Un livre vient de
paraître (janvier 2014) aux éditions Équateurs qui porte le
titre « La vérité sur la mort de Maurice Audin ».
En fait d'enquête, le livre est tout entier une interview éprouvante
du général Aussaresses, officier
du
renseignement au 1er régiment
de chasseurs parachutistes (RCP)
au moment des faits, par l'auteur, Jean-Charles
Deniau.
D'emblée, deux
remarques.
Sur ce titre d'abord :
l'usage de l'article défini « La » suggère qu'on
va enfin connaître le fin mot de cette affaire. On n'aura, en
fait, droit qu'à l'accréditation des confidences du colonel Godard
(divulguées partiellement par Yves Courrière en 1969).
Sur la méthode
d'exposition, ensuite : l'auteur a fait le choix de ménager le
suspense, comme dans un roman policier, et voudrait que le lecteur
reste suspendu à la question : Aussaresses parlera, parlera
pas ? On appréciera diversement ce faux suspense et on se
demandera s'il était de mise dans un sujet si tragique.
Maurice Audin, professeur
de mathématiques à l'université d'Alger, militant du Parti
communiste algérien (PCA), a été enlevé le 11 juin 1957, à son
domicile, par les parachutistes de la 10 ° Division aéroportée
(DP), commandée alors par le général Massu. Il ne devait plus
jamais reparaître. La 10° DP s'était vue investie des pouvoirs de
police judiciaire par le Ministre résidant Robert Lacoste, agissant
au nom du chef du gouvernement socialiste Guy Mollet. La « bataille
d'Alger » commençait. Il s'agissait d' « extirper
l'organisation rebelle » de la capitale.
Alger était devenue, en
effet, un champ d'affrontement où les exactions contre les civils
s'étaient multipliés à partir de l'attentat de la rue de Thèbes :
un groupe de factieux européens dit « Groupe des quarante »,
gravitant dans les coulisses du Gouvernement général (GG) et
comptant dans ses rangs l'agent provocateur Achiary (qui s'était
illustré durant les massacres de mai 1945 à Guelma), fit sauter un
pâté de maisons en pleine Casbah -la médina arabe-, murée par le
couvre-feu. La complicité de l'armée et de la police était
clairement établie. L'attentat fit 73 morts, hommes, femmes,
vieillards, enfants tués dans leur sommeil.
Folle de douleur, la
Casbah criait vengeance. L'organisation FLN allait réagir
conformément à l'attente de la population arabe : œil pour
œil, dent pour dent. La bataille des bombes déposées dans des
lieux publics commençait. Le FLN avait un allié efficace dans la
fabrication des bombes, leur transport et leurs caches, le PCA. Le
parti disposait, en effet, d'une capacité logistique très
importante en ce qu'il pouvait compter sur son réseau de militants
et de sympathisants européens. Européens, donc insoupçonnables. Le
PCA avait ainsi ses chimistes : Daniel Timsit et Giorgio Arbib
fabriquaient les bombes. Jacqueline Netter-Guerroudj les transportait
et les remettait aux « utilisateurs ». Le parti avait son
imprimerie clandestine dans laquelle était tirée, notamment, « La
voix du soldat », une feuille destinée aux conscrits et
dénonçant la guerre injuste faite contre un peuple qui ne demandait
rien d'autre que sa liberté. C'est André Moine qui en assurait la
responsabilité.
Deniau -c'est toute sa
thèse- pense que cette implication du PCA dans la bataille d'Alger
confortait la véritable paranoïa anticommuniste des militaires
français, encore sous le coup de leur cuisante défaite devant le
Viet Minh. Dès lors, ils auront comme objectif de faire un exemple
pour terroriser les Européens qui seraient tentés d'entrer en lutte
aux côtés du PCA. Ainsi s'expliquerait l'assassinat de Maurice
Audin.
