'Abdelkader 'Alloula, grièvement blessé par balles le 10 mars 1994, décédera le 14 mars 1994, il y a 20 ans. Son assassinat ne fut revendiqué par personne, les commanditaires d'un acte aussi abject étant bien trop lâches pour assumer leur responsabilité. Ce texte, en hommage à celui dont j'ai eu le privilège d'être très proche, a été écrit en 1999 et publié dans la revue "Coups de théâtre".
Il
lui avait donné rendez-vous au café "le Djurdjura". Le
journaliste n'y avait jamais mis les pieds ; mais quand il fut
aux abords des lieux, il ne put s'empêcher d'éprouver de la gêne.
"Décidément, cet homme-là ne faisait rien comme les
autres", se dit-il.
Situé
à l'orée de la vieille ville, noyau originel de la cité sur lequel
veille, énigmatique et imperturbable, le saint patron des
puisatiers1,
le café était idéalement placé pour s'offrir comme une halte
bienvenue aux dockers qui remontaient du port, leur travail fini, en
direction du téléphérique qui leur ferait enjamber la large faille
bordant la ville pour les déposer sur les flancs de la montagne
tutélaire où s'accrochent, dans un désordre indescriptible, leurs
maisons hâtivement construites à coups de parpaings.
Par
une rue adjacente, les éboueurs arriveraient en groupes compacts,
sortant des entrepôts du service du nettoiement, coincés, tout près
de là, entre l'imposante muraille du fort espagnol et les jardins du
mess des officiers où il n'y a pas si longtemps une gazelle les regardait passer avec des yeux de velours débordant
de nostalgie. Leur chef charismatique, un petit homme noir et bossu
qui s'y connaissait en animaux, prétendait qu'elle était nourrie
exclusivement de bon tabac blond américain. Il s'empressait toujours
d'ajouter que les pauvres bêtes du jardin public n'avaient pas
droit, elles, à un pareil traitement ; et tout le monde se
lançait alors dans une glose interminable sur la place respective
des humains et des animaux dans la société. Le débat deviendrait
encore plus vif au café car les dockers avaient une vision des
choses et des bêtes sensiblement différente.
Le
café était bondé. Dès l'entrée, l'odeur âcre du tabac brun, de
la respiration et de la sueur des hommes entassés dans ce long boyau
enfumé, le prit à la gorge. Les vociférations des clients, les
hurlements du garçon lançant ses commandes au comptoir, le brouhaha
de la place où se concentrent les terminaux des lignes d'autobus,
rendraient vaine toute tentative d'enregistrer la conversation, pensa
le journaliste. "Quelle idée de fixer un rendez-vous pour un
entretien dans un endroit pareil !" se dit-il, passablement
dépité.
Car
il était décidé à "aller plus loin", comme l'on dit
dans le jargon de la profession, avec celui qui venait de faire un
énorme pied de nez au public. C'est du moins ce que le journaliste
avait pensé au spectacle de cette pièce de théâtre qui, en
rupture brutale avec tout ce que l'homme de l'art avait réalisé
depuis plus de deux décennies, renouait avec le divertissement
aimable et frivole, les costumes chatoyants et l'intrigue aux
enchaînements conventionnels. Le journaliste entendait lui en
demander raison ; il avait affûté ses arguments, construit un
questionnement implacable en espérant entendre, et en le redoutant
tout à la fois, l'aveu d'un échec du théâtre engagé. Mais
l'époque, après tout, n'était elle pas celle de l'échec des
engagements, comme se plaisent à le dire les faiseurs d'opinion ?
Alors, un échec de plus ou de moins...
Le
journaliste avait consulté une dernière fois ses fiches et repassé
dans sa tête le film des questions et les postures qu'il était de
bon aloi pour un homme de la plume d'afficher :
"- 'Abdelkader 'Alloula, vous venez, contre toute attente, de traduire et de réaliser
"Arlequin, serviteur de deux maîtres''
de Carlo Goldoni ; ce choix, qu'il vous
faudra motiver, n'est-il pas la négation même de toute votre quête
dramaturgique depuis près de trois décennies ?
- 'Abdelkader 'Alloula, comment le brechtien convaincu que vous êtes, l'explorateur
passionné du théâtre halqa populaire, le metteur en scène
scrupuleux, à qui n'échappe pas le moindre détail, le comédien et
le directeur de jeu exemplaire et exigeant, qui a donné au verbe
la prééminence sur le corps et sur
l'espace, qui a tenté une synthèse et un dépassement de Diderot,
Stanislavsky et Brecht, peut-il expliquer ce retour à la commedia
dell'arte et accepter de courir le risque de
retomber dans la stéréotypie des personnages, l'inconsistance du
texte et l'improvisation dans le jeu, aux seules fins, qui plus est,
d'un divertissement dans le sens le plus classique du terme ?
