Rio-Salado - El - Malah |
J'ai
quitté Oran au lendemain des tueries qui ont "salué" (si l'on peut dire) la proclamation de l'indépendance du pays (cf sur ce blog l'article "Oran, 5 juillet 1962"). Cette
nuit du 5 juillet, je n'avais pas fermé l'oeil. L'horreur de cette
journée tragique où j'avais encore échappé à la mort avait
réactivé les scènes barbares de la destruction du douar Messaada
et celles de l'exécution sommaire de plusieurs membres de ma
famille, tués et jetés dans les vignobles, quand ils ne disparurent
pas à tout jamais comme mon oncle, dans l'archipel des DOP (Dispositif Opérationnel de Protection, centres de torture et d'exécutions extra-judiciaires, invention du colonel Trinquier). Je
redoutais une rechute dans ce qui avait été pour moi un traumatisme
psychique grave, accompagné de crises de somnambulisme et de pics
d'angoisse. Les seuls soins que je reçus, alors, furent les formules
rituelles que ma mère récitait à mon chevet, le soir, et les
exhortations de ma sœur aînée à tenir mon rang d'homme avec
courage. Mais Oran -que j'aimais si passionnément- avait subitement
pris les traits d'une construction labyrinthique cauchemardesque sur
laquelle régnait sans partage la Grande Faucheuse. Il me fallait
partir, au moins pour les trois mois de vacances scolaires.
Je
rejoignis mon village, Rio-Salado-El-Malah, que nous n'appellions
quant à nous (les Messaada, habitants du douar du même nom, distant
de 5 km du village), que El Ghazwiya (de l'arabe ghaza, yaghzou = attaquer, envahir, tendre une embuscade, et qui a donné le mot français Razzia). Le toponyme faisait-il
référence à la bataille où perdit la vie Baba 'Aroudj Barberousse
face à une coalition d'Espagnols et d'Arabes Béni-Amer, ou bien à
celle où le stratège et brave
parmi les braves, l'agha M'barek Ben 'Allal, khalifa de
Miliana et bras droit de l'émir Abdelkader, périt dans le
guet-apens (11 novembre 1843) que lui tendit là une colonne de la
Légion étrangère, venue à marche forcée de Sidi-Belabbès ?
Que ce soit l'une ou l'autre bataille, les Messaada étaient de toute
façon concernés. Faisant partie de la grande tribu hilalienne des
Béni-Amer, ils ont combattu sans répit les Ottomans qui entendaient
les réduire au rang de tribu ra'iya -soumise à l'impôt- et
commençaient à les dépouiller de leurs terres (en particulier de
la riche plaine de la Mlata qu'ils donnèrent aux Zmalas et aux
Douaïrs, éléments détribalisés qui avaient fait allégeance à
l'envahisseur ottoman (cf sur ce blog l'article "En pays hilalien, dépossession et Raï").
Les Béni-Amer se placèrent
ensuite sous l'autorité de l'émir Abdelkader pour combattre le
nouvel envahisseur, les
Français.
J'incline
à penser que c'est à la seconde bataille que le nom d'El Ghazwiya
fait allusion. Dans mon très jeune âge, un jour que nous passions
devant la grosse hacienda (dite La Mitidja) d'un colon
considérable nommé Germain -son immense ferme occupait l'espace
compris entre les deux rivières, Oued El Malah et Chaabat El Leham
(la douve de la chair)-, je demandai à mon père ce que
signifiait ce nom étrange. Il me parla d'un terrible affrontement
entre les braves de l'émir et les Français et me dit -image qui
restera gravée à jamais dans ma mémoire- que le sang avait
tellement coulé qu'il arrivait au poitrail des chevaux.
Quelque
temps avant ce fatidique traquenard, l'agha M'barek avait défait et
tué le bachagha Mostfa Bensmaïl, chef des Douaïrs (qui s'étaient
mis immédiatement au service des nouveaux envahisseurs, les Français). Le bachagha
Bensmaïl était un redoutable homme de guerre qui avait rarement
connu la défaite. Il avait le grade de général de l'armée française, ce qui, pour l'époque, était exceptionnel. Sa mort fut donc très durement ressentie par les Français
qui n'eurent de cesse de le venger. Bugeaud ayant exigé qu'on lui
amène la tête de l'agha M'barek, on la décolla et lui offrit ;
aujourd'hui, elle figure parmi les restes d'insurgés algériens
(Boubaghla, Bouziane...) encore exposés au musée national
d'histoire naturelle de Paris, les dirigeants algériens n'ayant pas
demandé la restitution des têtes de ces braves. (En connaissent-ils
seulement l'existence?)
Douar Messaada : la médersa |
Le
douar Messaada était entièrement acquis à l'enseignement du cheikh
Benbadis ; il avait sa propre médersa et les plus engagés
d'entre les hommes du douar combattaient en paroles et en actes la
superstition et le charlatanisme (celui des 'Issawas, en
particulier), qui faisaient des ravages parmi les gens du village.
(Je garde une image de ce passé : celle de mon père et de mon
beau-frère, le mari de ma sœur aînée, armés de pics et marchant
sur le "mausolée" d'un soi-disant marabout, pour le "démonter".) Quand ma famille emménagera au village,
elle sera boycottée pour cause de badissisme -aggravé par la
proximité de mon père avec les communistes du village, tous
Européens, dont celui qui nous avait vendu la maison et qui passa
ses derniers jours avec nous, M. Garcia. Au titre de "fils de
badissi", -dont le père refusait, de surcroît, que son fils
fréquente "l'école" coranique : "Mon fils
chez un taleb ignorant et mouchard ? Jamais de la vie !"-,
mon sort était scellé : mis en quarantaine, je n'eus pour
premiers camarades de jeu que les deux filles de mon instituteur (et
voisin), M. Robert.
