braniya chiricahua




L'ancien se meurt, le nouveau ne parvient pas à voir le jour. Dans ce clair-obscur surgissent des monstres.
Antonio Gramsci

vendredi 22 mai 2015

RADICALITÉ DE GAUCHE : QUELLE RADICALITÉ ? QUELLE GAUCHE ?

Il y a quelque temps, des camarades m'ont fait parvenir un texte politique sur lequel ils me demandaient de donner mon avis. Il s'agissait d'un écrit appelant à la constitution d'une « radicalité de gauche » en Algérie. Voici les remarques que j'avais faites sur ce texte. Peut-être intéresseront-elles des lecteurs du blogue…

Old Nick
1 - Les déformations de type sectaire et za'imistes chez nous sont si profondément ancrées dans les comportements, que je crains que le seul fait de nommer la forme que devrait prendre le mouvement réel (Front de Gauche) ne vaille pour certains autorisation et incitation à la créer, et ce malgré les mises en garde très claires du texte contre un Front « proclamatif ».

2 - Il est à craindre, en effet, que si l'on fixe dès le départ un tel objectif au travail militant (faire advenir un FG), alors il sera difficile d'éviter la répétition de ce contre quoi le texte met en garde : les mouvements sociaux multiformes pourront sembler de moindre importance s'ils ne sont pas organisés -et alors on précipitera, dans un mouvement spontané, la pose du cadre organique-, alors que l'essentiel, pour l'heure, c'est de bien prendre conscience que ces luttes ne sont pas moins nobles parce qu'inorganisées, qu'elles sont d'une grande variété (et cela est profondément nouveau), qu'elles produiront leurs leaders et se donneront les formes qui ne seront sûrement pas ce que les prescripteurs de tous bords voudraient qu'elles soient.

3 - Peut-être, alors, faudrait-il apporter une première inflexion à l'économie du texte afin d'affirmer avec plus de force encore le primat absolu des luttes sociales et citoyennes sur la nécessité de les organiser. (Ne rien faire qui puisse contrecarrer le libre développement de ces luttes : respecter leurs chefs et consentir aux types d'organisations qu'elles se donnent ; ne pas essayer de les ramener dans le giron de l'Ugta si elles créent un syndicat libre, par exemple ; ce que les militants de gauche aguerris ont à faire, c'est d'être dans le mouvement, l'accompagner clairement et franchement en évitant de se mettre en avant, de le confisquer, afin d'être en position morale de dispenser, le moment venu et avec le tact voulu, quelques conseils.)

4 - La seconde inflexion consisterait à consacrer un développement plus important à « l'horizontalité ». Développer l'horizontalité, c'est ouvrir la voie à l'initiative créatrice des masses en mouvement, c'est promouvoir les nouvelles formes de liaison et de coordination que permettent les technologies modernes de la communication, c'est aussi et du même coup se prémunir contre le verticalisme centralisateur, étouffoir du mouvement spontané. (Prendre garde à ne pas reproduire la critique léniniste du spontanéisme de Rosa Luxembourg : le contresens historique serait patent car Lénine avait en vue un objectif stratégique, l'édification d'un parti d'avant-garde en forme d'armée disciplinée afin de s'emparer du pouvoir ; alors qu'il s'agit, dans le cas qui nous occupe, de lever tous les obstacles au libre développement du mouvement de masse, condition sine qua non pour amorcer une ère de changement.)

5 - Pourquoi préjuger de la forme et de l'appellation du mouvement social et démocratique ? "Hta yizid ou nssamouh Saïd", comme on dit du côté de chez moi ("Quand il sera né on l'appellera René", si on veut un équivalent !). Nommer n'est pas neutre et, en l'espèce, c'est déjà annoncer la couleur pour ainsi dire. Le risque de réactiver les réflexes anciens est d'autant plus présent qu'il est question de Front de Gauche et de large Front National que d'aucuns transposeront automatiquement dans le binôme kominternien Parti communiste-Front national démocratique. Peut-être faudrait-il parler plutôt de convergence des luttes sociales ? (Les communistes espagnols avaient utilisé ce terme.)

