Le quotidien Le Monde et son site électronique lemonde.fr ont publié, à l'occasion du cinquantenaire de l'indépendance de l'Algérie, une série de témoignages de simples citoyens. Celui que je m'autorise à reproduire ici est celui de Madame Claire Benkimoun, recueilli par son fils Paul Benkimoun. Mme Benkimoun habitait le Derb, le quartier juif d'Oran; ce qu'elle a vu ce 05 juillet 1962 corrobore à maints égards mon propre témoignage et celui de centaines de simples gens qui n'ont pas, eux, les moyens de se faire entendre. C'est, au demeurant, le devoir des historiens institutionnels de collecter et de confronter ces témoignages vivants au lieu de s'en tenir, paresseusement et prudemment, au ressassement des "vérités d'évidence". (Les historiens qui sacrifient à ce "principe" d'évidence cartésien seraient mieux avisés d'écouter Leibniz : « Descartes a logé la vérité à l'hostellerie de l'évidence mais il a oublié de nous en donner l'adresse ».) Ce que relate Mme Benkimoun suffit en soi à disqualifier le discours des semeurs de discorde qui n'ont pas fini de ruminer la haine des Arabes qui est décidément leur carburant.
Oran, 5 Juillet 1962 : "C'était la débandade"

Signés les 18 mars 1962, les accords d'Evian consacrent le cessez-le-feu en Algérie. L'année 1962 aura été l'une des plus meurtrières de la guerre d'Algérie, tant les différents acteurs - Organisation armée secrète (OAS), Front de libération nationale (FLN) et services spéciaux - se seront livrés à une surenchère de violence. Dans ce contexte, les premiers jours du mois de juillet 1962 restent gravés dans la mémoire de ceux qui ont connu de près ou de loin la guerre d'Algérie et particulièrement le 5 juillet, qui a été marqué par des massacres à Oran.
"Je
m'appelle Claire
Benkimoun.
J'ai 84 ans. J'habitais à Oran, au 23 boulevard Joffre [aujourd'hui
boulevard Maata
Mohamed El
Habib. Il constituait la limite orientale du quartier juif],
près de la Place
d'Armes [place
du 1er Novembre 1954] et
de la mairie. J'étais à Oran le 5 juillet 1962 et je peux
témoigner sur des faits qui se sont produits dans mon quartier et
sous mes yeux.
Nous sommes une famille qui habitait Oran depuis de très nombreuses années avant la conquête de l'Algérie par la France. Je possède des papiers indiquant que le grand-père de mon mari avait demandé la nationalité française sous Napoléon III.
Au
cours de la guerre d'Algérie, le frère aîné de mon mari, Simon
Benkimoun,
a été assassiné le 8 décembre 1961 par un tueur de l'OAS, qui
n'a pas pu être identifié. Nous avons su par certaines personnes
que quelqu'un qui habitait le quartier soupçonnait mon mari
d'aider le
FLN avec son frère Simon, alors que mon mari ne s'est jamais
mêlé de politique de
quelque côté que ce soit.
La
situation était devenue plus difficile, avec de plus en plus
d'attentats, d'assassinats... Nous avons vu tuer sous
nos yeux aussi bien des musulmans que des Français, qui marchaient
dans la rue. J'ai pensé qu'il était plus prudent que mes enfants
soient à l'abri en métropole. Mes parents les ont emmenés à
Paris le 8 février 1962. Je suis donc restée à Oran avec mon
mari, qui était fonctionnaire aux impôts.
A partir de
mars 1962, la plupart des résidents de l'immeuble où nous
habitions, comme dans tout le quartier, avaient quitté Oran. Dans
notre immeuble, sur onze logements, ne restaient plus que le
gardien, un locataire et nous. Malgré les attentats, la vie
semblait plus calme. Nous sortions avec des cousins encore présents
à Oran, nous allions à la plage et nous n'avons jamais été
inquiétés.
Le
1er juillet 1962 a été organisé un référendum sur
l'indépendance de l'Algérie. Nous avons été voter rue
Léoben [rue Houari
Lakhdar].