Le
douar Messaada, devenu sanctuaire de l'ALN, fut détruit de fond en
comble par l'armée française en 1957 (quelque 210 hommes du douar furent exécutés durant cette sinistre année 57 : un grand crime a été perpétré là par ceux qui ne craignent pas le vaste ciel au-dessus de leurs têtes) et toutes ses terres déclarées
zone interdite (cf Michel Launay, Paysans algériens, Editions du Seuil). Mon père, orphelin, ouvrier agricole chez le colon,
avait sué sang et eau pour sortir de sa condition. Il était parvenu
à devenir propriétaire de 4 ha de terres situées sur les flancs
des collines du douar, inaccessibles aux engins motorisés. Plus
tard, il put louer 7 ha de terres communales, en bordure du douar.
Toutes ces terres se trouvant en zone interdite, nous étions
potentiellement ruinés. Les années de vache maigre se traduisaient
pour moi, entre autres, par l'impossibilité de rafraîchir mon
trousseau d'interne, ce qui me valait des convocations incessantes à
la lingerie du lycée où on me faisait savoir que mes chaussettes
n'étaient plus reprisables, que mes draps tombaient en lambeaux, que
mes sous-vêtements n'étaient plus mettables. Mon sentiment
d'humiliation était tel qu'il m'est arrivé une fois -une seule-
d'éclater en sanglots devant la lingère en chef qui était pourtant
une personne compréhensive. Mais comment dire et expliquer ma
situation ?
Les
survivants du douar furent parqués dans le centre de regroupement du "village-nègre", à proximité immédiate du DOP -que les gens du village appelaient, en tremblant, le "2° Bureau". Le village-nègre était classé
comme "faubourg" de Rio-salado ; il s'étendait à
quelque deux km du centre du village. Après l'indépendance, on le
dénomma faubourg Sidi-Saïd.
Depuis
le cessez-le-feu (19 mars 1962), le village vivait des moments
dramatiques. Les unités de Dragons et de Train de l'armée française
qui cantonnaient dans le village l'avaient quitté ; le DOP
avait fermé. Une unité de l'ALN s'était, par contre, installée
dans le faubourg Sidi-Saïd. Les éléments ultras du village étaient
devenus fébriles. Certaines demeures de colons étaient gardées par
des hommes armés, étrangers au village. J'enseignais alors à Oran
et j'allais chaque fin de semaine au village, ce qui me faisait
courir des risques insensés. Les choses se passaient de la manière
suivante : M. Rabier, mon directeur d'école, me déposait, le
samedi en fin de journée, à Eckmühl, en face des arènes, où il y
avait un arrêt d'autocar. Je prenais le car TRCFA et une heure, plus
tard, j'étais rendu dans mon village où je ne savais pas ce qui
pouvait m'attendre.
Babalou et son épouse photographiés par Jaimé Salva (2012) |
Un
week-end, alors que je me trouvais au village, juste après le
grenadage de la maison, j'allai au café Ghalmi pour y
rencontrer les camarades du club de foot local. C'était là que se
retrouvaient les jeunes du village. Exactement sept minutes après
que nous eûmes quitté le local, une voiture déboula en trombe dans
la rue et mitrailla abondamment le café. Sept minutes plus tôt,
elle aurait fait un carnage. J'échappai encore une fois à la mort.
Au total, l'OAS locale assassina six Arabes du village (dont un
parent à nous, un homme et son épouse qui se rendaient au bureau de
poste et un simple d'esprit, Lahouari dit Gato,
qui vadrouillait dans le centre du village, insouciant) et un Européen proche des Arabes, Jean Coutant. Le jour de
l'indépendance, chacun regagna ses foyers et il n'y eut ni vengeance
ni représailles d'aucune sorte à l'encontre des Européens qui
demeurèrent sur place, ni à l'encontre des collabos arabes,
d'ailleurs. L'un d'eux, qui officiait au DOP -ils étaient quatre, à
part lui, commis aux hautes œuvres, torturer et exécuter les
suspects-, celui-là même dont on dit qu'il donna son propre frère
à l'armée française, signant son arrêt de mort, put rester chez
lui sans être inquiété.
Un
seul mouchard, bien connu, fut arrêté par l'unité de l'ALN. Cet
homme, dont le fils était agent civil de la SAS (Section administrative spécialisée, autre invention des bureaux d'action psychologique; les SAS étaient chargées de surveiller et d'infiltrer les populations arabes en usant de méthodes intelligentes : assistance médicale, activités sportives etc.), faisait montre d'un
zèle vibrionnant auprès des autorités coloniales, s'affichait en
compagnie du lieutenant chef du DOP (un monstre froid dont le nom Ch. suffisait à terroriser les Arabes) et de l'adjudant de la brigade de
gendarmerie. C'est lui qui nous dénonça à deux reprises et qui ne
craignit pas d'accompagner les gendarmes qui perquisitionnèrent chez
nous. "Je vous jure, chef ! Elle est là, la bombe !" Le collabo n'habitait pas loin du colon milicien qui avait tué
notre cousin à coups de manche de pioche à l'intérieur de la
brigade de gendarmerie, en novembre 54. Mon oncle avait monté
l'opération : la bombe, effectivement déposée chez nous, sera
placée sur le bord de la fenêtre de la chambre à coucher du colon
assassin. L'engin fit long feu. Le fidaï (je crois qu'il s'agissait
du nommé Mekki) chargé de l'affaire retourna sur les lieux,
récupéra la bombe et la redéposa chez nous. Tout cela en plein
couvre-feu et en plein quartier européen. C'était en 1956. Le
samedi, arrivant d'Oran pour passer le dimanche chez moi, je vis les
gendarmes et le collabo entrer chez nous. Ce dernier s'adressa à ma
mère en hurlant : "Où tu as mis la bombe, hein ?" Ma mère se dirigea vers la pièce contiguë et indiqua au brigadier
le fusil de chasse de mon père, suspendu au mur. Ce fusil était
dûment recensé par la gendarmerie comme inutilisable : dans
les derniers mois de l'année 54, en effet, mon père avait préféré
lui en fracasser la crosse plutôt que de le donner à la
gendarmerie. Ma mère avait fait semblant de ne pas saisir le sens du
mot "bombe". Le brigadier (il s'appelait Arfy) hocha la
tête en signe d'acquiescement et revint sur ses pas dans la première
pièce où il n'y avait pour tout meuble qu'un buffet campagnard bas
dont une des portes était ouverte. Étant donné ma taille -j'avais
13 ans- je pouvais distinguer sur l'étagère du bas une boîte
rectangulaire, genre boîte à chaussures. Instinctivement, je sus
que c'était la bombe. Il suffisait que le collabo vociférant qui
insultait ma mère - "Famille de fellaghas !
