braniya chiricahua




L'ancien se meurt, le nouveau ne parvient pas à voir le jour. Dans ce clair-obscur surgissent des monstres.
Antonio Gramsci

vendredi 21 mars 2014

MÉMOIRE EN FRAGMENTS : CHRONIQUES SALADÉENNES (6)



LE DÉRACINEMENT

Nous déménageâmes durant l'année 1948 ou 1949 : l'estimation que je tente ici se fonde sur le fait que j'ai été scolarisé en 1949 ; or, j'ai le souvenir que c'était peu après notre arrivée au village. Je n'ai absolument rien gardé de ce déménagement, événement considérable pourtant. Le traumatisme a dû être tel que mon équilibre personnel a certainement exigé qu'il ne reste rien d'autre de l'épisode qu'une page blanche. Une image, pourtant, une seule m'en demeure : celle de ma mère, tenant son dernier fils dans ses bras et moi accroché à ces jupes et intimidé par cette très grande pièce nue où nous nous tenions. Nous venions d'arriver dans la journée ; mon père était sorti nous laissant là. Le vieux bébé -il avait tout de même près de trois ans et il tétait encore- braillait et ma mère n'arrivait pas à le faire taire, ce qui majorait mon angoisse. Alors, elle eut l'idée de le faire jouer avec le seul objet qui s'offrait à elle, la prise de courant électrique située à hauteur d'homme sur le mur. Ma mère ne savait évidemment pas à quoi pouvait servir la chose, pas plus qu'elle n'avait la moindre idée de ce que pouvait être l'énergie électrique. Elle saisit l'index de son fils et l'introduisit dans le trou ; comme l'exercice semblait intéresser le bébé, elle lui mit deux doigts. Le hurlement qu'ils poussèrent tous les deux, j'ai l'impression que je l'entends encore. Il me fit littéralement sauter avec les cheveux dressés sur ma tête. Ma mère absolument terrorisée, alla se réfugier dans un coin de la pièce. Je suppose qu'elle devait penser que c'étaient les génies malfaisants des lieux qui avaient frappé parce que nous n'avions pas sacrifié au rite de prise de possession de la maison et que nous avions, de ce fait, offensé la Maîtresse des Lieux. Un rite de ce genre ? Il ne fallait pas y songer avec l'ennemi déclaré de la superstition qu'était son mari. Quand celui-ci rentra, qu'il nous trouva prostrés et qu'il apprit ce qui s'était passé, il fut partagé entre le rire et le choc rétroactif de ce qui aurait pu arriver. Quant au vieux bébé, la décharge électrique l'avait calmé pour de bon. Je confesse qu'il m'arrivera par la suite, lorsque ses braillements mettront mes nerfs à rude épreuve, de penser que ma mère aurait été bien avisée de l'emmener de nouveau exercer la dextérité de ses menottes dans les petits trous qui secouent. 

GARSSIYA

Ma mère prononçait ainsi le nom de M. Garcia, l'homme à qui mon père avait acheté la maison. Or, M. Garcia habitait encore avec nous ! Il occupait une pièce dans une aile de la vaste maison à patio, patio qu'il devait traverser pour se rendre aux toilettes, des cabinets d'aisance à la turque surélevés par une maçonnerie en briques ; le trou était un entonnoir en fonte au périmètre extérieur très large, ce qui obligeait les enfants que nous étions à une gymnastique périlleuse : j'ai toujours eu la peur au ventre quand je me rendais dans ce lieu obligé ; je m'y voyais tombant dans le trou et finissant ma chute dans la fosse septique. Il n'y avait pas de tout-à-l'égout au village. Le cabinet fermait par une porte faite de planches jointes approximativement de sorte qu'il demeurait des espaces entre elles. Nul loquet ou verrou n'assurait l'intimité des usagers. Alors, lorsque M. Garcia utilisait des lieux, il s'enfermait en passant sa large ceinture de cuir dans les interstices des planches de sorte à avoir la porte fermée et bien en main ! Ensuite de quoi, il retournait à petits pas mesurés dans sa chambre. Ses allers-retours aux toilettes avaient lieu avec ponctualité deux fois par jour et étaient précédés par un signal sonore, la toux sépulcrale qui nous faisait si peur. On entendait, en effet, M. Garcia tousser la nuit et expectorer avec peine et de longs râles. Ce fut un motif d'angoisse pénible pour moi que cette toux, cette respiration difficile et constamment encombrée ; je ne savais pas alors que si j'étais tellement oppressé par la respiration de M. Garcia, c'est que j'étais moi-même asthmatique. Le souffle court de ceux qui sont atteints de cette affection doit les rendre inconsciemment attentifs à la respiration des autres et également au volume d'air qui parvient à leurs propres poumons. 

