Il
y a quelque temps, des camarades m'ont fait parvenir un texte
politique sur lequel ils me demandaient de donner mon avis. Il
s'agissait d'un écrit appelant à la constitution d'une « radicalité
de gauche » en Algérie. Voici les remarques que j'avais faites
sur ce texte. Peut-être intéresseront-elles des lecteurs du blogue…
1
- Les déformations de type
sectaire et za'imistes chez nous sont si
profondément ancrées dans les comportements,
que je crains que
le seul fait de nommer
la forme que devrait
prendre le mouvement réel (Front
de Gauche)
ne vaille
pour certains autorisation et
incitation à la créer, et
ce malgré les mises en garde très
claires
du texte contre un Front « proclamatif ».
2
- Il est à craindre, en
effet, que si l'on fixe dès
le départ un tel objectif au
travail militant (faire advenir un FG), alors il sera difficile
d'éviter la répétition de ce contre quoi le texte met en garde :
les
mouvements sociaux
multiformes
pourront
sembler de moindre importance s'ils ne sont pas organisés -et
alors on précipitera,
dans un mouvement spontané, la
pose du cadre organique-,
alors que l'essentiel,
pour l'heure, c'est de bien prendre
conscience
que ces luttes ne
sont pas moins nobles parce qu'inorganisées,
qu'elles sont d'une
grande variété (et cela est profondément nouveau),
qu'elles produiront leurs leaders et
se donneront les formes qui
ne seront sûrement pas ce que les prescripteurs de tous bords
voudraient
qu'elles soient.
3
- Peut-être, alors,
faudrait-il apporter une
première
inflexion à l'économie du
texte afin d'affirmer
avec plus de force encore le primat
absolu
des luttes sociales
et citoyennes sur
la nécessité de les organiser.
(Ne rien
faire qui puisse contrecarrer le libre développement de ces luttes :
respecter leurs chefs et consentir aux types d'organisations qu'elles
se donnent ; ne
pas essayer
de les
ramener dans le giron de l'Ugta si elles créent un syndicat libre,
par exemple ;
ce
que les militants de gauche aguerris ont à faire, c'est d'être dans
le mouvement, l'accompagner clairement et franchement en
évitant de se mettre en avant, de
le confisquer,
afin d'être
en position morale de dispenser, le
moment venu et avec
le tact voulu, quelques conseils.)
4
- La
seconde inflexion consisterait
à
consacrer un développement plus
important à
« l'horizontalité ». Développer l'horizontalité, c'est
ouvrir
la voie à l'initiative créatrice des masses en mouvement, c'est
promouvoir les nouvelles formes de liaison et de coordination que
permettent les technologies modernes de la communication, c'est aussi
et du
même coup se prémunir contre le verticalisme centralisateur,
étouffoir
du mouvement spontané. (Prendre
garde à ne pas reproduire la critique léniniste du spontanéisme de
Rosa Luxembourg : le contresens historique serait
patent
car Lénine avait en vue un objectif stratégique, l'édification
d'un parti d'avant-garde en forme d'armée disciplinée afin de
s'emparer du pouvoir ; alors
qu'il s'agit, dans le cas qui nous occupe, de lever tous les
obstacles au libre développement du mouvement de masse, condition
sine qua non pour amorcer une ère de changement.)
5
- Pourquoi
préjuger de la forme
et de l'appellation
du mouvement social et démocratique ? "Hta
yizid ou nssamouh Saïd", comme on dit du côté de chez moi
("Quand il sera né on l'appellera René", si
on veut un équivalent
!). Nommer
n'est pas neutre et, en l'espèce, c'est déjà annoncer la couleur
pour ainsi dire. Le risque de réactiver les réflexes anciens est
d'autant plus présent qu'il est question de Front de Gauche et de
large Front National que d'aucuns transposeront automatiquement
dans
le binôme kominternien Parti
communiste-Front
national démocratique. Peut-être
faudrait-il parler plutôt de convergence
des luttes sociales ? (Les communistes espagnols avaient utilisé
ce terme.)
6
- D'autre
part, quel est au juste le contenu politico-idéologique de cette
notion de FG ? Est-il autre chose qu'une resucée des recettes
du socialisme -lesquelles ont fait la preuve de leur faillite ?
C'est
un gros problème qui se pose là et qui n'est pas que théorique. En
effet, de la définition de ce contenu procédera tout le reste.
