Ferhat Abbas nous a quittés, il
y a 30 ans, le 24 décembre 1985. Son nom, comme celui d’autres
personnalités bannies d’existence durant plusieurs décennies, est
revenu sur l’espace public national après octobre 1988.Pourtant,
explique Malika Rahal, historienne, chargée de recherche à
l'Institut d'histoire du temps présent (CNRS), les clichés et les
stéréotypes sur le parcours politique du premier président du GPRA
restent tenaces.
De même que son positionnement
post-indépendance contre la mise en place d'un système autoritaire
est peu évoquée. Une remise en perspective passionnante sur un
homme encore méconnu.
HuffPost Algérie : Quand on remet en perspective les différentes expériences et, surtout, les actions qui ont rythmé le mouvement national algérien, quel est le portrait qui résumerait le mieux le vécu politique de Ferhat Abbas ?
Ce qui est remarquable dans
le parcours de Ferhat Abbas, c’est son exceptionnelle longévité
qui fait qu’il a plusieurs vies en politique. Il multiplie les
expériences et les engagements, et il évolue dans ses opinions
d’une façon qu’on n’a parfois pas su voir, au risque de faire
de lui une personne anachronique et décalée.
Né en 1899, Ferhat Abbas a été un élève de l’école française, il fait partie de la minorité
issue de la population colonisée ayant accès aux études comme
cadre de l’Association des étudiants musulmans d’Afrique du Nord
(AEMAN), avant devenir élu local puis lieutenant du Dr Mohammed
Bendjelloul à la tête de la Fédération des élus musulmans
algériens fondée en 1927.
Dans les années 1920 et 1930,
c’est par la plume qu’il se fait connaître avec la volonté de
sortir la population de la pauvreté par l’éducation. Il est alors
au cœur du courant Jeune Algérien et défend en 1936 le projet
Blum-Violette. Il est alors assimilationniste avec une radicalité
qu’on ne peut comprendre si on l’observe à partir de la
situation de 1954, mais qui, à son époque, est réelle.
Préoccupé par le devenir de la
paysannerie, et convaincu que la politique, c’est le nombre, il
fonde avant la seconde guerre mondiale un éphémère parti de masse,
l’Union populaire algérienne (UPA, 1938). Les notables comme
Bendjelloul jugeaient alors difficile à suivre cette rupture avec
les formes d’engagement de la Fédération des élus, et Abbas
s’est alors entouré d’hommes plus jeunes et plus militants.
C’est sur la base des mêmes
principes républicains, égalitaristes et anticolonialistes qu’Abbas
évolue durant la seconde guerre mondiale vers la revendication d’une
citoyenneté désormais algérienne. Grâce à des hommes plus
jeunes, notamment ses lieutenants Ahmed Boumendjel et Ahmed Francis,
le contact était possible avec les nationalistes du PPA de Messali
durant les intenses discussions qui aboutissent à la production d’un
document fondamental, le Manifeste du peuple algérien, en février
1943.
Abbas y défend une République
algérienne démocratique et sociale. Les autorités françaises
prennent alors très au sérieux son influence grandissante, d’autant
que se crée autour du Manifeste une Association des Amis du
Manifeste et de la Liberté (AML) qui rassemble en quelques semaines,
dit-on, jusqu’à 500 000 membres. Les chiffres sont incertains,
mais le succès ne fait aucun doute.
C’est après le Congrès
musulman de 1936 et avant le Front de Libération nationale, le
second front anticolonialiste. La répression de mai 1945, notamment
dans le Constantinois, à Sétif et Guelma, montre bien qu’aucune
expression politique ne serait tolérée par les autorités. Durant
cette période, les Européens font de lui l’homme à abattre, et
exigent sa tête. Il est finalement arrêté, avec son compagnon
Ahmed-Cherif Saadane.
En prison, il rédige un
testament politique, où il apparaît qu’il se pense à la fin de
la vie politique. En fait, le texte deviendra le programme de son
nouvel engagement au sein de l’Union démocratique du Manifeste
algérien à partir de 1946.
Au sein de l’UDMA, Ferhat
Abbas continue de défendre un projet de République algérienne
démocratique et sociale, sur la base du texte du Manifeste de 1943.
Surtout, comme le font aussi le MTLD et le PCA, les militants de
l’UDMA travaillent à mobiliser, à former, à encadrer la
population et à diffuser des idées politiques où le nationalisme
tient une large part.
