p. :
« N’oublie pas qu’un homme n’est jamais que la somme de
ses meurtres » (p. 65), mise en garde que s.n.p.
reprend à son compte
dans le hurlement hystérique et redoublé qu’il lance avant de
disparaître du plateau, à la fin de la pièce : « Un
homme est la somme de ses meurtres ! Un homme est la somme de
ses meurtres ! »7
(p. 84).
Ainsi, s.n.p.
en est réduit à devenir son propre père. C’est à lui qu’il
revient de s’inventer, d’inventer sa lignée comme sa
descendance, d’imaginer la suite de son histoire.
Une nouvelle
fois, c’est la rupture, mais une rupture qui se veut réconciliation
avec les origines. s.n.p.
« prend conscience de [sa] dette » envers
l’Algérie (p. 71) et quitte les rangs des combattants de
la foi pour rejoindre ceux de l’Armée Nationale Populaire (p. 66).
Il veut se trouver « en première ligne pour combattre ceux
[qu’il vient] de quitter » (p. 69). Mais l’officier qu’il
rencontre, le commandant Zakaria, lui confie une mission d’une tout
autre nature : reprendre sa place au sein du groupe d’Abou-Laala
et convaincre l’émir de porter la guerre en France, de manière à
« dresser la population [française] contre le terrorisme
religieux » (p. 71). s.n.p.
semble consentir. De retour au maquis, pourtant, il téléphone
à son ancienne compagne, Christiane, et lui raconte tout.
Ultime
retournement ? Nouvelle trahison ? La question traverse la
pièce. s.n.p. prend
Christiane à témoin de sa prétendue culpabilité : « J’ai
trahi ! Tu entends ? J’ai trahi ! J’ai trahi !
Trahi ! (Il s’effondre en sanglots) La seule tare au
monde dont je pensais être immunisé ! La trahison… je l’ai
commise ! (Sanglots) » (p. 74). Faut-il pour autant
le prendre au pied de la lettre ? Cet aveu ne témoigne-t-il
pas surtout d’une manipulation ?
Car les
dirigeants savent instrumentaliser les dettes et les remords,
« sentiment[s] destructeur[s] » s’il en est (p. 72). Le
commandant Zakaria n’en fait pas mystère, qui joue du sentiment de
culpabilité de s.n.p. pour
transformer insidieusement l’accusation de traîtrise qu’il
formule en constat d’évidence : « Tu as commis deux
trahisons ; ou bien tu les effaces en accomplissant la mission
dont je te charge, ou bien tu leur ajoutes une troisième… qui
t’ôtera du même coup le droit à la vie ! » (p. 72).
De quelles
trahisons pourrait-il s’agir ? Trahison, l’engagement auprès
du commandant Zacharie et l’infiltration des rangs des combattants
du Djihad ? Trahison, l’abandon du maquis des combattants de
la foi pour rejoindre l’Armée Nationale Populaire ? Trahison,
l’appel de Christiane ? Encore eut-il fallu, pour que la
trahison soit sinon réelle, du moins possible, que s.n.p.
ait appartenu à l’un des groupes cités. Or citoyen français, ni
croyant, ni pratiquant, le début de la pièce le montre, il n’a de
commun avec certains des combattants de la foi que ses
origines algériennes. Encore faudrait-il rappeler quelle place
l’Algérie8
continue à réserver aux descendants de harkis… Aussi bien, les
véritables « congénères9 »
(p. 32) de s.n.p.
sont-ils à chercher en France, si bien que la trahison de s.n.p.
pourrait bien consister à avoir oublié un temps la mission que lui
avait confiée l’armée française pour croire retrouver « les
[s]iens, [s]a terre, [s]es origines » en combattant pour le
Djihad en Algérie. Mais ce serait oublier que, pour l’État
français laïc comme pour l’État algérien, s.n.p.
continue à être identifié « comme enfant d’émigré »
(p. 70)…
Sans identité,
pas de trahison. Si bien qu’en définitive, la seule trahison
avérée est celle du frère (Lakhdar) par le frère (Hocine), du
rebelle (Lakhdar) par le futur supplétif (Hocine), trahison initiale
dont s.n.p. ignorera
définitivement si elle fut celle de son père, mais trahison qui
procéda d’une ignominie de l’armée française : la torture
d’un témoin. Ainsi, quand bien même s.n.p.
aurait trahi (son pays de naissance, le pays de ses origines, le
fondamentalisme religieux), serait-ce fidélité ou traîtrise à son
père ?
N’est pas
traître qui veut, et l’errance apatride et anonyme de s.n.p.
s’apparente à la
quête d’un Œdipe moderne. « Boiteux » (p. 10) comme
l’était Labdacos, père de Laïos et grand-père d’Œdipe
(lui-même « pied-enflé »), s.n.p.
se rapproche du (grand-)père quand il pense s’en éloigner,
aveuglé par ses certitudes autant que par ses méconnaissances,
amoureux par effraction10.