6 - D'autre part, quel est au juste le contenu politico-idéologique de cette notion de FG ? Est-il autre chose qu'une resucée des recettes du socialisme -lesquelles ont fait la preuve de leur faillite ? C'est un gros problème qui se pose là et qui n'est pas que théorique. En effet, de la définition de ce contenu procédera tout le reste.

7 - À titre personnel, je proposerais que l'on parte des notions de société libre (référence à l'"association de producteurs libres", d'Old Nick) et de dépérissement de l'État, pour en faire les discriminants fondamentaux en matière tactique et stratégique : qu'est-ce qui fait avancer vers ces objectifs ultimes ? Ainsi, par exemple, tout ce qui tend à renforcer le pouvoir de l'État sur la société doit être combattu. (Il faut ruiner le mythe démobilisateur et meurtrier du tout-État : quand l'État soviétique s'est effondré, des millions de Russes n'ont eu d'autre solution que de mendier ou prostituer leurs filles et ce parce qu'un État-Léviathan a complètement écrasé la société civile pour en faire une masse d'assistés ; on peut en dire autant de l'Algérie où à la faveur d'une prétendue menace, délibérément et savamment gonflée, chacun s'est empressé de se mettre sous la protection de l'armée et de la police politique, s'interdisant du même coup toute forme de contestation des pratiques de ces deux pouvoirs et abandonnant lâchement ses prérogatives citoyennes.)

8 - De manière générale, c'est toute une critique de fond des théories et des pratiques socialistes qu'il faudrait mener en parallèle pour dégager le chemin à de nouvelles pratiques et leur éviter de se fourvoyer dans les ornières de ce qui est mort mais qui continue de peser d'un poids très lourd sur le cerveau des vivants.

9 - Le lieu de rappeler, ici, que le mouvement de masse doit être appréhendé dans la totalité politico-sociale qui est la sienne. C'est dire autrement qu'il aura besoin de son intelligentsia organique propre, celle qui saura défendre les intérêts spécifiques du mouvement et des classes qui le composent, et qui se constituera dans la pratique même de ce mouvement (et non en laboratoire clos). Cela (appréhender le mouvement dans sa totalité) ne saurait se faire sans la production d'analyses fouillées sur les luttes de classes en Algérie. (Quelques interrogations qui me paraissent essentielles : quelles sont les classes fondamentales qui s'affrontent aujourd'hui, chez nous, structurant du même coup tout le champ politique et social ? Où en est le développement du capitalisme dans les campagnes et quels effets a-t-il sur la restructuration de la paysannerie ? La caste militaro-compradore au cœur du pouvoir : quelles sont ses alliances, nationales et internationales ? Etc.).

10 - À l'ordre du jour de cette intelligentsia, il y aura aussi et concomitamment, la lutte idéologique contre les mythes fondateurs du pouvoir prétorien qui se traînent encore. Il faut avoir le courage de s'attaquer au story telling de la caste militaro-compradore, le roman national frelaté et indigent qu'elle a concocté au fil du temps pour se légitimer. Il faut réhabiliter les grandes figures nationales passées à la trappe de l'historiographie officielle (Ferhat Abbas, cheikh Benbadis...), mettre en exergue le travail des formations politiques comme le PCA, l'UDMA... Tout un programme ! Où il s'agira de ne pas se laisser impressionner par les tabous, style 1er Novembre, Génération de Novembre, etc, lesquels d'ailleurs ne prennent plus avec les nouvelles générations.

11 - Ne nous dissimulons donc pas que cela suppose d'en avoir fini une fois pour toutes avec l'idéologie plébéio-nationaliste, cette nuit où tous les chats sont gris, cette nuée faite de mensonges, de raccourcis, d'éruptions météoriques de nationalisme de bazar, qui empêchent encore de voir le pouvoir politique algérien sous sa véritable nature. (Dur travail de révision pour les vétérans des mouvements progressistes surtout, encore largement infectés par ce nationalisme plébéien qui les a souvent empêchés de saisir les enjeux politiques sous l'angle de la lutte des classes.)

12 - Un dernier mot : le texte parle de "radicalité" ; c'est exactement le terme clé d'une démarche qui se voudrait réellement et profondément novatrice. Souvenons-nous que c'est sa radicalité qui a valu au FIS le soutien populaire large dont il a bénéficié. L'enjeu est donc tout simplement : forger une radicalité progressiste et civilisée.







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