ENGAGEMENTS ET DÉCHIREMENTS. LES INTELLECTUELS ET LA GUERRE D’ALGÉRIE
L’archive et l’histoire, un grand projet
documentaire
Après
avoir retracé la vie littéraire sous l’Occupation à travers les
archives conservées par ses soins, l’IMEC propose, du 16 juin au
14 octobre 2012, à l’abbaye d’Ardenne, une grande exposition
consacrée à la guerre d’Algérie. Un livre, coédité avec les
éditions Gallimard, réunit ces archives exceptionnelles, et des
rencontres viennent enrichir cette manifestation. Au-delà des tabous
et des silences, au-delà des partis pris, l’IMEC a voulu retracer,
grâce à des documents inédits, l’histoire de la guerre d’Algérie
à partir d’un nouveau point de vue. Cette autre guerre que l’IMEC
a choisi de montrer, c’est celle menée par les intellectuels. Dès
1945, les premières voix se font entendre ; dès 1954, les esprits
se mobilisent. On oublie parfois l’âpreté des débats et surtout
la complexité des positions – comme si tous avaient été,
d’emblée et unanimement, anticolonialistes ; comme si
l’indépendance était facile à penser ; comme si la politique
allait sans déchirements. Solidarités et clivages, renoncements ou
radicalisations… l’archive expose l’intensité des
affrontements et permet de mieux saisir lescontours de cette «
bataille de l’écrit » menée au nom du droit, de la vérité et
de la liberté.
Retracer
l’histoire d’un combat en archives. Exposer, pièce à pièce,
les documents qui subsistent de la bataille des idées qui a anticipé
et accompagné les faits de guerre. L’enjeu est sensible,
l’exercice difficile : quel corpus, quel choix, comment organiser
un récit, créer des articulations claires, comment restituer
l’intensité des positions ? Catherine Brun et Olivier
Penot-Lacassagne, tous deux chercheurs, maîtres de conférences à
la Sorbonne nouvelle – Paris 3, commissaires de l’exposition «
Engagements et déchirements, les intellectuels et la guerre
d’Algérie » et auteurs du livre coédité par l’IMEC et
les éditions Gallimard, ont conduit cette recherche.
Catherine
Brun revient ici sur les enjeux de ce parcours.
À
l’invitation de l’IMEC, vous réalisez à l’abbaye d’Ardenne,
et dans le cadre de la commémoration de la déclaration de
l’indépendance de l’Algérie, une grande exposition qui permet
d’aborder ces années de conflit à partir d’un point de vue
original : le
discours des intellectuels, le combat des idées. Quel est l’enjeu
de ce projet ?
Il
s’agissait d’abord de manifester sur pièces d’archives la
précocité et la diversité des prises de position, d’invalider
ainsi l’opinion répandue selon laquelle rien – ou si peu et si
mal – n’aurait été pensé et écrit sur ce conflit. La guerre
d’Algérie est au contraire pour les clercs, après la Deuxième
Guerre mondiale vécue comme une défaite de la pensée, le moment et
le lieu d’un ressaisissement collectif. C’est aussi une épreuve,
déchirante, qui malmène les groupes constitués, les oppositions
partisanes, remodèle le paysage intellectuel et politique. Très
tôt, de part et d’autre de la Méditerranée, des hommes et des
femmes se mobilisent pour la paix. Ils divergent quant aux raisons de
se mobiliser (morales ? politiques ?), quant à la fin visée
(l’indépendance algérienne, la constitution d’unefédération
de communautés, le maintien de l’Algérie française) et aux
moyens d’y parvenir. L’exposition, qui prend le parti de
l’ouverture historique, géographique, politique, permet de saisir
à la fois l’évolution des débats sur la conscription, sur
l’usage de la torture, sur le caractère nationaliste des
revendications indépendantistes, sur l’avenir des Européens
d’Algérie… – et leur radicalisation progressive. Elle dresse
le portrait de deux générations d’intellectuels – les aînés,
marqués par la Résistance, et les cadets, qui naissent alors à la
conscience politique –, en même temps qu’elle permet de saisir
des trajectoires singulières, telle celle de Paul Rivet, premier élu
du Front populaire devenu fervent défenseur de l’Algérie
française, de Jean Amrouche, entêté à faire lien entre le FLN et
de Gaulle, ou de Frantz Fanon, engagé dans les Forces Françaises
Libres en 1943, et mort en fédérateur des peuples africains en
marche vers l’indépendance.
Documents
inédits, revues oubliées, manifestes, tracts, correspondances…
des centaines de documents ont été identifiés au fil de votre
recherche. Comment s’est organisée cette enquête documentaire ?
