braniya chiricahua




L'ancien se meurt, le nouveau ne parvient pas à voir le jour. Dans ce clair-obscur surgissent des monstres.
Antonio Gramsci

mercredi 29 janvier 2014

MÉMOIRE EN FRAGMENTS : CHRONIQUES SALADÉENNES (2)




LA MAISON

Alors que le M'saada du bas était une véritable petite agglomération, celui du haut était formé de maisons dispersées dans l'espace à flanc de coteau, distantes entre elles de centaines de mètres, parfois. Je présume que c'est la crainte des inondations de l'oued qui avait poussé certains des M'saada à s'établir sur sa rive droite ou le terrain était pentu. Notre maison était contiguë à deux autres, celles de mes deux oncles Saïd et Cheikh, les frères de mon père. Notre maison se réduisait, à vrai dire à une seule grande pièce avec un petit espace extérieur tenant lieu de cuisine. Celles de mes oncles, pareillement. Les maisons voisines les plus proches étaient à deux cents mètres de là environ, l'une à l'ouest, l'autre au sud ; c'étaient celles de mes deux beaux-frères, les maris de mes sœurs. Une autre au nord, c'était celle de notre voisin le plus proche, Bendelhoum.

LES NOCES BARBARES

Mes deux oncles, Saïd et Cheikh, étaient, en vérité, les cousins germains de mon père. Ce dernier, orphelin de père et abandonné, avec son jeune frère, par une mère qui n'attendit même pas un délai de décence pour convoler avec un transhumant riche, fut recueilli par son oncle, Habib, le père de Saïd et Cheikh. Avant de trouver un havre chez son oncle, le jeune garçon avait traîné dans la région avec son petit frère, s'employant chez les colons, dormant à la belle étoile au hasard de leurs pérégrinations. Un jour, sur un plateau dénommé El Maïda -proche de Hammam-Bouhadjar- et alors qu'ils coupaient des roseaux pour les colons -roseaux qui devaient servir d'échalas pour pieds de vigne-, ils butèrent sur le cadavre d'un homme à demi dévoré par des charognards. Choc terrible. Ils s'enfuirent. Le soir même, le petit frère tomba malade. Il s'éteignit dans les bras de son frère quelques jours plus tard. C'est après ce drame que l'oncle parvint enfin à mettre la main sur le neveu dont il n'avait aucune nouvelle, un garçon qu'il savait trop fier pour demander l'aide de quiconque.

Cette histoire des deux petits garçons abandonnés par leur mère, ressassée par la gardienne de la mémoire, ma sœur aînée, créa chez moi un véritable complexe abandonnique. Je ne m'en apercevrai et ne serai capable de nommer la chose que bien des années après, évidemment. Ma sœur me racontait également comment le jeune garçon, mon père, dispersa à lui seul les noces barbares de sa mère, renversant les marmites, jetant le couscous aux chiens, faisant un tel chambard que le nomade dut aller épouser la fraîche veuve ailleurs que sous la tente du défunt. Et alors même que celle du transhumant était dressée sur les flancs de la montagne tutélaire, Aïcha Touila, à quelques coudées du douar, le jeune homme vint, encore, le soir, attaquer le campement à coups de pierre et obliger les réjouissances impies à se cacher encore plus loin.

Que la génitrice de mon père, la redoutable Saïdia, fût à ce point sans coeur me laisse encore aujourd'hui sans voix. Durant mon enfance, elle prit le nom et le visage de El-Ghoula, l'ogresse qui se repaissait du sang des enfants, monstre mythique qui voisinait dans nos contes avec Moulat Ed-Dar, la Maîtresse des lieux, celle qui protège la maison et ses habitants. Les choses devaient peut-être être plus nuancées que cela, mais ce que ma conscience d'enfant a retenu, c'était ce fait brut, inaliénable, inouï : une mère a abandonné ses enfants ! Dès lors, la hantise d'être abandonné ou de devenir orphelin, ne me quittera plus.