Dans son livre, « La
guerre d'Algérie », tome II, « Le temps des léopards »,
Yves Courrière révélait (grâce aux confidences du colonel Godard,
chef d'état-major adjoint de la 10° DP) que l'ordre, émanant de
Massu, était de liquider » Henri Alleg (qui avait été arrêté
dans la souricière tendue dans le domicile de Maurice Audin).
Pourquoi Alleg ? Parce que le directeur d'Alger Républicain
(interdit de parution depuis 1955) était l'auteur anonyme des
« Lettres d'Algérie » -publiées par « L'humanité »-
et qui rendaient les militaires fous de rage. Ils avaient réussi à
identifier leur auteur et ils le tenaient. Et il n'était pas
question de le remettre à la Justice ! L'homme avait de
l'entregent et un carnet d'adresses dissuasif -ne serait-ce que dans
le milieu journalistique et intellectuel. Donc « corvée de
bois » (= exécution sommaire déguisée en « tentative
de fuite ») pour Alleg. Sauf que -dit Godard- les exécutants
se sont trompés de prisonnier et ont emmené Audin à la place
d'Alleg !
Deniau juge cette thèse
invraisemblable : la photo d'Alleg était affichée dans toutes
les salles de torture de l'immeuble d'El-Biar. De fait, il est
difficile de croire Godard, quoique la chose ne soit pas strictement
impossible, venant d'exécutants bornés, dont certains étaient
illettrés. De plus, l'immeuble d'El-Biar était une véritable
ruche, le va-et-vient des militaires et des prisonniers ne cessant
jamais dès que la nuit tombait, l'erreur sur la personne devient
plus plausible. Mais alors, on ne voit pas pourquoi, s'apercevant de
leur bévue, les militaires n'auraient pas « remis ça »,
avec la bonne personne cette fois-ci, en l'occurrence Alleg.
Il y a peut-être une
autre explication que Deniau ne pouvait pas percevoir -tant est
écrasant le poids du « politiquement correct »- et qui
nous est suggérée par Daniel Timsit. Dans son livre « Les
récits de la longue patience », Timsit pose courageusement la
question de sa non-condamnation à mort par le tribunal militaire
(qui venait d'envoyer à la guillotine son camarade de parti, Fernand
Yveton). Yveton avait posé une bombe dans l'usine à gaz d'Alger,
bombe réglée à 19H30 afin de ne provoquer aucune victime parmi les
ouvriers, le résultat escompté étant de provoquer une panne
électrique géante. La bombe fut découverte et désamorcée à
temps : il n'y eut donc ni explosion, ni dégâts, ni victimes.
Yveton fut quand même condamné à mort et exécuté (11 février
1957). En mars de la même année, Timsit était jugé par le même
tribunal et « s'en sortait » avec une condamnation à 20
ans de prison, alors que personne -pas même lui- n'aurait donné
cher de sa peau : si Yveton a été condamné à la peine
capitale pour avoir posé une bombe, que dire de celui qui fabriquait
les engins explosifs ? (En l'occurrence, la bombe posée par Yveton
avait été fabriquée par Taleb Abderrahmane, le chimiste du FLN qui
sera lui aussi guillotiné.)
Si Timsit s'en est sorti,
c'est, dit-il dans son livre cité ci-dessus, grâce à la
mobilisation de la communauté israélite, son grand-père maternel
étant grand rabbin. Cette mobilisation n'était évidemment pas de
son fait à lui, Daniel Timsit militant communiste internationaliste,
mais elle doit être vue comme réaction normale d'une communauté
qui craint d'être stigmatisée par le comportement de l'un des
siens. En se mobilisant et en faisant jouer ses relais dans
l'appareil judiciaire, elle pouvait adoucir la sanction et par
là-même atténuer l'opprobre qui toucherait la communauté. Fernand
Yveton, ouvrier électricien, fils d'ouvrier électricien, vivant
avec les Arabes du quartier du Clos-Salembier, n'avait aucune
« surface » communautariste propre à lui éviter la
mort.