La polémique née
autour du spectacle est donc particulièrement déplacée, et
l’accusation selon laquelle Messaoud Benyoucef voudrait démontrer
que « les Harkis ont la trahison dans les gènes et que cette
trahison se répète de génération en génération »11
inepte. Ce que met en scène Le
Nom du père, ce sont
l’errance, les tâtonnements d’un être à travers les
déterminismes historiques, psychiques, sociaux, culturels, errance
et tâtonnements sans lesquels nul ne peut espérer « trouver
[s]on chemin », choisir ses pères ou ses frères et inventer
« sa vérité » (p. 74).
Le « song
final » le rappelle : ce travail du choix, chacun, lecteur
et spectateur, aura à le faire pour lui-même et devra trancher
entre un « happy-end / Façon Hollywood », une « fin
[…] tragique » ou l’« épilogue façon Christiane ».
Était-il besoin que l’auteur confesse sa prédilection pour cette
dernière issue, promesse de « dignité » et de
« sérénité » recouvrées après un « itinéraire »
chaotique (p. 74-75) ? On aurait eu plaisir à penser le
contraire. La plainte déposée auprès de la 17ème
chambre du tribunal correctionnel de Paris par l’association
Génération Mémoire Harkis, comme la demande d’interdiction de la
pièce et du livre portée par les associations des Harkis de la
Seine-Maritime (AHSM), des Anciens des Affaires Algériennes et
Sahariennes (AAAAS), AJIR, Génération Mémoire Harkis ou l'Amicale
des Anciens de la Force de Police Auxiliaire ne le permet pas.
NOTES
1
Messaoud Benyoucef, Le
nom du père,
L’Embarcadère éds, 2005 ; création le 22 février 2005 au
Passage, à
Fécamp, par la Compagnie Bagages de Sable, dans une
mise en scène de Claude-Alice Peyrottes.
2
Jacques Lacan, Le Séminaire, Livre V, Les formations de
l’inconscient, Seuil, 1998, p. 146.
3
Jacques Lacan, Des
Noms-du-Père, Seuil,
2005, p. 55.
4
Transcription du Séminaire
oral du 14 mai 1974 (mis en ligne par le groupe Lutecium.)
5
Au fameux « Ich bin ein
Berliner » lancé par John Kennedy devant le mur de Berlin en
1963, avait déjà succédé le « Nous sommes tous des Juifs
allemands » opposé par les révoltés de mai 1968 aux
attaques de Raymond Marcellin contre Daniel Cohn-Bendit et le
discutable « Nous sommes tous des Américains » de
Jean-Marie Colombani dans Le
Monde après le 11
septembre 2001.
6
« Allah Ab »
en serait la traduction littérale en arabe. Mais si les fondateurs
des trois religions du Livre ont en commun de n’avoir pas de père,
le
Coran édicte expressément qu'Allah n'a pas été engendré et
n'engendre pas, si bien que le syntagme « Allah Ab » ne
renvoie à rien dans l'imaginaire musulman
(courriers électroniques de Messaoud Benyoucef à Catherine Brun,
les 15 et 17 juin 2005).
7
« Un homme est la somme de ses actes, de ce qu’il
a fait, de ce qu’il peut faire » écrivait André Malraux
dans La Condition humaine.
8
La Nation française cherche depuis peu à s’amender, comme en
témoigne l’article 1 de la loi du 24 février 2005 : « La
Nation […] reconnaît les souffrances éprouvées et les
sacrifices endurés par les […] anciens membres des formations
supplétives et assimilés […] et leur rend, ainsi qu’à leurs
familles, solennellement hommage ».
9
Étymologiquement : qui
appartient au même genre, à la même espèce (genus).
10
« Et comme j’ai été
aveugle ! Aveugle au point de suivre la voie que dictaient
l’orgueil et la soif de reconnaissance ! Aveugle au point de
ne pas voir que la solution de mes maux était dans l’amour que
des gens comme toi me portaient… » (p. 73).
11
Communiqué de l’AJIR
(Association Justice Information et Réparation pour les Harkis).
CATHERINE BRUN
[Complément d'information à propos des suites judiciaires de l'affaire.
La cohorte d'associations qui se sont liguées contre "Le nom du père" n'a pas réussi à faire interdire le spectacle qui a été joué trente fois en Haute-Normandie, à l'Agora d'Evry et à la Cartoucherie de Vincennes. La plainte déposée contre l'auteur, l'éditeur et le metteur en scène n'a pas davantage prospéré, l'association plaignante ayant été déboutée par trois fois : en première instance, en appel et en cassation. L'auteur, par contre, a obtenu la condamnation ferme d'un site internet pour injures publiques, en rapport avec l'affaire. M.B.]
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