Les bureaux de vote étaient situés dans les bains maures [hammam],
l'un pour les hommes, l'autre pour les femmes. L'indépendance a été
proclamée le 3 juillet.
Le
5 juillet, mon mari était allé travailler comme
d'habitude. Vers 10 heures, j'ai entendu du bruit dans la rue. Je
suis allée au balcon et j'ai vu un défilé de personnes qui
fêtaient l'indépendance, qui chantaient, qui dansaient. Il y avait
des enfants, des femmes. C'était la fête. J'avais l'impression
d'être au carnaval de Rio.
Sur
le balcon de l'immeuble mitoyen se tenait le fils d'une
cousine, Paul
Benichou.
Nous plaisantions et je lui ai dit : "Paulo,
en France, ils doivent se demander ce
qui se passe et nous nous sommes tranquilles au balcon à regarder le
défilé..." C'est
là que j'ai regretté de ne pas avoir une
pellicule dans la caméra pour filmer la
manifestation et pouvoir la montrer.
Mon
mari est rentré plus tôt que d'habitude et m'a dit : "Cet
après-midi, nous avons congé." Il
était passé à la poste centrale où nous avions une boîte
postale car le courrier n'était plus distribué.
Nous
avons continué à voir le
défilé ensemble. Tout le boulevard Joffre était noir de monde. Ce
boulevard conduisait directement à la Place d'Armes [où
un rassemblement avait lieu pour hisser le
drapeau de la nouvelle Algérie sur la mairie].
C'était l'itinéraire naturel venant de la partie musulmane de la
ville qui était appelée le "Village nègre" [aujourd'hui
" Ville nouvelle ", c'était le quartier d'Oran à
majorité musulmane, situé au sud de la ville].
Léon
Tabet, un de nos cousins qui vivait avec sa mère qui avait 98 ans,
est passé nous voir,
car leur courrier arrivait à notre boîte postale. Nous étions en
train de parler lorsque
nous avons entendu des coups de feu. Nous avons vite fermé les
persiennes de la pièce où nous nous trouvions et c'est à travers
elles que nous avons suivi ce qui se passait dans la rue.
C'était
la débandade. Les femmes qui criaient, les hommes qui couraient, on
tirait les enfants par la main. Il y en a même qui ont abandonné
leurs chaussures. Les coups de feu sont partis des terrasses des
immeubles avoisinants. Les immeubles du quartier n'avaient pas de
toit mais des grandes terrasses, où il y avait des lavoirs.
Mon
mari m'a dit : "Je
vais aller chercher
la radio dans la chambre pour écouter s'ils donnent des
informations sur ce qui se passe." Cette
pièce donnait elle aussi sur le boulevard. Au moment où il
ressortait de la chambre, il y a eu une rafale de mitraillette qui a
été tirée sur lui et il a eu juste le temps de s'abriter dans
le couloir. Après coup, nous nous sommes rendu compte qu'il y avait
au moins quatre ou cinq impacts de balles sur toute la hauteur de la
fenêtre. Les vitres et la crémone était cassée. Une balle est
allée se ficher en
bas dans le lit. Une autre est allée dans une autre chambre de
l'autre côté du couloir. Une autre a ricoché sur le mur et a
frappé l'armoire. C'étaient des trajectoires qui ne
pouvaient provenir de
tirs à partir de
la rue, mais uniquement du toit de l'immeuble en face du nôtre.
Toutes les personnes qui ont vu les impacts de balle nous ont
confirmé ce point. Mon mari avait fait la seconde guerre mondiale
et avait des connaissances sur les armes.
A
travers les persiennes, nous avons vu une voiture cernée par la
foule, qui a fait descendre l'homme
qui la conduisait. Il était accompagné d'un enfant qui est resté
dans la voiture. A ce moment un policier ou soldat de l'ALN [Armée
de libération nationale] est
arrivé en courant. Il a sorti son pistolet et a tenu en joue les
manifestants. Il a fait remonter le
monsieur dans sa voiture qui a pu repartir.