Mauvaise graine !"- se penche un petit peu... ou que le
brigadier se mette à fouiller le buffet... Aujourd'hui encore, j'en
ai la chair de poule. Mais le brigadier sortit, à l'évidence pas
convaincu par les accusations du collabo, mais aussi -sans doute-
parce qu'il témoignait d'un certain respect à l'égard de la
mémoire de mon père. (Mon père, élu du douar Messaada au conseil
municipal en 1953, avait corrigé au ceinturon, dans le commissariat
de police même, le chef de la police municipale ainsi que son âme
damnée, le garde de nuit, raciste entre les racistes, dont la haine
à l'égard des Arabes en général -et des Messaada en particulier-
était proprement pathologique).
Le
collabo avait-il vu le fidaï récupérer la bombe ? C'est très
probable vu qu'il habitait dans la même rue que le colon assassin.
Quoiqu'il en soit, le soir même, mon oncle reprit la bombe que lui
remit ma mère (je me souviens qu'elle disait "Tebradi
mathkalha !" Mon Dieu, ce qu'elle est lourde) pour la
renvoyer -je suppose- à l'artificier. Mon oncle, Messaoud Benyoucef,
ne tardera pas à être recherché ; il rejoindra le maquis,
sera capturé en 1957 lors de la destruction du douar et disparaîtra
à jamais. Son frère, Saïd, sera exécuté lors du même épisode ;
quant au troisième frère, Kouider, il aura la chance d'être arrêté à
Oran par la PJ ; il s'en tirera avec des années de prison.
Juillet
62. Le village était écrasé par la chaleur. Situé dans une
cuvette, il suffoque littéralement durant la saison chaude et
grelotte en hiver. La petite unité de l'ALN qui y avait élu
domicile avait cédé la place à une autre, plus importante. Et pour
cause, le village abritait maintenant l'état-major de la zone II
(wilaya 5). Le capitaine commandant était installé dans le
dispensaire -un bâtiment flambant neuf- du faubourg Sidi-Saïd. Je
m'y suis rendu dès les premiers jours de mon arrivée, répondant à
la convocation de la Zone. Il s'agissait de rouvrir les écoles dans
un triple but : 1) éviter que les enfants restent livrés à la
rue 2) leur faire, autant que possible, rattraper l'année scolaire
en grande partie perdue 3) enfin, avoir une idée des effectifs pour
la prochaine rentrée. Pendant qu'un civil (qui ne s'était pas
présenté) m'expliquait ainsi ce que l'on attendait de moi, le
capitaine -qui n'avait pas daigné m'adresser la parole, même pas
pour répondre à mon salut-, vautré sur des sofas à l'autre
bout de la pièce, plaisantait avec une meute de jeunes femmes,
toutes ses secrétaires... Son adjoint, un lieutenant à l'uniforme
flambant neuf, m'exhorta, pour finir, d'être à la hauteur de ma
mission, "toi, fils d'une famille honorable et militante",
crut-il judicieux d'ajouter, ce qui ne fit qu'accroître mon malaise.
Ce fut tout.
Je
sortis sans saluer le capitaine -lui rendant ainsi la monnaie de sa
pièce-, en me disant que ce n'étaient pas là les types les plus
sympathiques qu'il m'était arrivé de rencontrer : le capitaine
était manifestement un malappris qui jouait au poussah oriental, et
chez le lieutenant à l'uniforme rutilant, je crus déceler un je ne sais quoi de faux, d'inauthentique en tout cas. Quoi qu'il en soit,
je quittai les lieux avec mon sentiment de malaise. J'allais
travailler sous l'autorité de militaires et je n'aimais pas ça du
tout. Et que ces militaires fussent des nationaux ne changeait
strictement rien à l'affaire car l'armée et moi, on n'était
décidément pas passés par la même porte, comme on disait au lycée
(en parlant des maths). Je me fis cependant une raison : on me
demandait de faire quelque chose pour les enfants, je n'allais pas
me défiler.
Le
village allait rapidement mesurer la distance culturelle qui le
séparait des gens de la Zone. Ces derniers venaient des confins
algéro-marocains ; c'étaient des montagnards berbères, issus
des monts des Traras, la plupart étant de Msirda. Ils découvraient
certainement pour la première fois le mode de vie moderne. Les gens
du village, frottés de longue date aux Européens -ce qui avait
laissé des traces sur leurs conduites et leur langage- furent
traités de haut par les jeunes freluquets de la Zone à l'uniforme
et aux armes trop rutilants pour avoir jamais servi. Ce qui était
frappant, en effet, c'est que hormis quelques officiers qui étaient
entre deux âges, les hommes de troupe étaient très jeunes. L'un
d'eux, que je recrutai comme "enseignant", m'apprendra
plus tard que la plupart de ces jeunes venaient du Maroc où lui-même
était étudiant coranique, qu'il avait été l'un des premiers à
passer la frontière pour faire partie d'une commission locale de
cessez-le-feu pour laquelle on l'avait affublé d'un uniforme et d'un
grade -aspirant- fictif. Dans les années 80, je le revis sous les
espèces d'un jeune retraité de l'éducation nationale qui avait
fait valoir ses droits à une retraite d'ancien moudjahid, après
avoir validé son passé d'aspirant dans l'ALN !