Ajoutons pour faire bonne
mesure qu'il n'est pas interdit de penser que la hiérarchie
militaire, de son côté, ait également été soucieuse de ne pas
ouvrir un nouveau front en paraissant s'attaquer à la communauté
israélite. On peut compter sur la tête pensante de Massu -sa femme-
pour avoir pris en compte cette donnée, elle qui fréquentait
assidûment le tout-Alger mondain et avait une très forte influence
sur son soudard de mari.
Récapitulons. En juin
1957, les paras détenaient, entre autres, trois militants du PCA
dans leur centre d'El-Biar : Henri Alleg, Maurice Audin et
George Hadjadj. C'est ce dernier, médecin de son état qui, pour
épargner à sa propre femme la torture, a donné le nom d'Audin
(dans le domicile duquel il avait soigné un fidaï du FLN, blessé,
qui fut pris par la suite et qui donna le nom de Hadjadj). G. Hadjadj
soignait les clandestins et hébergeait l'imprimerie du parti dans sa
maison de campagne. M. Audin étant chargé de fournir des planques
aux camarades recherchés, les paras s'acharnèrent sur lui, estimant
qu'il savait où pouvaient se trouver les responsables de « La
voix du soldat », André Moine et Paul Caballero. Ils
n'obtinrent rien de lui.
Rien n'interdit, là non
plus, d'appliquer la grille de lecture que nous suggère Daniel
Timsit : Alleg et Hadjadj bénéficiant potentiellement de la
protection de la communauté israélite à laquelle ils sont censés
appartenir (alors qu'eux ne s'en réclament absolument pas, cela va
sans dire), échappent à la corvée de bois. Maurice Audin, lui, est
un jeune (25 ans) professeur de faculté, discret et rangé, sans
appuis notoires autres que son appartenance au parti communiste -ce
qui n'était pas à son avantage en ces temps de guerre. Audin se
trouvait, de ce fait, logé à la même enseigne que Yveton. Quitte à
faire un exemple -terroriser les intellos-, alors pourquoi pas lui ?
Au terme de son
enquête-interview avec Aussaresses, Deniau n'obtiendra rien d'autre
du vieillard que ce qu'avait déjà dit Godard, à savoir que le
soudard qui a assassiné Audin (d'un coup de poignard porté au cœur)
est le lieutenant Gérard Garcet, adjoint direct d'Aussaresses.
Auprès de l'un des exécuteurs des basses œuvres de l'équipe de
tueurs d'Aussaresses, le sergent Pierre Misiri, il apprendra que le
corps de M. Audin aurait été enseveli dans une fosse commune non
loin de Sidi-Moussa, à quelque vingt km au sud d'Alger.
La lecture du livre de
J.Ch. Deniau laisse sur un complexe de sentiments. D'abord, la
révolte intérieure face à ce vieillard qui continue de ruser, de
mentir, de prendre les gens pour des débiles mentaux, incapables de
lire dans son jeu. La sidération, ensuite, face à un individu si
radicalement dénué de toute empathie qu'il en perd tout caractère
humain : car quel humain ne serait pas sensible à l'attente et
à la quête d'une épouse -Josette Audin, la veuve de Maurice- qui
cherche la vérité depuis 57 ans ? Pas Aussaresses. Point
n'était besoin de convoquer Hanna Arendt et ses inévitables propos
sur la « banalité du mal » (dont on se demande bien ce
que cela signifie au juste) ; Aristote avait déjà dit
l'essentiel sur la question : celui qui n'a pas besoin des
hommes pour vivre est theos, Dieu ; mais celui qui ne
peut pas vivre avec les hommes est therion, Monstre. Ajoutons,
pour notre part, que pour vivre avec les hommes, il faut vivre en
homme, c'est-à-dire être capable d'empathie.