On ne comprend rien au
développement du FLN à partir de 1954, et à la mobilisation
populaire qu’il est capable de susciter si l’on ne considère pas
le travail de ces partis politiques.
Abbas est alors aussi un
diplomate, qui noue des contacts, à Paris ou au Maghreb, négocie
pour éviter à son parti une répression de plus en plus dure, tente
de gagner sur le terrain de l’assemblée algérienne ou des
assemblées locales où il est élu. Au sein même de l’UDMA se
développent des discussions parfois difficiles, lorsque Ferhat Abbas
est contesté, notamment par les jeunes, qui le jugent insuffisamment
radical, et trop engagé dans ces activités qui n’apportent aucun
résultat tangible.
Après le déclenchement du 1er
novembre 1954, le décalage s’accroit quand, du fait de la
répression, il est impossible de médiatiser les négociations
secrètes qui ont lieu entre le FLN et l’UDMA. Bien des militants
locaux rallient alors l’ALN individuellement, en attendant que leur
parti soit officiellement dissout, en avril 1956 et que Ferhat Abbas
ne rallie le Caire. *
Au sein du FLN, il prend en 1958
la présidence du GPRA, auquel il donne un visage internationalement
reconnu. Le ralliement de l’UDMA et de son chef, contribue à
accroître le crédit du FLN à l’extérieur, en lui donnant
l’image d’un mouvement plus politique. Lors des manifestations de
Décembre 1960, son nom est scandé comme celui d’un chef d’état.
Le refus de toute négociation du côté français fait durer la
guerre, et transforme les rapports de force au sein du FLN et du GPRA
dont Abbas est finalement exclu.
En labourant le champ de
l'UDMA et en passant au crible la perception de Ferhat Abbas par
l'opinion algérienne, vous avez constaté que ce courant "a
fait l'objet de stéréotypes à la vie dure". Avez-vous le
sentiment que le regard des Algériens à son endroit est toujours à
charge ?
Dans l’histoire dominante qui
s’est développée depuis l’indépendance, et notamment
l’histoire de la guerre, on a valorisé selon plusieurs critères.
On a valorisé la lutte armée sur la lutte politique (quand l’UDMA
était un parti politique, et qu’elle ne s’est ralliée au FLN
qu'en 1956) ; on a valorisé une vision populiste de l’histoire
(quand l’UDMA avait la réputation d’être un parti bourgeois) ;
et on a valorisé la vision arabo-musulmane défendue par
l’Association des Ulama (quand l’UDMA avait la réputation d’être
francophone et laïque).
On pourrait montrer pour chaque
critère à quel point les stéréotypes sont tenaces. Par exemple,
il faut souligner la proximité entre Ferhat Abbas, et Abdelhamid
Benbadis ou Bachir Ibrahimi, et surtout sur le terrain, la proximité
voir la superposition des sections de l’UDMA avec les groupes
locaux de l’association des Ulama dans les années 1940 et 1950. **
Bien souvent, les piliers des
madrassat (écoles) de l’Association sont des militants de l’UDMA,
et le parti développe un discours religieux et sur la religion bien
plus complexe que ce qu’on croit savoir de lui. L’opposition
caricaturale entre des francophones laïcs à l’UDMA et des
arabophones musulmanes à l’Association des Ulama ne correspond à
rien sur le terrain. Mais elle est encore très répandue
aujourd’hui.
Ce qui m’a intéressée en travaillant sur
l’UDMA, c’est de voir que certains stéréotypes, et certaines
critiques contre Ferhat Abbas naissent très tôt, dans la
compétition entre UDMA et MTLD dans les années 1940 par exemple.
Comme souvent dans les discours
de disqualification, certains arguments sont fragiles et ils ont
pourtant eu la vie dure : on dit ainsi volontiers d’Abbas qu’il
est francisé, et l’on en veut pour preuve son mariage avec une
française. En effet, dès les années 1940, on trouve des militants
du MTLD qui chahutent les meetings UDMA, empêchant Abbas de parler
en criant “Mme Perez! Mme Perez!” du nom de son épouse au motif
qu’elle est française. *** Peu importe que la compagne de Messali Hadj
aussi ait été française aussi, l’important c’était d’utiliser
l’argument comme arme politique.