Notre
gardien et sa femme, dont l'appartement donnait de l'autre côté,
sur une petite rue parallèle au boulevard, nous ont proposé de
nous mettre à
l'abri chez eux. Notre gardien, qui était un Espagnol
antifranquiste émigré en Algérie et membre du Parti
socialiste,
possédait un laissez-passer du FLN et un autre de l'OAS... Il nous
a dit qu'avec lui, nous serions en sécurité. C'est lui qui nous a
raconté que le gardien de l'immeuble d'en face, membre de l'OAS,
lui avait demandé des renseignements sur mon mari et qu'il le
suivait pendant un moment quand mon mari allait à son travail.
Notre gardien lui a dit : "Cet
homme ne se mêle pas de politique. Je réponds de lui." Nous
n'avions pas de certitude, mais le tir qui visait mon mari est parti
du toit de l'immeuble dont ce membre de l'OAS était le gardien...
Notre
cousin Léon nous avait quittés pour rentrer chez
lui et retrouver sa
mère. Il était descendu dès les premiers coups de feu. Le soir,
en se parlant avec des voisins d'un balcon à l'autre, j'ai été
prévenue qu'il n'était pas rentré à son domicile. Le lendemain,
il n'avait toujours pas donné signe de vie. La ville était
partagée en deux secteurs, l'un où nous habitions qui était sous
l'autorité de la police du FLN et l'autre à majorité européenne
placé sous la protection des gardes mobiles français. Il paraît
qu'il n'y avait plus qu'une centaine de policiers du FLN pour
assurer la
sécurité dans notre quartier.
Mon
mari a continué d'aller travailler régulièrement.
Les trois membres de notre famille qui vivaient dans l'autre secteur
de la ville, n'ont pas voulu que je reste seule dans
notre logement et
nous sommes allés les rejoindre dès
le 6 juillet dans leur appartement, car leur quartier semblait plus
sûr. Tous les matins, cependant, mon mari m'accompagnait jusqu'à
notre appartement du boulevard Joffre où je préparais notre futur
déménagement.
Le
lendemain de la disparition de notre cousin, nous nous sommes
rendus, avec les autres membres de notre famille, au commissariat
central pour essayer d'avoir
des
informations. Nous avons été très correctement reçus. D'ailleurs
le commissaire que nous avons vu était déjà dans la police avant
l'indépendance. Mais, il n'y avait aucune nouvelle de notre cousin
Léon.
Nous
nous sommes ensuite rendus au lycée Ardaillon, qui était occupé
par l'ALN. Là, on nous a indiqué qu'on ferait des recherches. Nous
avons appelé les hôpitaux sans plus de succès. Nous avons appris
que des personnes avaient été assassinées notamment boulevard
Gallieni [boulevard
de la Soummam],
mais je n'avais rien vu de là où nous étions.
Nous
avons su qu'un monsieur avait été tué dans un immeuble derrière
chez nous. D'après ce qu'on nous a dit, il avait chez lui une tenue
militaire et des gens ont pensé que c'était un militaire français
alors qu'en fait c'était un homme déjà âgé qui avait son
uniforme de la territoriale [les
Unités territoriales étaient composées de réservistes français].
Petit
à petit, nous avons eu des détails et avons appris qu'il y avait
eu des gens tués, enlevés... Même si parfois, les rumeurs étaient
fantaisistes. Ainsi, un rabbin était censé avoir été
décapité et ses assaillants avoir joué
au football avec
sa tête sur la place d'Armes ! Ma mère l'a ensuite vu à Paris,
tranquillement assis au Brébant, le café des Grands
Boulevards où
se retrouvaient les Oranais...
Nous
sommes restés avec l'idée que notre cousin avait été enlevé et
tué. Un samedi après-midi, un mois après le 5 juillet, alors que
nous faisions la sieste, nous avons entendu un coup de sonnette
tonitruant. J'ai voulu aller ouvrir mais,
par précaution, le cousin chez qui nous étions n'a pas voulu que
j'y aille. Il a ouvert la porte et nous avons découvert Léon
Tabet, l'air triomphant, malgré sa chemise et son pantalon douteux.
Il nous a raconté ce qui lui était arrivé.