C'est pourtant à ce
monstre, que le président de la République, Abdelaziz Bouteflika,
rend presque hommage dans une interview à la radio Europe 1, le 02
mars 2003. Interrogé par le journaliste J.P. El Kabbach, avant le
voyage en Algérie de Jacques Chirac, Bouteflika déclare : «
Je n’aime pas la sanction qui a été prise contre le général
Aussaresses (NDA :
retrait de la Légion d'honneur). Je pense que,
l’âge aidant, Aussaresses a eu besoin de se libérer de secrets
qui pesaient très lourd. C’est à son honneur. Il a fait un sale
boulot et il l’a dit. Ça
ne porte en aucune manière ombrage ni à l’image d’un officier
français ni à l’image de quelqu’un qui était sous les ordres
d’un pouvoir politique. »
Au-delà de la honte que
l'on éprouve à la lecture de cet incroyable et obséquieux hommage
rendu à l'un de « ces assassins que craignent les panthères »
(Aragon), on ne peut pas ne pas lire dans les propos de Bouteflika
une absolution accordée aux généraux algériens qui ont mené une
guerre sale, avec les mêmes méthodes que celles des Massu, Bigeard,
Aussaresses, Trinquier et consorts. La situation des généraux
français en 1957, et contrairement à ce que dit Bouteflika, est la
même que celle des généraux algériens en 1992 : il n'y a
pas d'autorité politique au-dessus d'eux. Les social-traîtres
(SFIO et radicaux-socialistes) avaient positivement et lâchement
abandonné toutes les prérogatives à l'armée française en
Algérie ; l'armée algérienne, quant à elle, est et demeure
le seul pouvoir en Algérie. Et voilà comment l'histoire vous
revient dans les gencives, à la manière d'un boomerang : les
dirigeants algériens sont désormais disqualifiés pour porter un
jugement moral sur les affres de la guerre d'indépendance (affres
dont ils étaient au demeurant bien prémunis, planqués qu'ils étaient derrière les
frontières des pays voisins), car ils craindraient de se voir
rétorquer : « Mais, vous avez fait la même chose ! ».
Pour finir, comment ne
pas rappeler qu'au commencement de cette « bataille d'Alger »,
comme au commencement des massacres du 08 mai 1945, il y a le même
sinistre personnage, spécialiste de la provocation, André Achiary ?
- En 1945, le mouvement
national faisait un grand pas vers l'unité d'action et la
clarification des objectifs politiques grâce à l'action des Amis
du Manifeste et de la liberté (AML), sorte de front uni entre
les autonomistes de Ferhat 'Abbas (initiateur du Manifeste pour
les libertés, le 10 février 1943), les 'Oulémas et le PPA
(Parti du peuple algérien). Face à ce mouvement de masse, les
ultras (Pierre-René Gazagne, haut fonctionnaire du GG, André
Achiary, sous-préfet de Guelma, Lestrade-Carbonnel, maire de
Constantine...) étaient décidés à réagir pour « crever
l'abcès » (M. Harbi). De leur côté les AML étaient
confrontés à la surenchère du PPA dont les activistes ne
témoignaient pas d'un sens politique élevé, pour dire le moins.
Tout cela finira dans le bain de sang du 08 mai 1945.
- En 1956, l'insurrection
a gagné l'Algérie du nord tout entière ; le Front républicain
(la Gauche) arrive au pouvoir en France ; il engage des
pourparlers secrets avec le FLN et limoge Jacques Soustelle (le GG
qui a officialisé la responsabilité collective et conseillé le
viol systémique des femmes arabes). Les ultras prennent peur, la
population européenne fait une conduite de Grenoble à Guy Mollet
qui se couche et les comploteurs qui agissent à partir du GG (parmi
lesquels André Achiary) vont entrer en action en réalisant deux
attentats spectaculaires : la bombe de la rue de Thèbes et le
tir au bazooka contre le général commandant en chef, Raoul Salan.
La direction politico-militaire de l'Insurrection ne saura pas éviter
le piège qui lui était tendu. Cela donnera la « bataille
d'Alger », immense désastre politique pour l'Insurrection et
immense désastre moral pour l'armée française.
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