[Ces
commissions locales de cessez-le-feu étaient des organes mixtes
algéro-français, formés d'officiers des deux camps, qui avaient à
charge de surveiller l'application du cessez-le-feu. Elles firent
beaucoup d'heureux côté algérien où ce qui restait de l'ALN avait
du mal à trouver des officiers lettrés capables de tenir leur rang
face au Français ; alors, on fit appel à des civils Algériens
instruits qui n'avaient souvent aucun lien avec la lutte pour
l'indépendance. Des cas comme celui de mon "enseignant" étaient courants. Et qui ne connaît celui de cet instituteur
algérien établi au Maroc, fervent admirateur du tyran sanguinaire
Hassan II, qui conserva le grade fictif de capitaine qu'on lui avait
donné pour siéger à la commission locale, et s'ouvrit ainsi une
carrière politique ? Il est vrai qu'il avait de solides -et dissuasifs- appuis dans la Sécurité militaire.]
Je
me mis au travail sans tarder. Après avoir récupéré les clés de toutes les écoles du village auprès du
secrétaire général de la mairie (M. Joseph Viruéga, qui était
encore là), je consultai
les registres pour savoir combien il y avait de classes en tout et je
partis à la chasse aux "enseignants". Trois élèves
de première et deux de troisième faisaient immédiatement
l'affaire. Un autre avait un CAP de menuiserie. Le reste était
lettré juste ce qu'il fallait. Comme j'entendais faire faire des
cours d'initiation d'arabe aux enfants, je me compliquai la tâche,
mais je parvins finalement à recruter trois lettrés en arabe, dont
l'ancien professeur de la médersa du douar, détenu durant toute la
guerre, et une de ses anciennes élèves. L'école maternelle ne fut
pas oubliée : je fis appel aux deux pin-up du village, une
blanche et une noire, deux amies qui n'avaient pas leur langue dans
leur poche. Je recrutai également la plus jeune des filles du collabo
(celui qui nous avait dénoncés), qui maîtrisait bien le français
et avait suivi des cours d'infirmerie. Un seul problème se posa à
moi : quand il fallut recruter celle à qui je pensais confier
la responsabilité de l'école de filles, Zineb Berraho, sa mère refusa tout net.
J'eus beau lui expliquer que sa fille serait comme la directrice d'un
établissement où il n'y aurait que des femmes et des filles, qui
plus est situé juste en face de chez elle. Peine perdue. Je fus
contraint d'en parler au lieutenant (en l'informant que la jeune
fille était fille de chahid -martyr-, son père, un commerçant très
respecté, avait été exécuté par les soudards du DOP). Le
lieutenant obtint le consentement de la mère. Malgré son jeune âge -elle était élève de 3°, si ma mémoire dit vrai- Zineb s'acquittera de sa tâche avec un grand sens des responsabilités et de l'initiative. De ce côté, je pouvais être tranquille.
Pour
la petite histoire : l'arabisante issue de la médersa du douar
(où filles et garçons se côtoyaient, conformément aux
orientations du cheikh Benbadis, alors qu'à l'école républicaine
et laïque, ils étaient ségrégués) fit défection au dernier
moment ; la raison ? Son fiancé refusait de lui donner son
imprimatur. J'ai demandé à parler à l'heureux élu. Quand il me
vit, il se précipita dans mes bras : c'était un gars du douar,
parent éloigné. "Puisque c'est toi, alors y a pas de mal" !
Le
crieur public et l'armée annoncèrent que les écoles ouvriraient le
lendemain et que les parents avaient obligation d'y conduire leurs
enfants. Au jour dit, les élèves arrivèrent en habits de fête et,
à la sonnerie de 8H, se rangèrent automatiquement et sagement
devant leur salle de classe. Je pris en charge la classe de CM2 (qui
était celle de M. Robert) et confiai la classe de fin d'études
primaires à l'élève de première. (Il était question de
l'organisation d'une session d'examens de tous niveaux en octobre,
celle de juin n'ayant pas, évidemment, eu lieu.)
Au
total, tout se passa sans anicroche d'aucune sorte. Mes "enseignants" de bric et de broc, s'ils ne furent pas à
la pointe de la pédagogie (une des pin-up avait écrit "ti – to " au tableau noir et faisait répéter aux enfants "pi – po"),
firent ce que l'on attendait d'eux avec beaucoup de sérieux et de
conviction. Seul incident notable : la partie non asphaltée de
la cour de l'école des filles, envahie par les herbes folles, fit craindre à Zineb la présence de reptiles. Je demandai à la mairie
d'envoyer des ouvriers pour désherber la cour. Impossible, car il y
avait peu d'employés communaux (pour majorité d'entre eux,
c'étaient des Européens, partis et pas encore remplacés). Lors
d'un entretien avec le lieutenant, je lui fis part de nos craintes
pour les fillettes, lui demandant d'user de son influence afin que la
mairie ouvre "un chantier de plein emploi" pour le
désherbage de la cour d'école. "Ce ne sont pas les chômeurs
qui manquent au village", ajoutai-je. "Facile ! On
n'a pas besoin de la mairie pour ça !", répondit-il.
Le
lendemain, je reçus un message affolé de la responsable de l'école
des filles. "Venez en urgence." Je bondis dans la
Versailles V8 -que nous avions achetée à Sauveur Padovani,
bistrotier du village, en vendant les deux véhicules de mon père,
une Traction avant (11 Normale) et une camionnette Peugeot 202. Le spectacle qui
s'offrait à moi dans l'école était incroyable : des djounouds
de la Zone faisaient courir en rond, dans l'aire maintenant soigneusement
désherbée, des hommes haillonneux en les houspillant, certains en
les frappant, le tout dans un nuage de poussière suffocant en cette
matinée d'été déjà suffocante. Je compris immédiatement de quoi
il retournait quand je vis "notre" collabo, hagard, au
bord de la syncope -il n'était plus de la prime jeunesse-, qui
courait sous les insultes des soldats : le lieutenant avait
envoyé les prisonniers (anciens supplétifs de l'armée française)
pour nettoyer l'école. Je me précipitai vers les djounouds : "Ça
suffit ! Emmenez ces hommes et sortez !" ; à
la responsable : "Faites rentrer les élèves en
classe !" Un des djounouds me répondit, apparemment
interloqué : "Mais... ce sont des harkis ! Tu prends la
défense des harkis ?" Perfidie. Je rétorquai : "Ce n'est pas un spectacle pour des enfants. Et ces enfants
sont sous ma responsabilité. Emmenez ces gens et sortez, s'il vous
plaît." Il obtempéra.