Juste
en sortant de notre immeuble, il a été pris à parti par des
manifestants qui l'ont battu. Un policier algérien est arrivé. Il
l'a dégagé et a vu qu'il était blessé. Il l'a fait conduire à
un dispensaire que des religieuses tenaient au Village nègre. Il y
est resté quelques jours. C'est pour cela que nos démarches auprès
de l'hôpital dans les jours qui ont suivi le 5 juillet étaient
restées vaines. Les religieuses se sont rendu compte que son état
nécessitait des soins plus importants. Elles l'ont donc
fait transporter à
l'hôpital. Mais, à ce moment-là nous avions arrêté nos
recherches.
A
l'hôpital, les médecins ont constaté que Léon avait une fracture
du bras et de la clavicule. Il a été opéré par un chirurgien
algérien et il est resté hospitalisé pendant un mois jusqu'au
moment où on lui a dit qu'il devait quitter l'hôpital.
Il est donc parti comme il était, en pyjama. Un parent avait
accompagné sa mère en métropole vers le 20 juillet. Il ne l'a
donc pas trouvée en rentrant à leur domicile.
Il
est allé dans l'immeuble où j'habitais, mais n'a trouvé personne.
Il s'est rendu dans l'immeuble d'à côté où habitait ma
grand-mère, qui était déjà partie mais où il connaissait des
locataires. Là, une dame lui a appris que nous étions chez notre
cousine. Elle lui a donné de l'argent pour qu'il aille chez le
coiffeur, car il avait une barbe d'un mois, et lui a également
donné une chemise et un pantalon, ceux avec lesquels nous l'avons
retrouvé. Il a rencontré un ami de notre famille qui l'a
accompagné jusqu'à nous.
Nous
avons contacté le consulat français qui avait été tout récemment
créé. Comme nous devions partir,
nous ne voulions pas le laisser seul.
Le consulat français l'a pris en charge et l'a rapatrié en
métropole où il a été installé dans une maison de retraite de
l'armée.
Avec
la population musulmane,
nos rapports étaient très corrects. Ma femme de ménage, qui était
musulmane, avait cessé de venir car
à deux ou trois reprises, elle avait été suivie par des petits
jeunes du quartier qu'on voyait armés de grands couteaux. Elle est
revenue, une fois l'indépendance proclamée. Cinquante ans après,
j'ai enfin eu l'occasion de la revoir,
car elle est venue à Paris et m'a rendu visite.
De
même, j'ai continué à aller chez
un marchand de légumes musulman. Je n'ai pas rencontré
d'animosité. Dans mon quartier, le 5 juillet, j'ai vu des gens qui
étaient venus pour fêter l'indépendance. Je suppose que s'ils
avaient eu l'intention de venir pour tirer sur
des gens, ils n'auraient pas emmené des enfants et des femmes.
Pendant au moins deux heures, les manifestants ont défilé dans le
calme et sans agressivité. Ils ne regardaient même pas les
balcons. Je sais qu'il y avait un autre défilé au boulevard du
2e Zouave [boulevard Hamou
Boutlélis] qui
aboutissait à l'ancienne rue d'Arzew, qu'on appelait rue du Général
Leclerc [rue
Larbi
Ben Mhidi],
où commençait le quartier "français". Je ne sais pas ce
qui s'y est passé.
Après
l'indépendance, un collègue musulman de mon mari lui a proposé
de rester en
Algérie en lui indiquant qu'il pourrait avoir un
poste important dans son service. Mon mari n'a pas donné suite. Il
n'était pas question de rester alors
que nos enfants étaient en métropole.
Beaucoup
de collègues non musulmans de mon mari étaient partis en métropole
et n'avaient pas repris leur poste. Mon mari était en congés d'été
à partir du
15 août et nous avions prévu d'aller à
Paris. C'est ce que nous avons fait, le 11 août 1962. Quand, une
fois à Paris, nous avons raconté ce dont nous avions été les
témoins, certaines personnes nous croyaient, d'autres avaient l'air
de trouver que
nous étions favorables au FLN. Nous avons pourtant uniquement
décrit ce que nous avions vu."
Propos
recueillis par Paul Benkimoun.
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