J. Senac (1953) |
Nous
avons d’abord pensé nous concentrer sur les documents issus des
dizaines de fonds, parmi ceux conservés à l’IMEC, qui croisaient
la guerre d’Algérie. Certains sont d’ailleurs si riches qu’ils
pourraient nourrir à eux seuls un projet. Il est rapidement apparu,
toutefois, que l’exposition aurait alors été déséquilibrée et
que certaines positions (celle des partisans de l’Algérie
française, celle des réseaux de soutien au FLN, celle des écrivains
et intellectuels vivant en Algérie) auraient été, sinon absentes,
du moins sous-représentées. Nous avons alors enquêté pour
localiser les archives déposées auprès d’institutions – le
fonds Ricoeur, le fonds Mandouze, le fonds Vidal-Naquet, les fonds
Sénac, Roy, Audisio, Roblès, les fonds de la Bibliothèque de
documentation internationale contemporaine (BDIC), les archives
d’Armand Gatti… – avant de compléter nos informations auprès
de collectionneurs privés, dont certains ont souhaité rester
anonymes.
Ces pièces manuscrites ou rares (comme les numéros clandestins de Vérités, bulletin des réseaux Jeanson et Curiel, ou l’original du rapport longtemps inédit de Michel Rocard sur les camps de regroupement) ont été complétées par l’acquisition d’ouvrages essentiels, tels La Tragédie algérienne de Raymond Aron, Djamila Boupacha de Gisèle Halimi et Simone de Beauvoir ou La Révolution du 13 mai d’Alain de Sérigny. Nous avons enfin élargi notre enquête aux documents audiovisuels conservés à l’INA. Il s’agissait de combler des manques et de rendre compte de la diversité des supports (du manuscrit à l’affiche en passant par le tract, l’émission de radio ou le programme télévisé) ayant relayé les débats.
Ces pièces manuscrites ou rares (comme les numéros clandestins de Vérités, bulletin des réseaux Jeanson et Curiel, ou l’original du rapport longtemps inédit de Michel Rocard sur les camps de regroupement) ont été complétées par l’acquisition d’ouvrages essentiels, tels La Tragédie algérienne de Raymond Aron, Djamila Boupacha de Gisèle Halimi et Simone de Beauvoir ou La Révolution du 13 mai d’Alain de Sérigny. Nous avons enfin élargi notre enquête aux documents audiovisuels conservés à l’INA. Il s’agissait de combler des manques et de rendre compte de la diversité des supports (du manuscrit à l’affiche en passant par le tract, l’émission de radio ou le programme télévisé) ayant relayé les débats.
Sennep (1960) |
Siné (1960) |
Nous voulions que les archives retenues racontent une histoire sans renoncer à signaler des points de perplexité ou à ouvrir le spectre des références apprises. Il a donc fallu inventer un équilibre entre des pièces d’archives incontournables comme la première version du Manifeste dit « des 121 », des pièces sur le droit à l’insoumission, et des pièces moins attendues. Le différend majeur et nourri entre Jacques Soustelle, ethnologue devenu ministre résidant en Algérie, et les membres du Comité de intellectuels contre la poursuite de la guerre en Afrique du Nord, ou encore les dissensions nées de l’accès du général de Gaulle au pouvoir, après le 13 mai 1958, méritaient d’être signalés, notamment en ce qu’ils contredisent l’idée réductrice d’une gauche indépendantiste et d’une droite Algérie française.
Il y eut à ce moment des gauches et des droites, des manières différentes de souhaiter l’indépendance ou de la récuser. Les archives, précisément en ce qu’elles constituent un matériau brut, non apprêté, que ne digère pas encore un discours interprétatif forcément orienté, mais aussi en ce qu’elles révèlent ce que l’on n’a pas souhaité d’abord rendre public, manifestent, parfois crûment, les différends.
Les
archives apporteraient-elles un nouvel éclairage sur les événements
? Y aurait-il un enseignement à tirer de cette mémoire documentaire
réunie pour la première fois ?
Ce
que montrent les archives, c’est le caractère problématique de la
notion même d’« événements ». Si les faits peuvent et doivent
être établis par les historiens, reste à définir où ils
commencent et où ils s’arrêtent. C’est ainsi que nous avons
choisi d’ouvrir l’exposition en mai 1945, avec les massacres du
Constantinois, et de la suspendre en 1968, sur les derniers décrets
d’amnistie. En amont du conflit, la lucidité quasi prophétique de
certains intellectuels
et écrivains confond. « L’Algérie restera-t-elle française
? », interroge
Amrouche (1943), « L’Algérie vivra-t-elle ? »,
surenchérit Reggui (1946). Mais il faudrait aussi citer les mises en
garde de Camus (« Crise en Algérie », Combat, 13-14 mai
1945), de la revue Esprit (« Prévenons la guerre en Afrique
du Nord », no 4, avril 1947), de Mohamed Dib (L’Incendie,
Seuil, collection « Méditerranée », 1954), de Kateb Yacine (« Le
Cadavre encerclé », revue Esprit, livraisons de
décembre 1954 et janvier 1955), etc. Ce que les archives rendent
aussi sensible, ce sont les phénomènes d’occultation et de
surexposition mémorielles.