De
l'endroit où j'étais, je pouvais voir la fille du collabo, assise à
son bureau, qui pleurait.
En
fin de journée, le lieutenant me convoqua. "Si je ne te
savais pas fils de famille patriotique, je t'enverrais rejoindre el
harka !". Et si tu savais que j'ai recruté une
fille de collabo et que ma mère et moi avons évité
de témoigner contre son père, qu'est-ce que tu ferais ?,
pensai-je. Je me contentai de dire que ce n'était pas un spectacle
pour enfants ni pour personne, d'ailleurs. Il est resté interdit
quelques secondes puis m'a fait un signe méprisant de la main
signifiant : "Au large !"
Ce
fut la dernière fois que j'eus affaire à lui. Quelques jours plus
tard, la justice immanente frappa. Alors qu'il tombait du plomb fondu
d'un ciel blanc -on était en plein "smayam", ces dix à
quinze jours les plus chauds de l'année-, et que je revenais d'une
course à la poste dans ma Versailles, je vis des djounouds qui
chargeaient des meubles dans un camion stationné devant la villa de
Luis Martinez, un des colons ultras du village, sans doute compromis
avec l'OAS et qui n'avait pas demandé son reste. Dans la rue
adjacente, petite rue discrète, était arrêtée la voiture du
lieutenant. Les choses étaient limpides : mon lieutenant
donneur de leçons de patriotisme était peut-être un patriote mais
c'était surtout un voleur. Je garai ma voiture non loin du cinéma
Vox et observai le manège. En fait de manège,
c'était un véritable déménagement qui se déroulait sous mes
yeux. Soudain, il me passa par la tête que le lieutenant pourrait
tout aussi bien agir pour le compte de son chef.
Il
n'y avait pas âme qui vive dans les rues calcinées par le soleil.
Quand le camion fut parti, suivi par la voiture, et alors que je
m'apprêtais à quitter mon poste d'observation, une DS 19 s'arrêta
à hauteur de la villa. C'était le sous-préfet Roger Mas. Il avait
mis pied à terre et inspectait du regard la somptueuse villa. Je
démarrai, stoppai à sa hauteur : -"Bonjour M. le Préfet.
Le lieutenant A., l'adjoint du capitaine, vient tout juste de
dévaliser cette villa." -"Merci, Monsieur" ;
il démarra en trombe. Le sous-préfet n'était évidemment pas là
par hasard ; quelqu'un avait dû l'informer qu'un vol se
commettait et il était accouru, espérant surprendre les pillards en
flagrant délit. C'était tout comme : il avait le nom et le
grade du gredin. Je vis la DS prendre la direction de l'état-major
de la Zone et je me frottai les mains : ça allait chauffer chez
le poussah oriental !
Car
Roger Mas avait été désigné par Ahmed ben Mahjoub ben Embarek alias Benbella (l'homme fort du moment,
établi à Tlemcen) sous-préfet de l'arrondissement de
'Aïn-Témouchent. Roger Mas était un fonctionnaire du rectorat de
l'académie d'Oran, un libéral menacé de mort par l'OAS, qui dut
quitter un temps la ville. Personnalité dynamique, toujours à pied
d'oeuvre, il n'était pas du genre à s'enfermer dans ses bureaux. On
le voyait partout où se posait quelque problème. Personne donc
n'ignorait -le chef de la Zone moins qu'un autre- que Mas avait
l'oreille et la confiance de Benbella. L'homme fort du groupe de
Tlemcen avait désigné également, comme préfet d'Oran, une
personne unanimement aimée et respectée par les Oranais, Lahouari
Souyah, figure du MTLD local et homme de dialogue et de mesure. (J'ai
eu le privilège de le côtoyer lorsqu'il a rejoint le bureau d'Oran
de la Ligue algérienne des droits de l'homme - LADH. C'était un homme exquis, un juste.) Avec ces deux
hommes, Benbella avait fait le bon choix, lui qui ne fera pas
toujours preuve du même discernement.
On
ne revit plus jamais le lieutenant A. au village. Je n'ai jamais su
ce qu'il a pu devenir. Bientôt, notre "session" enseignante prit fin. Le civil revint avec des enveloppes pour payer
mes "enseignants". Pas moi qui avais refusé dès le
départ d'être rémunéré, faisant valoir que j'étais en congé
payé.
Un
groupe de djounouds, cependant, dirigé par un adjudant d'un âge
assez avancé, s'était installé dans les locaux du commissariat et
dans le rôle de la police municipale. La Zone n'avait rien trouvé
de plus urgent à faire, alors même que les seuls incidents ou vols
recensés jusque là étaient le fait des djounouds eux-mêmes. Je
pressentais que ces apprentis flics allaient plomber l'atmosphère du
village. Je ne me trompais pas. L'adjudant était la caricature du
soudard ignare et cassant. (Il n'était pas adjudant pour rien !) Sa
prétendue police commença par le plus simple, le réflexe atavique
des arabo-musulmans : la hisba, la surveillance des
mœurs, la maudite hisba, l'abjecte hisba qui autorise tous les abus.
[Aujourd'hui encore, en 2013, des policiers algériens -mais aussi
égyptiens, tunisiens...- se permettent d'arrêter des jeunes femmes
vues en compagnie masculine et de les soumettre à un examen
gynécologique. Tant que l'abomination de la hisba ne cessera pas, il
manquera aux pays arabo-musulmans une des clés d'entrée dans la
modernité civilisée, celle du caractère inviolable de la vie
privée.]