Les phrases que l’on reproche
éternellement à Abbas sont des phrases qu’on trouve déjà dans
les sources documentaires des années 1940 au MTLD où l’on fustige
“Monsieur La France c’est moi”. Au demeurant, les gens de
l’UDMA avaient leurs propres stéréotypes sur le MTLD : ils les
accusaient d’être des “chômeurs professionnels” (c’est-à-dire
rémunérés par le parti) et des voyous. Mais la vision du monde de
l’UDMA (et ses stéréotypes) n’ont pas survécu jusqu’à nous
de la même façon.
Comme historienne, je trouve passionnant
de me demander comment la vision critique du MTLD est parvenu à
s'imposer, à quel moment la vision de l’UDMA a été perdue, ou
pourquoi l’Association des Ulama est devenue un modèle de
nationalisme alors même que son ralliement au FLN est plus tardif
encore que celui de l’UDMA...
Longtemps
éliminé des manuels de l'histoire agréés par l'Education
nationale en Algérie, le nom de Ferhat Abbas a réinvesti l'espace
public ces vingt dernières années. Jouit-il pour autant de la place
censée être la sienne dans la mémoire algérienne ?
Ce
n’est pas le rôle de l’historienne de juger de la place que la
société accorde à un personnage pour dire si elle est “bonne”,
“suffisante” ou “juste”. C’est vrai que Ferhat Abbas a
connu un regain d’intérêt qui se voit notamment dans le domaine
des publications. Plus largement, depuis 1988, on a vu s’élargir
le champ éditorial de façon à permettre la publication d’ouvrage
de mémoires, d’autobiographies ou de biographies en grand nombre.
La publication de la biographie
de Ferhat Abbas par Zakya Daoud et Benjamin Stora en 1995 en France a
marqué une première étape de la reconnaissance de ce personnage.
Elle a été suivie par plusieurs livres de Leïla Benammar
Benmansour visant clairement à le réhabiliter. Comme d’autres, le
nom de Ferhat Abbas a été apposé, notamment à l’Université de
Sétif, à l’aéroport de Jijel.
Ses ouvrages reparaissent en
Algérie même : « La Nuit coloniale » est reparu en 2005 avec une
préface du président de la république. Son ouvrage posthume, «
Demain se lèvera le jour » est paru en 2010 aux éditions
Alger-Livres Éditions. Nul doute que Ferhat Abbas a une place plus
importante aujourd’hui qu’il y a vingt ans.
Ainsi, après avoir été exclu
avec les autres militants de l’UDMA du GPRA et remplacé par
Benyoucef Benkhedda, Ferhat Abbas rejoint le groupe de Ben Bella à
Tlemcen et devient le premier président de l’Assemblée nationale
constituante. On gagnerait aussi à mieux comprendre comment il
évolue jusqu’à démissionner de la présidence de l’Assemblée
pour protester contre le pouvoir autoritaire du président Ben Bella
en septembre 1963.
Ou à mieux étudier et mieux
comprendre l’Appel au peuple algérien, signé en 1976 avec
Benyoucef Ben Khedda, Hocine Lahouel et Cheikh Mohammed Kheireddine,
appelant à fin du pouvoir personnel du président Boumediene et du
caractère provisoire des institutions du pays afin de le protéger
contre toute intervention étrangère. Autant de sujet sur lesquels
on continue — avec une certaine obstination — à ne pas
s’interroger.
NOTES DE BRANIYA
* Ce seront ses rencontres avec 'Abane (1956) qui décideront F. 'A. à rallier le FLN.
** Lakhdar Bentobbal fit assassiner le neveu de F.'A., 'Alloua, pharmacien et élu UDMA de Constantine, au motif que ce dernier venait de lancer une souscription en faveur de l'association des 'Oulamas. (20 août 1955).
*** Méthodes de voyous, de baltagias, qui perdurent encore, alimentant sans cesse une culture de la violence, décidément consubstantielle au FLN.
NOTES DE BRANIYA
* Ce seront ses rencontres avec 'Abane (1956) qui décideront F. 'A. à rallier le FLN.
** Lakhdar Bentobbal fit assassiner le neveu de F.'A., 'Alloua, pharmacien et élu UDMA de Constantine, au motif que ce dernier venait de lancer une souscription en faveur de l'association des 'Oulamas. (20 août 1955).
*** Méthodes de voyous, de baltagias, qui perdurent encore, alimentant sans cesse une culture de la violence, décidément consubstantielle au FLN.
http://www.huffpostmaghreb.com/2015/12/25/ferhat-abbas_n_8876446.html?utm_hp_ref=algeria
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