-Pour
le dire autrement, 'Abdelkader 'Alloula, vous, le pourfendeur obstiné
de ce que vous appelez le théâtre d'agencement aristotélicien,
c'est-à-dire de cette trinité, la mimésis, la catharsis et
l'identification, qui constitue, selon vous, l'épine dorsale du
théâtre bourgeois, ne pensez-vous pas que vous ayez remis en selle,
aujourd'hui, ces catégories aristotéliciennes si décriées ?
-Enfin, 'Abdelkader 'Alloula, votre théâtre s'appliquait, jusqu'ici, à
mettre en scène le petit peuple des cités, les simples gens aux
prises avec les nécessités de la survie. Vous teniez la gageure de
produire de l'art, donc du beau, à partir d'une réalité occultée
par la tradition esthétique dominante. Et voilà aujourd'hui les
classes oisives et aisées de retour sur votre scène ! Alors ? "
Le
journaliste avait gardé pour la bonne bouche quelques questions
subsidiaires. "Sait-on jamais, s'était-il dit ; une fois
que j'aurai fait donner la grosse artillerie, peut-être sera-t-il
nécessaire de lui ménager une porte de sortie... Et puis, l'homme a
de la ressource... j'aurais peut-être besoin moi-même de quelque
esquive..."
"- 'Abdelkader 'Alloula, "Arlequin",
n'est-ce
pas aussi une manière, malicieuse et fraternelle certes, de vous
démarquer, encore une fois, de votre alter
ego,
Kaki2?
Lui, Piscator, vous, Brecht ; lui, Carlo Gozzi, vous Carlo
Goldoni ; lui la fable et le merveilleux, vous, le réalisme et
l'enquête sociologique ?
- 'Abdelkader 'Alloula, personne ne croira, connaissant votre culte de la métaphore
et du non-dit, que ce "serviteur de
deux maîtres'' soit un choix innocent. Que
vouliez vous suggérer par là ? L'impossibilité de concilier
les contraires ? Ou l'inanité d'un choix entre deux solutions
également dommageables ?
- 'Abdelkader 'Alloula, que peut proposer le théâtre face au déferlement de haine
et de violence qui ravage le pays ? Ne pensez vous pas que c'est
son existence même que le théâtre est en train de jouer dans cette
tourmente ?"
Quand
il sortit du café, le journaliste fut long à retrouver les bruits
de la ville et la normalité du réel. Rien ne s'était passé comme
il avait eu l'outrecuidance de le penser et il s'apercevait que
beaucoup de choses échappaient encore à sa perspicacité. Le
dramaturge avait parlé avec douceur et timidité ; comme
toujours ; mais il y avait une grande tristesse dans sa voix et
une expression étrange zébrait, par moments, son regard ; quelque
chose qui pouvait être une angoisse sourde perçait dans son propos.
Il avait dit :
"- Nous
sommes en 1993 et nous entendions célébrer le bicentenaire de la
mort de Carlo Goldoni, celui-là même qui lutta contre la décadence
de la commedia dell'arte et sa récupération par les classes
parasitaires. Nous nous inscrivons dans l'universalité. Goldoni nous
appartient comme les "Mille et une nuits" appartenaient à
Carlo Gozzi1.
Nos recherches sur le théâtre nous ont mené à Goldoni et à
Aristote eux-mêmes, avant que la bourgeoisie ne se fût emparée
d'eux et ne les eût défigurés.
Nous
sommes en 1993 et le message de notre ami Bertolt Brecht est plus que
jamais présent en nous, dans notre réflexion, dans notre travail.
“ Nous déduisons notre esthétique comme notre morale des
besoins de notre combat ”, disait il. Aujourd'hui, face à
la montée des périls, nous estimons que l'art est plus que jamais
sommé de prendre sa place, et sa part, au combat. Alors, nous avons
choisi de nous adresser à la masse de nos jeunes, que nous sentons
de plus en plus sensibles à la séduction de la destruction et de la
mort. Que pouvions-nous, en tant qu'artistes, opposer à la
majoration de la pulsion de mort, sinon le spectacle magnifié des
jeux éternels de l'amour, de la beauté, de la vie, et l'offrir à
ceux qui en sont si injustement et si cruellement privés ? L'art
n'est pas tenu d'apporter une réponse symétrique aux problèmes de
la société, mais une réponse spécifique. Le théâtre ne peut
rien proposer d'autre qu'un divertissement.