Je
fus moi-même victime -si l'on peut dire- de cette misérable police
des mœurs. J'avais passé la soirée chez une famille amie (dont
l'une des filles ne m'était pas indifférente). L'aînée des sœurs
-mariée à un Messaada qui fut tué en même temps que mon
beau-frère-, et l'un des frères avaient rejoint l'ALN ; le
frère tombera en 1961. Les parents, amis des miens, étaient des gens ouverts qui ne
voyaient aucun mal dans le fait que leur fille reçoive, en tout bien
tout honneur cela va sans dire, un ami qu'ils connaissaient bien,
chez eux. Quand je sortis de la maison, à une heure tardive de la
nuit, après avoir beaucoup discuté et ri avec les sœurs et une de
leurs amies qui se trouvait là, je vis surgir d'un coin de rue deux "policiers" : ayant reconnu ma voiture, garée là,
ils guettaient. "D'où tu viens ? Avec qui tu étais ?" Je choisis de leur faire la seule réponse qu'ils puissent entendre
-mais qui correspondait à la simple vérité. "J'ai passé la
soirée avec une famille honorable de patriotes, de vrais, des gens
que j'aime beaucoup." Et je m'engouffrai dans ma voiture, les
laissant en plan. Cette nuit-là, je ne dormis pas tellement était
intense ma fureur intérieure. Je me sentais sali, humilié.
La
goutte d'eau qui allait faire déborder le vase se produisit quelques
jours après cet incident. Un des fils du village "fréquentait" une jeune femme connue sous le sobriquet de Guigoz.
(Il n'est pas difficile de deviner à quelle partie de l'anatomie de
cette charmante personne, le nom d'une marque de lait pour
nourrissons faisait référence.) Un après-midi, alors que nous
étions attablés, un copain et moi, à la terrasse du café Davos (dont le patron, Albert, ne cessait de se lamenter publiquement à cause de la disparition de la gent féminine du paysage "Putain ! Y en a marre ! Que des z... poilus"!),
nous vîmes des "policiers" traîner un homme et une
femme vers le commissariat : il s'agissait de Guigoz et de son
ami. La nouvelle se répandit vite et l'émoi fut grand quand on
apprit que l'homme avait été battu et que Guigoz aurait eu la tête
rasée -ce que personne n'a pu vérifier, pour dire vrai. Mon copain
-dont le père, vieux militant du MTLD, était sorti de prison au
cessez-le-feu- et moi étions si révoltés que nous prîmes
sur le champ la décision d'organiser une manifestation contre ceux
que nous appelions "les nouveaux occupants". Nous nous
mîmes à contacter les jeunes du village. Échec total :
nous n'eûmes qu'un seul accord franc. Alors, nous nous sommes
tournés vers les élèves. Mon acolyte ayant fait partie de mon
équipe "enseignante", il nous fut facile de réunir
les grands élèves, ceux du CEG et des classes terminales primaires, et de
leur expliquer ce que nous allions faire : manifester
pacifiquement avec ces deux seuls mots d'ordre : "L'armée
aux casernes !", "Du travail pour les chômeurs !".
Le
soir même, à 18H, nous nous sommes rassemblés en face de la mairie
-au nez et à la barbe du commissariat- et nous avons commencé à
défiler sur le boulevard principal. Nous étions quelques dizaines
au départ mais nos rangs se mirent à grossir grâce à l'afflux...
de nuées de gamins qui se tinrent très bien, si bien que notre
manifestation, finalement, fit impression. Les gens du village
étaient sidérés ; les djounouds-policiers écumaient de rage mais n'osaient rien tenter. Nous nous sommes
dispersés calmement après une bonne heure d'allers-retours sur le
boulevard. Au préalable, nous étions convenus -les trois
organisateurs- de prendre des mesures de sécurité, et d'abord de ne
pas passer la nuit chez nous. Sage précaution : toute la nuit,
l'adjudant chef des flics-djounouds, naseaux fumants et injure à la
bouche, tenta de nous localiser, essayant de convaincre nos parents
de nous donner. Ma mère me donner ! Décidément,
la stupidité des hommes d'armes est sans limites !
Aux
premières heures de la matinée, et comme convenu, mon copain et moi
coupions à travers le vignoble pour rejoindre la nationale et y
attraper le car pour Oran. Il n'y avait pas âme qui vive et pas une
voiture ne passa. À hauteur de La Mitidja, en bordure de la rivière
Chaabat El Leham, nous observâmes une halte pour fumer. Un véhicule
se profila au loin, se dirigeant vers notre village. Pas de danger,
donc, pensions-nous et nous reprîmes notre marche. C'était une
voiture militaire occupée par deux djounouds qui convoyaient un
chargement de pain. Elle s'arrêta. Les djounouds prirent leur fusil
et nous mirent en joue. Je continuai à marcher. Une détonation et
un petit nuage de poussière qui vola à quelques centimètres de mon
pied. Celui qui avait fait feu sur moi, le plus zélé, se révélera
être un ex-supplétif de l'armée française, comme par hasard.
Assis,
mains levées, sur la plate-forme du 4/4, nous fîmes une entrée
remarquée au village. Conduits au DOP -où la Zone avait emménagé,
délicate attention pour les gens du village et du douar !- nous
fûmes accueillis par une horde excitée de jeunes djounouds qui
firent cercle autour de nous en nous traitant de harkis. Ce à quoi
mon copain répondit : "C'est vous les harkis !".
Les coups commencèrent à pleuvoir. Soucieux de nous protéger des
horions qui tombaient de tous les côtés, nous n'en rendions pas
moins quelques coups par-ci par-là. On nous enferma dans des
cellules si étroites qu'il y était impossible de s'accroupir, une
sorte de cercueil vertical avec tuiles. Situées en plein milieu de
la cour, sous le soleil de plomb de l'été, c'étaient des étuves.
De plus, dans la mienne, il y avait un nid de guêpes sous la tuile,
à quelques centimètres de ma tête ; je m'efforçais de ne pas
faire un seul geste de crainte de les affoler. La chaleur intense
ayant toujours le même effet sur moi, je me mis à saigner
abondamment du nez ; tout le plastron de ma chemise était
imbibé de sang mais je n'osais pas bouger à cause des guêpes.