Non, la question de la torture n’a pas
été révélée en 2000 ; non, le Manifeste des 121 ne suffit pas à
rendre compte des engagements intellectuels de la période. Frappent
enfin la vigueur et le nombre des échanges : en même temps qu’ils
s’efforcent d’atteindre l’opinion française, les intellectuels
se lisent, se répondent, et leurs livres, articles, correspondances
reflètent cet engagement de chaque jour. Des hommes, des femmes, que
ne requiert pas le combat sur le terrain militaire, s’arrachent à
leurs occupations ordinaires, se refusent aux dis tractions en vogue
pour s’efforcer de convaincre et de persuader. S’ils se mettent
ainsi, eux et leur famille, en danger
(saisies, arrestations, exils,
menaces physiques),
c’est pour que survivent leurs
valeurs. Ils le savent : les guerres se gagnent ou se perdent dans
l’opinion autant que sur le terrain des opérations. Les archives
témoignent donc avant tout d’une foi vive dans les pouvoirs de la
pensée.
K. Yacine à André Walter (1947) |
Quelle
serait, pour vous, la pièce emblématique de ce parcours ?
Une
lettre que Kateb Yacine écrit à Albert Camus, deux mois avant que
celui-ci ne reçoive le Nobel. Elle dit superbement la fraternité
passée, le déchirement de la discorde et le rêve intime de
retrouvailles : « Exilés du même royaume nous voici comme deux
frères ennemis, drapés dans l’orgueil de la possession
renonçante, ayant superbement rejeté l’héritage pour n’avoir
pas à le partager. […] Irons-nous ensemble apaiser le spectre de
la discorde, ou bien est-il trop tard ? […] il est (peut-être)
urgent de remettre en mouvement les ondes de la Communication, avec
l’air de ne pas y toucher qui caractérise les orphelins devant la
mère jamais tout à fait morte. »
Propos
recueillis par Nathalie Léger
UNE GRANDE EXPOSITION
LA LETTRE DE L’IMEC NO15, PRINTEMPS 2012
C’est à partir des collections de l’IMEC, et en prenant appui sur l’expérience documentaire de l’exposition « Archives de la vie littéraire sous l’Occupation », que l’IMEC a souhaité engager une recherche approfondie sur l’engagement des intellectuels français face à la guerre d’Algérie. Jamais encore le discours des intellectuels et leur mobilisation face à la guerre d’Algérie n’avaient fait l’objet d’un récit en archives. Lettres, tracts, brochures, journaux, revues, manifestes… Aux côtés des fonds conservés à l’IMEC, et notamment de ceux de Jean-Marie Domenach, Jean Paulhan, Frantz Fanon, Kateb Yacine, Dionys Mascolo, Vladimir Pozner, Alain Robbe-Grillet, Michel Vinaver, et de La table ronde, du Seuil…, il était indispensable d’associer des collections privées : leurs ressources, et parfois leurs trésors, ont permis aux commissaires de l’exposition d’enrichir encore le parcours.
De plus, une précieuse coopération avec la Bibliothèque francophone multimédia de Limoges, la
Bibliothèque littéraire Jacques-Doucet, la Bibliothèque municipale à vocation régionale de Marseille (BMVR), les Archives nationales de France, le Centre d’histoire de la Résistance et de la Déportation / Ville de Lyon, le fonds Ricoeur de la bibliothèque de l’Institut Protestant de théologie de Paris, La Parole errante, la Maison Jules Roy, la Société de l’histoire du protestantisme français, la BDIC, l’EHESS et l’INA a permis de compléter et de préciser ce récit en archives. Dans cette guerre des idées, le choix des mots fut crucial : textes visionnaires de Camus, de Mounier, de Ricoeur… détermination des protagonistes – de Sartre à Domenach, de Jean Amrouche à Kateb Yacine, Vidal-Naquet ou Paulhan, de Fanon à Jeanson, de Petitjean à Laudenbach… –, engagement des revues, combats des éditeurs… Présentés en six espaces chronologiques accompagnés de focus thématiques (la torture, la conscription, le nationalisme…), plus de 250 documents ouvrent sur une nouvelle approche de l’histoire de ces engagements. Pour la première fois sont présentés les « ennemis complémentaires » et les alliés objectifs, sans point de vue surplombant, en sorte que chaque visiteur, à partir des documents et des éléments de contextualisation proposés, pourra mieux comprendre la nature des questions morales et politiques engagées dans ce conflit.