Simplement,
nous pensons que ce divertissement peut, et doit selon notre
conception propre, s'articuler à une recherche du vrai. S'il en est
ainsi, alors le théâtre est, comme toute recherche de la vérité,
une aventure incertaine et risquée, où un péril mortel peut
jaillir, à chaque instant, au détour d'une apparence bousculée ou
d'un simulacre renversé. Oedipe, dans sa quête terrifiante, a
indexé définitivement cette tradition dans laquelle nous nous
inscrivons quoi que nous fassions. On ne part pas impunément à la
recherche du vrai, certes ; mais où résident la grandeur
d'Oedipe et le génie de Sophocle ?
Permettez moi,
pour finir, d'oser cette image que me suggère votre question sur le
devenir de notre art. Notre théâtre se tient aujourd'hui en ce lieu
où il lui faut tutoyer la mort, comme Hamlet dialoguant avec le
crâne de Yorick. Mais le dialogue ne commence-t-il pas
justement au moment même où l'homme se dédouble et se met à
contempler son image, maintenant détachée de lui et lui faisant
face, celle du néant ? Le théâtre a l'éternité de l'homme
devant lui."
Les
mots du dramaturge résonnaient dans la tête du journaliste comme un
sinistre présage. Tout prenait le ton et la forme d'une sombre
prophétie, chahutée cependant par des éléments scabreux,
exorbitants de la juridiction de la tragédie antique, scellée à
jamais dans ses codes implacables.
Il
faut dire, en effet, qu'il y avait, faisant cercle autour d'eux,
assis sagement et observant un silence pieux, les éboueurs et les
dockers. Ils écoutaient avec attention, même s'ils ne comprenaient
pas tout ; leurs deux chefs respectifs, le petit homme noir à
la gibbosité aussi célèbre que son verbe véhément et coloré et
le patriarche à la barbe blanche et aux lunettes d'écaille à la
monture rafistolée avec du sparadrap, se chuchotaient mutuellement à
l'oreille, par moments, et confrontaient des chiffres sur des bouts
de papier. Ils attendaient que l'entretien prît fin pour entamer
avec le dramaturge un autre débat : sur quelles bases répartir
l'argent collecté pour venir en aide aux ouvriers chômeurs de
la grande entreprise de bâtiment, ruinée par le pillage fabuleux
dont elle fit l'objet de la part d'hommes d'influence et de ses
propres cadres ?
Le
journaliste fit quelques pas en direction de la place et s'arrêta
brusquement, comme touché par la grâce. Ça y est ! Il avait le
titre de son article : "Arlequin contre la barbarie".
Percutant. Emblématique. Un rien énigmatique. Il repartit,
guilleret, d'un bon pas, mais s'arrêta tout aussi brusquement, comme
rappelé à l'ordre, désagréablement. “Le mot "barbarie"
ne fait pas partie du lexique de cet homme. Je n'ai pas le droit... ”
Il
demeura un long moment songeur, debout, sur le trottoir. Et puis,
subrepticement, un mot, un nom s'imposa à lui, finit par accaparer
la scène tout entière de sa conscience claire ; un nom coupé
de toute signification. Numance... Numance... Numance... II Ie
considéra avec curiosité, puis avec perplexité et comprit soudain
d'où il venait et pourquoi il était là. Il y a près de 25 ans, le
dramaturge avait adapté et mis en scène "Numance", de
Cervantès.
La
gorge serrée, la poitrine oppressée, le journaliste se rappela la
scène finale de la pièce. Les Numantins, assiégés par les
Romains, préfèrent, après une longue et héroïque résistance, se
donner collectivement la mort, refusant de se rendre ; le seul
survivant, un adolescent, se tue devant Scipion plutôt que de lui
remettre les clés de la cité. Le général vainqueur était vaincu
par la mort de ses adversaires.
Le
journaliste sut, alors, qu'il n'écrirait pas son article.
2) Kaki
Ould Abderrahmane, grand dramaturge, l'inventeur du théâtre
algérien moderne.
3) Allusion
à « L'oiseau vert » de Carlo Gozzi, adaptée d'un conte
des 1001 nuits.
Sublime, merci l'ami
RépondreSupprimerJe veux savoir est ce que Alloula a présenté la scène théâtral Arlechin serviteur de deux maitres? ?? j'ai besoin des informations SVP
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