De
la cour, me parvenaient les vociférations de l'adjudant : "On va les envoyer à la ferme de Béni-Saf, avec les harkas de
leur espèce !". (Plus tard, j'apprendrai que les harkis
de la région des Traras, où sévissait un commando de supplétifs
nommé Yatagan, commando
particulièrement cruel qui a laissé un souvenir aussi sinistre
que le commando Georges à
Saïda, avaient été regroupés et emprisonnés dans une
ferme, non loin de Béni-Saf). Alors que je commençais à glisser
dans une grande torpeur, au bord de perdre connaissance à cause de
la chaleur intolérable et de mes difficultés à respirer (je suis asthmatique), la
cellule s'ouvrit. Nous fûmes conduits sous une sorte de préau. À
une grande table, nous attendait un lieutenant. Il n'était pas très
jeune. Il se présenta à nous avec une grande correction : "Lieutenant J.". Il m'invita à me laver le visage :
le sang séché devait le gêner. Je refusai. Il sembla étonné : "Pourquoi ?" - "Pour que les gens voient
comment vos hommes nous ont traités". Il se lança alors dans une
pathétique leçon de patriotisme, nous représenta que nos "frères
les djounouds" -alors que beaucoup d'entre eux étaient des harkis- ne voulaient que notre bien -merci-, que nous
étions désormais un peuple libre, que "notre armée" est celle du peuple, pas celle d'une puissance étrangère, qu'elle
vit et travaille avec le peuple, et que sa place n'est pas dans les
casernes... Il ne vint pas à l'esprit du lieutenant J. que nous
étions bien dans une caserne, la pire qui soit pour nous, celle où
avaient disparu les nôtres après avoir connu les tourments de
l'enfer... L'officier insista pour que je me lave. Après tout,
pourquoi pas, me dis-je. J'avais besoin de me rafraîchir. J'allai à
une sorte d'abreuvoir pour bêtes et je mis ma tête sous le robinet,
sans me laver vraiment. L'eau me fit beaucoup de bien. Pendant ce
temps, le lieutenant avait demandé qu'on nous apporte à manger ;
un plat de haricots avec du pain. Nous n'y touchâmes pas et restâmes
cloîtrés dans notre silence jusqu'à ce que, de guerre lasse, le
lieutenant nous dise que nous pouvions partir -non sans avoir insisté
pour que je lave ma chemise, ce que je refusai de faire.
Nos
proches n'étaient évidemment pas restés inactifs. Le sous-préfet
R. Mas a été alerté. Il est raisonnable de penser que c'est à lui
que nous devons notre libération si rapide.
Quelques
jours après, je quittai le village pour Oran : les préparatifs
d'un grand événement -auquel je ne voulais surtout pas assister-,
battaient leur plein. Les rues du village furent briquées, on
suspendit des lampions multicolores le long du boulevard, on érigea
une scène en pleine place publique où se produiraient des
orchestres de musique, le tout pris en charge par les services
municipaux. Le village tout entier était convié à fêter... le
mariage du chef de la Zone. Alors que j'attendais le car, un homme
m'aborda que je ne connaissais pas ; il n'était pas du village. "Ce que tu as fait aura des répercussions. Tu peux me
croire." L'homme s'éloigna. Renseignements pris auprès du
cafetier d'en face, il s'agissait d'un ancien militant du PPA (Parti du peuple algérien, mouvement nationaliste fondé par Ahmed Mesli dit Messali Hadj) qui
avait quitté le village dans les années 40.
À
Oran, je retrouvai un ancien collègue qui me présenta deux autres
jeunes gens de notre âge. L'un était le fils d'un responsable
fédéral du FLN, l'autre, un chevelu avec une guitare, un beatnick,
qui avait fui la ville d'El-Asnam-Orléansville. Il nous apprit que des éléments
de l'armée des frontières commençaient à se concentrer dans la
ville et qu'ils s'apprêtaient à en découdre avec ceux de la wilaya
4. Alors, il s'est souvenu qu'il avait de la famille à Oran... Nous
discutâmes de la situation politique. Le fils du fédéral nous apprit -il tenait l'information de son père- que lors d'une réunion
tenue à la préfecture d'Oran par Benbella, ce dernier aurait
déclaré, pour résumer la situation politique : "Zwawa
bghaou yaklouna !" (Les Kabyles veulent nous bouffer).
Stupéfait, j'ai répondu textuellement : "Benbella est
un chien enragé !" Gros émoi du fils du fédéral.
Heureusement, mon ex-collègue, un joyeux drille, nous susurra qu'on
serait bien mieux avisés "d'aller prendre un pot à
Canastel". Comment nous y rendre ? Pas de problème : le fils du
fédéral avait ses entrées dans le garage du FLN, sis rue de
Tlemcen. Nous choisîmes une Simca P60. J'étais le seul à savoir
conduire. Il n'y avait pas de clés : les fils de contact
étaient dénudés. (C'était, à l'évidence, une voiture "récupérée"...).
À
Canastel, tout était fermé, cette nuit-là. Nous rebroussâmes
chemin. Une voiture, la seule que nous rencontrâmes, fit des appels de phare. Je lui répondis et nous nous croisâmes.
Je vis dans le rétroviseur la voiture faire demi-tour et revenir
rapidement à notre hauteur. Le conducteur nous dépassa et nous fit
signe de nous garer. Un jeune lieutenant, suivi de deux djounouds,
mit pied à terre du véhicule civil et nous ordonna de descendre. -"Tu as ton permis ? Tu n'as pas vu que je te faisais
signe de t'arrêter ? Tu te fous de moi !" J'étais
interloqué. J'ai répondu qu'un signal de phare ne valait pas
obligation de s'arrêter. Et au fond de moi, j'ajoutai: "Et de
quel droit ?" -"Les papiers de la voiture !" Il n'y en avait pas. -"Donne-moi les clés !" Il
n'y en avait pas plus. -"Tu as volé la voiture !" Le fils du fédéral intervint alors; excipant de sa qualité de fils de, il expliqua la situation. Bref, nous
dûmes suivre le lieutenant jusqu'au camp d'Arcole-Bir-El-Djir -de sinistre
mémoire- où son unité cantonnait. Là, on nous enferma dans un
baraquement où nous passâmes le reste de la nuit. Le beatnick nous
régala de balades country américaines jusqu'à l'aube où on nous
enjoignit de sortir pour une interminable cérémonie de lever des
couleurs. Retour au baraquement. Le lieutenant nous fit servir une
infâme lavasse. "J'ai fait procéder aux vérifications. Vous pouvez partir." Mais, auparavant, il nous aura fallu avaler
une consternante leçon de patriotisme.