LES GRANDS-PARENTS D'ADOPTION

Mon grand-père par adoption -qui était donc mon grand-oncle, Habib- ne tarda pas à marier son neveu. Il lui choisit une jeune fille, vague cousine habitant du côté de Turgot, orpheline de père et de mère. Un couple de gamins se forma : elle avait treize ans, son mari, dix-sept.
Je n'ai pas connu mon grand-père Habib ; il fut emporté par l'épidémie de typhus qui décima la population arabe en 1941-42. Mais j'ai bonne mémoire de sa femme, ma grand-mère Kheïra, une petite femme énergique et affectueuse. Ma mère, qui était d'un mutisme absolu sur sa vie, ne tarissait pas d'éloges sur sa belle-mère, la femme qui lui avait tout appris, disait-elle. Le premier enfant que le jeune couple eut, une fille, ne sera pas prénommée Kheïra par hasard. Suivirent deux autres filles, alors que deux garçons ne survécurent pas. Quand, enfin, le premier garçon naquit vivant, il fut l'objet des soins et de l'attention maternels que l'on imagine aisément. J'arrivai cinq ans plus tard. Comme ma mère était encore empêtrée avec le premier qui ne quittait pas ses jupes et qu'elle serait bientôt enceinte de celui qui sera le troisième garçon, c'est ma sœur aînée qui me servit de seconde mère. Mariée, ma sœur n'avait pas d'enfants -elle n'en aura pas mais en adoptera. Je fus donc le bénéficiaire de son affection, débordante, jamais étouffante. Une chose ne manqua pas de m'intriguer chez elle : elle ne m'appelait pas par mon prénom, Mass'oud, mais par un autre, Lakhdar. J'eus le fin mot de l'affaire quand j'entendis, malgré moi, une conversation entre ma mère et ma sœur où il était question de moi. Ma sœur reprochait à ma mère d'avoir laissé mon père me donner le prénom d'un mort, en l'occurrence celui du petit frère de mon père qui avait expiré dans ses bras. J'appris ce jour-là donc que je portais le prénom de l'oncle que je n'ai pas eu. Porter le nom d'un mort ne m'a jamais gêné ; après tout, nous portons tous des noms de ceux que nous ne voulons pas voir tomber dans l'oubli. Cela étant, Mass'oud, le Bienheureux, que l'état-civil transcrira en Messaoud, était surtout le nom du saint éponyme de notre douar, Sidi-El-Mass'oud et, à ce titre, très usité chez les M'saada.

LE PUR BONHEUR

De cette période, je garde des images d'une netteté étonnante et d'une charge de bonheur inégalée. Je trottine derrière mon père qui chasse le lièvre à quelques pas seulement de la maison, dans son petit lopin de terre d'un quart d'hectare, planté en vigne ; les coups de feu ne me font pas peur. Je vois le lièvre faire une cabriole et je manifeste ma joie. Le chien de chasse de mon père furète partout.

C'est un mariage avec force réjouissances ; je suis dans les bras de la danseuse qui me porte et danse avec moi, pour moi ; c'est Bouziane, mon beau-frère, le mari de ma sœur cadette, qui a glissé un billet de banque dans le turban de la dame et m'a mis entre ses bras. Tard la nuit, alors que nous rentrons chez nous dans la calèche de Bouziane -tirée par une fière jument que tout le monde lui enviait-, je suis pris d'une très forte envie de pipi. Alors que je me soulage, non sans honte, sur le bord de la route, Bouziane me tire un coup de feu -à blanc- entre les jambes ; je sursaute si fort que je m'arrose littéralement, ce qui était le but visé. Ma sœur cadette, jeune femme d'une douceur et d'une discrétion infinies, faillit devenir folle, alors que Bouziane riait aux éclats. Quant à moi, j'en fus quitte pour une brûlure au mollet et beaucoup de honte de m'être aspergé. Mon beau-frère voulait sans doute me faire payer ma folle nuit ! Il était ainsi Bouziane, fantasque, un peu fou, d'une prodigalité et d'un courage rares. Bouziane était l'exact opposé de mon autre beau-frère, Ahmed, le mari de ma sœur aînée, d'un calme et d'une discrétion peu communs.


Je me revois jouant avec mon cousin, fils de mon oncle Saïd, Mohamed dit Jaqaq -il avait un an de plus que moi et il riait constamment- et ma cousine Bouhana, fille de mon oncle Cheikh -elle avait mon âge- dans le petit vignoble de mon père ; mon cousin s'amuse à mimer un geste dont je ne comprends pas le sens mais que ma cousine, elle, a très bien saisi qui se sauve en pleurant ; la maisonnée l'entendra dire que Jaqaq lui avait « fait des choses mal élevées ».

( A suivre)

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