UN LIVRE
L’IMEC et les éditions Gallimard publient Engagements et déchirements. Les intellectuels et la guerre d’Algérie. 360 documents en couleurs y sont reproduits, dont de nombreux inédits, dans une version augmentée de l’exposition. Les auteurs, Catherine Brun et Olivier Penot-Lacassagne, présentent de manière détaillée chacun des documents. Ils resituent les clivages et ils éclairent les lignes de fracture.
Cycle de conférences avec Pierre Nora,
Jean-Pierre Rioux, Edgar Morin,
Raphaëlle Branche et Anne Simonin
Abbaye d’Ardenne, 15 juin – 5 juillet 2012
Cinq conférences exceptionnelles vont réunir ces historiens et intellectuels qui évoqueront l’intensité des combats d’idées, mais aussi le retentissement de cette période historique dans la pensée et la création contemporaines.
Ces rencontres apporteront des éclairages sur quelques-uns des grands sujets qui ont mobilisé et qui ont fait l’objet de débats : la torture, la lutte interne aux mouvements de résistance algériens, les Européens d’Algérie…
Les cinq invités choisiront chacun une pièce d’archives de l’exposition qu’ils commenteront. La conférence sera suivie d’un dialogue avec le public animé par les commissaires de l’exposition, Catherine Brun et Olivier Penot-Lacassagne.
Calendrier des conférences
vendredi 15 juin : Pierre Nora
mardi 19 juin : Jean-Pierre Rioux
mardi 26 juin : Edgar Morin
jeudi 28 juin : Raphaëlle Branche
mardi 3 juillet : Anne Simonin
Jean-Pierre Rioux, Edgar Morin,
Raphaëlle Branche et Anne Simonin
Abbaye d’Ardenne, 15 juin – 5 juillet 2012
Cinq conférences exceptionnelles vont réunir ces historiens et intellectuels qui évoqueront l’intensité des combats d’idées, mais aussi le retentissement de cette période historique dans la pensée et la création contemporaines.
Ces rencontres apporteront des éclairages sur quelques-uns des grands sujets qui ont mobilisé et qui ont fait l’objet de débats : la torture, la lutte interne aux mouvements de résistance algériens, les Européens d’Algérie…
Les cinq invités choisiront chacun une pièce d’archives de l’exposition qu’ils commenteront. La conférence sera suivie d’un dialogue avec le public animé par les commissaires de l’exposition, Catherine Brun et Olivier Penot-Lacassagne.
Calendrier des conférences
vendredi 15 juin : Pierre Nora
mardi 19 juin : Jean-Pierre Rioux
mardi 26 juin : Edgar Morin
jeudi 28 juin : Raphaëlle Branche
mardi 3 juillet : Anne Simonin
DES RENCONTRES
Pour accompagner l’approche documentaire proposée par l’exposition et le livre, l’IMEC organise à l’abbaye d’Ardenne un cycle de conférences et de rencontres avec de grandes figures d’intellectuels et d’écrivains.
L’Algérie des deux rives
Rencontre avec les revues Algérie Littérature / Action et NAQD
Abbaye d’Ardenne, 7 juin 2012
Terres d’accueil ouvrant leurs colonnes à l’expression courageuse et indépendante des écrivains et des intellectuels, les deux revues invitées oeuvrent chacune dans leur discipline – littérature pour Algérie Littérature / Action, sciences sociales et pensée critique pour NAQD – et participent à la « création d’une mémoire contemporaine » avec la volonté de croiser les regards et les interprétations.
Comment, cinquante ans après la signature des accords d’Évian, écrit-on dans ces revues la place de l’Histoire ?
Les années du colonialisme ? La lutte pour l’indépendance ? Le passage d’un millénaire à l’autre, avec ses épisodes douloureux à revisiter ? Comment les voix algériennes, d’un côté et de l’autre de la Méditerranée, disent-elles leur histoire ?
Avec Marie Virolle (responsable de la rédaction de la revue Algérie Littérature / Action, auteur de nombreux ouvrages et articles sur les littératures orales et écrites de l’Algérie et sur les rituels au Maghreb) et Hafid Hamdi-Cherif (membre de la rédaction de Naqd, enseignant dans plusieurs universités : Paris 8, Alger et Constantine. Ses principaux thèmes de recherche portent sur les questions d’identité et d’appartenance mais aussi sur la poésie et le patrimoine populaire).
Rencontre organisée en partenariat avec Ent’revues dans le cadre du cycle « Passage en revue »
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