Pourquoi M. Garcia habitait-il encore avec nous ? Je me posais la question, la posait à ma mère qui n'avait pas la réponse. Si cette situation m'intriguait, c'est que je n'arrivais pas à me représenter un vieillard vivant seul, sans les membres de sa tribu grouillant autour de lui. Alors, je commençai de me prendre de pitié pour le vieil homme, je n'eus plus peur de lui ni de sa toux et, quand il traversait le patio pour aller au petit coin, je ne me sauvais plus dans la grande pièce. J'osai même le regarder avec curiosité passer devant moi de son pas incertain, glissant plus qu'il ne marchait. Et, un jour, il marmonna quelque chose qui m'était sans conteste destiné puisque j'étais seul dans le patio, guettant son passage. Je ne compris pas ce que le vieillard avait dit mais cela n'avait pas l'air d'être hostile.

Je me dis aujourd'hui que la présence de M. Garcia dans la maison était sûrement le résultat d'un contrat de vente en viager entre lui et mon père. M. Garcia était donc ce que l'on appelle un crédirentier. Cela dit, j'imagine mal mon père décortiquant un contrat immobilier : d'abord parce qu'il était illettré ; ensuite parce que la parole donnée valait tous les contrats du monde pour lui.

La chambre de M. Garcia avait une entrée indépendante, une porte donnant sur la rue, en sorte qu'il pouvait recevoir sans que nous fussions ni dérangés ni même au courant. La seule personne que je vis jamais lui rendre visite était sa fille Paulette. Peut-être y eut-il d'autres visiteurs ? Peut-être avait-il des amis ? Je ne vis jamais une autre personne que Paulette pour la simple raison que, quand elle venait voir son père, elle ne manquait pas de passer dans le patio pour nous saluer et discuter avec ma mère ; souvent alors, elle me prenait dans ses bras et me serrait contre elle. Je garde d'elle une trace olfactive, quelque chose comme une fragrance boisée, et les tâches de rousseur qui constellaient son visage et lui donnaient un air espiègle et joyeux. Paulette était une femme blonde de taille élancée -du moins m'apparaissait-elle ainsi- et d'une exquise douceur. 

Et, un jour, Paulette vint en compagnie d'un homme et d'un camion. Elle emmenait son père vivre chez elle. Paulette vint nous dire adieu ; elle nous embrassa tous ; j'eus droit à plus d'effusions que les autres membres de la famille car j'étais, à l'évidence, le préféré de Paulette. Je fus très triste de voir M. Garcia partir car je savais que je n'allais plus revoir sa fille. C'est ainsi que mon premier vrai contact avec les Blancs eut lieu -si l'on excepte la vision fugace et perturbante de M. Sempéré descendant de sa Jeep.

LA CELLULE 

La maison comportait une vaste cour intérieure et cinq pièces distribuées tout autour d'elle. Une sixième pièce, qui devait sans doute servir de débarras, se terrait littéralement au fond de la cour, à côté des toilettes. Un jardin et deux bassins jumeaux, l'un servant à laver le linge, complétaient l'ordonnancement général d'une maison de maître ordinaire. L'une des cinq pièces était cependant isolée des autres ; elle était placée dans un coin du patio, près du portail d'entrée. Ma mère allait en faire sa « cuisine », délaissant la grande pièce prévue à cet effet, avec son potager en carreaux de faïence rouge et son grand placard faisant office de ce que l'on appelait, à l'époque, un garde-manger. 

