Cet
épisode historique reconstitué, j'ai pu alors comprendre la
violente détestation de ma mère -et des Messaada en général- à
l'endroit du Maroc et surtout de son roi. D'où également la
-ridicule- démarche de mes grands-oncles, abandonnant leur nom parce
que c'était celui du sultan du Maroc. Ce que je ne savais donc pas,
c'est que la mémoire collective de la tribu avait consigné et
refoulé ces événements d'autant plus tragiques qu'ils référaient
à la trahison de l'hospitalité -valeur absolument sacrée chez les
Arabes. Cela étant, je n'ai jamais éprouvé, quant à moi, la
moindre animosité envers ceux du village qui étaient d'origine
marocaine et qui étaient reconnaissables au fait qu'ils étaient
affublés du sigle SNP -sans nom patronymique- en guise de nom de
famille. Par ailleurs, mon père, qui travaillait seul ses terres,
recrutait de temps à autre le même ouvrier marocain, SNP Mohamed,
un Noir grand et fort, pour des travaux ponctuels. Mohamed était
d'une extrême gentillesse avec nous, et mon père l'aimait beaucoup.
(Mohamed sera l'auteur du premier attentat à la grenade perpétré
au village contre un groupe de colons ultras et qui ne fit aucune
victime).
COUPS
DE PIED DE L'ÂNE
Anticipons
un peu. Ma mère fera, à ma grande stupeur, une entorse à sa
marocophobie quand sa fille préférée -la dernière des trois,
comme de bien entendu- voudra se marier avec un Marocain. Quant à
moi, je deviendrai « cahier de classe » dès la sixième
et pour six ans ! Et qu'est-ce qui m'a voulu l'honneur de cette
pénible charge ? Mon nom. (Le censeur m'avait fait venir dans
son bureau et s'était exclamé, théâtral : "Mais
vous avez un nom illustre, mon ami !"
Et il m'avait confié le cahier de texte de la 6° A.) Je saurai,
plus tard, que M. Auberty -le censeur un peu extravagant mais si
gentil- avait été expulsé du Maroc par l'administration française
pour avoir pris fait et cause pour le sultan Mohamed Benyoucef lors
de la déposition de ce dernier et de son bannissement.
AU
CM1 AVEC EL TESTICULO
Je
quittai l'année de cauchemar du CE2 avec un immense soulagement.
Soulagement d'autant plus intense que j'appris, à la rentrée, que
je ne serais pas dans le CM1 de M. Adam qui avait une réputation de
maître très sévère. L'autre CM1 avait pour titulaire un maître
débonnaire et amorphe qui passait pour ne pas trop embêter les
élèves. De fait, non seulement il nous laissait tranquilles mais
encore il se permettait de somnoler les après-midi pendant que nous
bavardions tout à notre aise ! C'était du jamais vu. Je garde
de cette année scolaire deux souvenirs très nets. Le premier :
lors de la première journée de l'année scolaire. Le maître
procède à l'appel et demande à chaque élève où il est né. Je
répondis, quand mon tour fut venu : « Douar Messaada ».
Éclat de rire général que le maître ne réprouve pas mais qu'un
congénère du douar, Baroudi Benderdour, ose moquer : « Pourquoi
vous riez ? ». Le second : le maître prend un congé
(de maladie sans doute) qui doit durer longtemps. La preuve ? On
nous dispersa dans d'autres classes, les deux CE2 -celui de C. et
celui de M. Bertalon, petit homme sec qui avait une réputation de
bourreau d'élèves-, le CM1 de M. Adam, et le CM2 de M. Bouaziz dans
lequel je fus affecté. C'était le CM2 préparant aux études
courtes, c'est-à-dire vers la classe de fin d'études primaires (que
tenait M. Benhamou).
PUDENDA
PENDOUILLANT
Pour
mon malheur, le maître (celui du CM1) habitait dans ma rue, près de
Norbert Quilès, et à quelques mètres de mon vis-à-vis, M. Robert.
Une fin de journée, alors que je rentrais à la maison, je vis le
maître assis sur un fauteuil d'osier, prenant le frais devant le
seuil de sa maison. Il devait être en convalescence. J'attendis
d'être juste en face de lui pour lui dire « Bonjour
monsieur ». Mais quand je tournai la tête vers lui, ce n'est
pas son visage que je vis mais ses pudenda qui pendaient,
lamentables et flasques, de son short trop large. Je baissai aussitôt
la tête, en proie à une confusion totale et ne saluai donc pas. Je
passai devant Mme Cassado, notre voisine et amie, qui se tenait sur
le seuil de sa demeure, les mains sur les hanches. Mains sur les
hanches, ce qui était le signe incontestable qu'elle n'était pas
contente, pour dire le moins. C'est que son fils P'tit Louis était
avec moi dans la classe de ce maître qui lui faisait face, jambes
écartées, ses génitoires à l'air libre. Les jours suivants, je
changeai d'itinéraire, passant par le boulevard national, pour
rentrer chez moi et éviter , ce faisant, le spectacle affligeant du maître
débraillé.
AUX
OUBLIETTES
Le
maître reprit le « travail » après plus d'un mois de
congé. Je quittai avec regrets le CM2 de M. Bouaziz. Nous
retrouvâmes notre salle de classe et notre maître débonnaire et
flasque. Quand je passai devant lui, il claqua du doigt et me
désigna, sans un mot, la table du fond où je fus assigné à
résidence jusqu'à la fin de l'année. Mis aux oubliettes. Je
n'étais plus interrogé, je ne passais plus au tableau, je
n'existais pas. Et je ne savais même pas pourquoi j'étais l'objet
d'un pareil châtiment. Cela dit, il ne m'a jamais battu. Encore
heureux ! En fait, j'avais une paix royale et je n'avais même
plus besoin d'écouter le maître car j'avais accumulé une belle
avance durant le temps passé chez M. Bouaziz -qui était, lui, du
genre stakhanoviste. Pas question de chômer deux minutes avec lui !
Je me sentais si bien dans sa classe que je surclassai bon nombre de
ses propres élèves. L'année du CM1 finie, un oubli opaque la
recouvrit et le maître avec. Ce n'est qu'avec le grand âge que me
revinrent ces bribes de souvenirs que je relate.
EL
TESTICULO
Avais-je
subi la damnation que Cham eut à essuyer pour avoir surpris son
père, Noé, saoul et nu comme un ver, comme dit la Genèse ? Aujourd'hui, tout ce que m'inspire cet épisode c'est d'imaginer ce
que pouvait bien ruminer Mme Cassado, ce jour-là, avec ses mains sur
ses hanches. Alors je me suis décidé pour ceci : « Ahi
esta todo el dia con su testiculo cuelga ! Madre mia que
perezoso ! » ("Là il est toute la journée avec sa couille
qui pendouille. Maman, quelle feignasse !"). Et j'ai donc décidé
de surnommer le maître feignasse "El Testiculo". Une
couille, quoi (sauf votre respect).
N.B. Vous pouvez retrouver l'ensemble des "épisodes" de "Mémoire en fragments" dans la rubrique "PAGES" du blogue.
N.B. Vous pouvez retrouver l'ensemble des "épisodes" de "Mémoire en fragments" dans la rubrique "PAGES" du blogue.
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