braniya chiricahua




L'ancien se meurt, le nouveau ne parvient pas à voir le jour. Dans ce clair-obscur surgissent des monstres.
Antonio Gramsci

samedi 19 avril 2014

MÉMOIRE EN FRAGMENTS : CHRONIQUES SALADÉENNES (9)

Au CE1 de Monsieur ROBERT -1950-/51. Je suis le n° 25 - (Crédit photo Amicale du Rio-Salado)

LE CE1 ET... M. ROBERT !

L'année scolaire suivante, tout changea pour moi. Je rejoignis l'école communale, la vraie, où j'eus pour maître mon si sympathique voisin, M. Robert. J'étais l'un des rares Arabes issus de la classe du hangar, les autres ayant tous été affectés dans un autre CE1, au sein de l'école communale qui s'était agrandie de deux salles. Bon débarras ! La plupart de mes nouveaux congénères étaient des redoublants. Mais les choses n'allaient pas beaucoup changer sur le plan de la camaraderie : j'étais un corps étranger à la communauté des Européens. À une exception près : un camarade de classe, Jean-Louis Cédro, sympathisa avec moi ; il m'invita même chez lui. Nous jouions dans leur vaste cour où il apportait ses jouets : pistolets, automobiles, soldats de plomb..., j'étais ébahi de voir qu'un enfant pouvait disposer de tant de richesses ! Jean-Louis était aussi menu que moi. Je crois bien que nous étions les plus petits de la classe. Qui se ressemble... .

LA RÉDACTION

À la rentrée des vacances d'hiver (on disait de Noël), le maître nous demanda de prendre nos ardoises et de décrire les cadeaux qu'on nous avait offerts pour l'occasion. Grande panique de l'élève arabe qui ne connaissait rien à ces fêtes ni à ces us et coutumes. Je me souviens que je faillis éclater en sanglots puis me repris et décidai de tout simplement raconter mes vacances. Je fis bien quatre lignes d'ardoise, décrivant les jeux auxquels je m'étais adonné avec mes camarades : gendarmes et voleurs (que nous appelions "Délivrer"), matches de football, cache-cache, etc.. Sauf que je n'avais joué à rien de tout cela mais que c'était les autres, ceux de mon quartier, qui y jouaient. Sans moi. M. Robert passait dans les rangs et lisait furtivement notre production. L'exercice fini, il désigna l'élève qui avait fait la meilleure rédaction en lui demandant de la lire. Et ce fut mon nom qu'il prononça. 

GAULOIS ET DRUIDES

En distinguant mon petit texte, M. Robert me valorisait à mes propres yeux et aux yeux des autres, en même temps qu'il effaçait d'un coup la distance qui me séparait d'eux. M. Robert m'invitait à rentrer dans le rang et c'est tout ce que je demandais : être comme tout le monde. Je n'ai pas été dupe du geste de M. Robert, pas plus que je ne serai dupe des pieux mensonges de l'historiographie officielle, celle que l'on nous enseignait et que l'on résume généralement par « nos ancêtres les Gaulois ». Un jour que je rapportais à mon père l'affaire Jeanne d'Arc -M. Robert, des trémolos dans la voix, avait failli nous faire pleurer-, mon père éclata d'un rire sonore et me dit : "Fais semblant d'y croire, mon fils ; tu comprendras plus tard." Plus tard, bien plus tard, je compris, en effet.                  

REVOILÀ C. ET VOILÀ CHUPA-LA-MIERDA

Le CE1 fut une heureuse mais courte parenthèse. Une atroce surprise m'attendait : au CE2, je retrouvai C., le maître sadique. Un incident marquera cette année et ma mémoire de manière indélébile. Je me trouvai en concurrence, pour le poste de Premier de la classe, avec un élève européen, rachitique et souffreteux. Il ne sera que deuxième au classement. Un après-midi, son grand-père déboula en classe et apostropha le maître : "Quoi ? Un Arabe premier et mon fils deuxième ! Jamais de la vie ! Tu vas m'arranger ça, hein Raymond ?". L'homme en question était universellement connu sous le sobriquet de Chupa-la-mierda, car c'était le vidangeur des fosses septiques du village. Son petit-fils n'a évidemment pas échappé à celui de "Fils de Chupa" etc.. Le maître m'appela à son bureau, après que Chupa eut quitté la classe, et me tint ce langage : "ça ne te ferait rien que je te mette deuxième et R. premier ? Mais pour moi, tu seras le vrai premier." J'ai dit : "Non monsieur, ça ne fait rien". Le maître m'inspirait une telle terreur que je vois mal ce que je pouvais dire d'autre. Ce faisant, je savais que mon père me passerait un savon pour n'avoir été que deuxième et que je ne lui rapporterai pas l'incident parce que j'aurais trop craint sa réaction à l'égard du maître. 

BASTON DANS LA MAISON POULAGA

Mon père avait corrigé au ceinturon, dans le commissariat de police même, le commissaire et son âme damnée, le garde de nuit, qui avait les Arabes en horreur absolue et qui nourrissait à leur endroit des intentions rien moins qu'homicides, comme il allait le montrer dès le 1er novembre 1954, quand une vie d'Arabe ne vaudrait plus rien. L'incident s'était produit à la suite d'une bagarre entre mon frère et le fils du garde de nuit : le Calciné était arrivé en pleurs à la maison. Ma mère rapporta la chose à mon père en le "chauffant", lui représentant que le fils du garde de nuit était plus âgé et bien plus grand que mon frère, qu'il ne s'agissait pas d'une bagarre à armes égales, pour ainsi dire. Il faut dire que les fils du garde de nuit étaient à l'image de leur père, témoignant aux Arabes une haine rare, saisissant le moindre prétexte pour battre celui qui avait le malheur de tomber entre leurs mains. On rapportait que l'un des frères avait violé un petit berger arabe du Graba, un orphelin. Le lendemain matin, mon père s'était posté à la porte de l'école en compagnie de son fils ; quand celui du garde de nuit se présenta à l'entrée, mon père le saisit et lui administra une paire de gifles retentissante. Le garçon s'enfuit en hurlant, criant : "Papa !". Dans l'après-midi même, mon père fut convoqué au commissariat. Avant d'entrer, il prit soin de défaire sa large ceinture et de l'enrouler autour du poignet. Quand il entra, il ne regarda pas le commissaire qui se tenait debout, derrière son bureau et face à lui, mais rabattit la porte derrière laquelle se tenait le garde de nuit, armé de son manche de pioche : le garde de nuit avait accoutumé de traiter ainsi les Arabes, au manche de pioche. Mon père frappa sans hésiter. Il rapportera plus tard que les deux bravaches, terreur des Arabes, n'avaient même pas esquissé un geste de défense, se contentant de crier et d'appeler au secours. Comme le siège du commissariat était attenant à la mairie, les employés s'y précipitèrent puis ameutèrent le premier adjoint au maire, M. Joseph Sempéré, l'ami de mon père. Comme mon père était membre du conseil municipal, les choses en restèrent là. 

N.B. Vous pouvez retrouver l'ensemble des "épisodes" de "Mémoire en fragments" dans la rubrique "PAGES" du blogue.

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