7
- À
titre personnel, je proposerais que l'on parte des notions de société
libre
(référence
à l'"association
de producteurs libres", d'Old
Nick) et de dépérissement
de l'État, pour
en faire les discriminants fondamentaux
en
matière tactique et stratégique : qu'est-ce
qui fait avancer vers ces objectifs ultimes ?
Ainsi,
par exemple, tout ce qui tend à renforcer le pouvoir de l'État sur
la société doit être combattu. (Il
faut ruiner
le mythe démobilisateur et meurtrier du
tout-État :
quand l'État
soviétique
s'est effondré, des millions de Russes n'ont eu d'autre solution que
de mendier ou prostituer leurs filles et ce parce qu'un
État-Léviathan
a complètement écrasé la société civile pour
en faire une masse d'assistés ;
on
peut en dire autant de l'Algérie où à
la faveur d'une prétendue menace, délibérément et savamment
gonflée,
chacun s'est empressé de se mettre sous la protection de l'armée et
de la police politique, s'interdisant du même coup toute forme de
contestation des pratiques de ces deux pouvoirs et abandonnant
lâchement ses prérogatives citoyennes.)
8
- De
manière générale, c'est toute une critique de fond des théories
et des pratiques socialistes qu'il faudrait mener en
parallèle
pour dégager le chemin à de
nouvelles
pratiques et leur éviter de se fourvoyer dans les ornières de ce
qui est mort mais
qui continue de
peser d'un poids très lourd sur le cerveau des vivants.
9
- Le
lieu de rappeler, ici,
que le mouvement de masse doit
être appréhendé dans la totalité
politico-sociale qui est la sienne. C'est dire autrement qu'il
aura besoin de son intelligentsia organique propre,
celle
qui
saura défendre les intérêts spécifiques du mouvement et des
classes qui le composent, et
qui se constituera dans la pratique même de ce mouvement (et
non
en laboratoire clos).
Cela (appréhender
le mouvement dans sa totalité)
ne saurait se faire sans la production d'analyses fouillées sur les
luttes de classes
en Algérie. (Quelques
interrogations qui me paraissent essentielles :
quelles sont les classes fondamentales qui s'affrontent aujourd'hui,
chez nous, structurant du même coup tout le champ politique et
social ? Où en est le développement du capitalisme dans les
campagnes et quels effets a-t-il sur la restructuration de la
paysannerie ?
La caste militaro-compradore au cœur du pouvoir : quelles
sont ses alliances, nationales et internationales ?
Etc.).
10
- À
l'ordre du jour de cette intelligentsia, il y aura aussi
et concomitamment, la lutte idéologique contre les mythes fondateurs
du pouvoir prétorien qui se
traînent
encore. Il faut avoir le courage de
s'attaquer
au
story
telling de
la caste militaro-compradore, le roman
national
frelaté et indigent qu'elle a concocté au fil du temps pour se
légitimer. Il faut réhabiliter les grandes figures nationales
passées à la trappe de l'historiographie officielle (Ferhat Abbas,
cheikh Benbadis...), mettre en exergue le travail des formations
politiques comme le PCA, l'UDMA... Tout
un programme ! Où il s'agira de ne pas se laisser impressionner
par les tabous, style 1er
Novembre, Génération de Novembre,
etc, lesquels d'ailleurs ne prennent plus avec les nouvelles
générations.
11
- Ne
nous dissimulons donc
pas que cela suppose d'en avoir fini une fois pour toutes avec
l'idéologie
plébéio-nationaliste, cette nuit
où tous les chats sont gris, cette
nuée faite
de mensonges, de raccourcis, d'éruptions
météoriques de
nationalisme de bazar,
qui empêchent encore de voir le
pouvoir politique algérien
sous
sa véritable nature. (Dur
travail de révision pour les vétérans
des mouvements progressistes surtout,
encore
largement infectés par ce nationalisme plébéien qui les a souvent
empêchés de saisir les enjeux politiques sous l'angle de la lutte
des classes.)
12
- Un
dernier mot : le texte parle de "radicalité" ;
c'est exactement le terme clé d'une démarche qui
se voudrait réellement et profondément novatrice. Souvenons-nous
que c'est sa radicalité qui a valu au FIS le soutien populaire large
dont il a bénéficié. L'enjeu
est donc tout simplement : forger une radicalité progressiste
et civilisée.
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