Ma mère n'aimait pas cette grande pièce très mal éclairée, ne comportant qu'une fenêtre étroite au-dessus du potager et une porte basse. Le souvenir de la grande secousse ne devait pas être non plus étranger à cette détestation... Donc la petite pièce isolée dans la cour devint le lieu de vie véritable de la famille. C'est qu'il y avait là une cheminée ! Et là où il y a cheminée, il y a intimité. Une famille n'est-elle pas dite feu ? Chez les Arabes, une maison sans feu est synonyme d'indignité -rien ne cuit, rien n'est donc prêt pour accueillir le voyageur et lui assurer le couvert, comme le prescrit la loi sacrée de l'hospitalité-, ou de mort. La mort est celle qui éteint les feux. Il y avait donc toujours un feu allumé dans la cheminée de la petite cuisine ; c'est là que ma mère préparait et faisait cuire les repas. La gazinière, ce sera pour beaucoup plus tard. Il n'y avait pas de réchaud à pétrole non plus. De toute façon, ma mère ne savait pas faire cuire autrement que sur un feu de bois sa délicieuse chorba. Plus tard, quand nous aurons un réchaud à gaz, elle ne l'utilisera que pour faire chauffer de l'eau, et encore pas celle de son sacro-saint café qu'elle préparait invariablement sur son seul brasero.

Quand mes sœurs étaient de passage et qu'elles passaient la nuit chez nous, c'était pour moi l'occasion d'un bonheur inégalé : le soir, après le dîner, tout le monde se serrait autour de la cheminée ; ma mère -avec l'inévitable vieux bébé lové dans son giron- discutait avec ses filles et moi, je m'allongeais au bord de la cheminée et je me laissais aller à la contemplation du feu. Ma fascination était telle que j'en oubliais complètement le monde qui m'entourait et dont ne me parvenait plus qu'un vague murmure mélangé au crépitement discret du sarment et des souches de vigne qui brûlaient si bien. De plus, j'avais trouvé dans le jardin, à demi enterré, un minuscule jouet. Il s'agissait d'un vacher yankee, un cow-boy, auquel manquait son cheval car le personnage avait les jambes outrageusement arquées. 
ACCODO

La figurine avait un bras en l'air et l'autre replié sur la poitrine ; j'en déduisis qu'elle tenait quelque chose. Je découvrirai plus tard, après que je me serai gorgé d'illustrés, qu'il s'agissait d'un lasso. Sur le fond du pantalon, il y avait une inscription que je ne saurai déchiffrer que plus tard, quand j'aurai été scolarisé : ACCODO. Je passerai des heures au coin du feu à inventer à ma figurine des aventures extravagantes qu'elle mènerait toutes à bien car elle ne pouvait pas faire autrement. Accodo sera le seul jouet que j'eus jamais, exception faite d'un pistolet qui eut un sort funeste et dont je parlerai plus loin. Aujourd'hui encore, une cheminée est inséparable pour moi de mon compagnon Accodo. Et, bien plus tard, j'apprendrai par Gaston Bachelard le pourquoi de cette fascination du feu.

De même, j'apprendrai que la petite cuisine servait de lieu de réunion à la cellule communiste du village. Je compris alors comment mon père a pu connaître M. Garcia et pourquoi Paulette était si naturelle, si humaine, dans son comportement avec nous. Mon père fera construire sur une partie du jardin un garage avec une vaste soupente en planches ; j'y passerai de longues heures dans la solitude et le silence à lire ce que l'on appelait les illustrés et que l'on nomme aujourd'hui bande dessinée. Il me semble que l'appellation ancienne voulait bien dire que priorité était donné au texte, le dessin n'intervenant qu'à titre d'illustration. Au lieu de quoi, bande dessinée privilégie le trait, la composition picturale.

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