Retour
au village. On me raconta que les djounouds avaient tellement tiré
en l'air pour fêter les épousailles de leur chef qu'il avaient fini
par sectionner des fils électriques et plonger les réjouissances
dans l'obscurité. Noces barbares. Les jeunes du village qui me
rapportaient ces faits en avaient honte. Leurs langues se délièrent :
on parlait d'un trésor de guerre détenu par le chef de la Zone ;
ce seraient ses secrétaires qui auraient fait ces révélations ;
elles auraient fait état d'une quantité de 40 kg d'or ! On
parlait de villas de colons pillées par des malfrats du village qui
agissaient sous le patronage des gens de la Zone… Je décidai d'écrire une lettre au préfet Lahouari Souyah pour lui demander de faire mener
une enquête sur ce qui se passait à Rio-Salado.
Je
n'ai nullement la prétention de croire que mon action a prospéré.
Ce sont bien plus sûrement les rapports d'un sous-préfet
parfaitement au fait de tout ce qui se passait à son chef
hiérarchique qui aboutirent à cet événement extraordinaire :
de jeunes policiers en civil de la PJ d'Oran tombèrent sur le
paletot des responsables de la Zone. J'ai particulièrement savouré
le moment où l'adjudant fut extrait, menotté, du commissariat et
embarqué. Je ne me suis pas gêné pour applaudir les policiers -à
quoi l'un d'entre eux a répondu en me fusillant du regard : "Rentre
chez toi !" Le chef fut également arrêté. Il s'avéra
que le lieutenant J. (celui qui nous avait libérés) s'était emparé
d'une boulangerie dans le village voisin (Er-Rahel - Hassi el Ghella) et qu'il livrait
leur ration quotidienne à toutes les unités de la Zone ! (Ce
sont d'ailleurs ses ravitailleurs qui nous ont capturés). Le très
patriote lieutenant J. qui ne connaissait pas le conflit d'intérêts...
Quoiqu'il
en soit, la Zone quitta notre village quelque temps après, sûrement
pour rejoindre la ligne d'affrontement avec la wilaya 4.
Les
combats fratricides avaient, en effet, commencé dans l'Ouarsenis, à
mon grand désespoir. Les hommes sont petits quand ils ratent le
grand rendez-vous avec l'histoire. Je tenais le président du GPRA
pour un être pusillanime, incapable du minimum : en appeler au
peuple pour assurer la transition dans des conditions régulières et
pacifiques (certes, tout le monde n'est pas De Gaulle qui a défait une sédition militaire par un discours...). Je tenais Benbella pour un chien enragé,
ivre de pouvoir et ne témoignant pas de plus de cervelle qu'une
fauvette. Mes jugements sur ces politiciens et autres soudards ne
varièrent jamais, me valant beaucoup d'inimitiés au moment où se
développait une Benbellamania qui empestait le régionalisme
maudit.
L'année
scolaire commençait. J'ai demandé à être muté au faubourg
Sidi-Saïd, l'ex village-nègre. Mettant à profit les remarquables
infrastructures du village, (salle de sports, stades, club des
jeunes, salle de spectacle avec appareil de projection...), je
m'engageai avec un groupe de copains dans l'édification d'une Maison
des Jeunes et de la Culture. Ce fut une réussite totale. Nous
organisions même des cours de théâtre (c'est l'instituteur communiste, fils
du village, Camille Covacho, qui donnait les cours de diction et de
jeu, selon les règles qui avaient alors cours au TNP -Théâtre national populaire- dont il était fou ! Pour la petite histoire, il voulait à tout prix me faire répéter une célèbre tirade du Cid -"A moi comte, deux mots !"- à la façon de Gérard Philippe. Inutile de dire que ce fut un échec sanglant).
Le FLN tenta de me séduire pour que je substitue le titre de JFLN (Jeunesse du FLN) à MJC. En pure perte. Il réédita ses tentatives à la veille du premier congrès national de la JFLN, en m'envoyant les responsables de la daïra (arrondissement) de 'Aïn-Témouchent. Après avoir manqué suffoquer à la vue de ma petite discothèque (Ray Charles, Aznavour, Dave Brubeck, Mohamed 'Abdelwahab...) -"Tu écoutes ça !?"-, ils me promirent un poste à la direction nationale future de la JFLN si je consentais à rejoindre leurs rangs. Autrement dit, ils voulaient m'acheter avec la promesse d'un poste de "chef". Indigné mais civilisé, je leur ai indiqué la porte "d'un geste de ciment armé" (Jacques Prévert).
Le FLN tenta de me séduire pour que je substitue le titre de JFLN (Jeunesse du FLN) à MJC. En pure perte. Il réédita ses tentatives à la veille du premier congrès national de la JFLN, en m'envoyant les responsables de la daïra (arrondissement) de 'Aïn-Témouchent. Après avoir manqué suffoquer à la vue de ma petite discothèque (Ray Charles, Aznavour, Dave Brubeck, Mohamed 'Abdelwahab...) -"Tu écoutes ça !?"-, ils me promirent un poste à la direction nationale future de la JFLN si je consentais à rejoindre leurs rangs. Autrement dit, ils voulaient m'acheter avec la promesse d'un poste de "chef". Indigné mais civilisé, je leur ai indiqué la porte "d'un geste de ciment armé" (Jacques Prévert).
Par
contre, je baptisai la MJC du village MJC ABANE RAMDANE et la
salle de spectacle, SALLE MOULOUD FERAOUN.
*L'ÉTÉ MEURTRIER , roman de Sébastien Japrisot et film de Jean Becker.
*L'ÉTÉ MEURTRIER , roman de Sébastien Japrisot et film de Jean Becker.
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