Alors que le
M'saada du bas était une véritable petite agglomération, celui du
haut était formé de maisons dispersées dans l'espace à flanc de
coteau, distantes entre elles de centaines de mètres, parfois. Je
présume que c'est la crainte des inondations de l'oued qui avait
poussé certains des M'saada à s'établir sur sa rive droite ou le
terrain était pentu. Notre maison était contiguë à deux autres,
celles de mes deux oncles Saïd et Cheikh, les frères de mon
père. Notre maison se réduisait, à vrai dire à une seule
grande pièce avec un petit espace extérieur tenant lieu de cuisine.
Celles de mes oncles, pareillement. Les maisons voisines les plus
proches étaient à deux cents mètres de là environ, l'une à
l'ouest, l'autre au sud ; c'étaient celles de mes deux
beaux-frères, les maris de mes sœurs. Une autre au nord, c'était
celle de notre voisin le plus proche, Bendelhoum.
LES
NOCES BARBARES
Mes deux
oncles, Saïd et Cheikh, étaient, en vérité, les cousins germains
de mon père. Ce dernier, orphelin de père et abandonné, avec son
jeune frère, par une mère qui n'attendit même pas un délai de
décence pour convoler avec un transhumant riche, fut recueilli par
son oncle, Habib, le père de Saïd et Cheikh. Avant de trouver un
havre chez son oncle, le jeune garçon avait traîné dans la région
avec son petit frère, s'employant chez les colons, dormant à la
belle étoile au hasard de leurs pérégrinations. Un jour, sur un
plateau dénommé El Maïda -proche de Hammam-Bouhadjar- et
alors qu'ils coupaient des roseaux pour les colons -roseaux qui
devaient servir d'échalas pour pieds de vigne-, ils butèrent sur le
cadavre d'un homme à demi dévoré par des charognards. Choc
terrible. Ils s'enfuirent. Le soir même, le petit frère tomba
malade. Il s'éteignit dans les bras de son frère quelques jours
plus tard. C'est après ce drame que l'oncle parvint enfin à mettre
la main sur le neveu dont il n'avait aucune nouvelle, un garçon
qu'il savait trop fier pour demander l'aide de quiconque.
Cette histoire
des deux petits garçons abandonnés par leur mère, ressassée par
la gardienne de la mémoire, ma sœur aînée, créa chez moi un
véritable complexe abandonnique. Je ne m'en apercevrai et ne serai
capable de nommer la chose que bien des années après, évidemment.
Ma sœur me racontait également comment le jeune garçon, mon père,
dispersa à lui seul les noces barbares de sa mère, renversant les
marmites, jetant le couscous aux chiens, faisant un tel chambard que
le nomade dut aller épouser la fraîche veuve ailleurs que sous la
tente du défunt. Et alors même que celle du transhumant était
dressée sur les flancs de la montagne tutélaire, Aïcha Touila, à
quelques coudées du douar, le jeune homme vint, encore, le soir,
attaquer le campement à coups de pierre et obliger les réjouissances
impies à se cacher encore plus loin.
Que la
génitrice de mon père, la redoutable Saïdia, fût à ce point sans
coeur me laisse encore aujourd'hui sans voix. Durant mon enfance,
elle prit le nom et le visage de El-Ghoula, l'ogresse qui se
repaissait du sang des enfants, monstre mythique qui voisinait dans
nos contes avec Moulat Ed-Dar, la Maîtresse des lieux, celle
qui protège la maison et ses habitants. Les choses devaient
peut-être être plus nuancées que cela, mais ce que ma conscience
d'enfant a retenu, c'était ce fait brut, inaliénable, inouï :
une mère a abandonné ses enfants ! Dès lors, la hantise
d'être abandonné ou de devenir orphelin, ne me quittera plus.
LES
GRANDS-PARENTS D'ADOPTION
Mon grand-père
par adoption -qui était donc mon grand-oncle, Habib- ne tarda pas à
marier son neveu. Il lui choisit une jeune fille, vague cousine
habitant du côté de Turgot, orpheline de père et de mère. Un
couple de gamins se forma : elle avait treize ans, son mari,
dix-sept.
Je n'ai pas
connu mon grand-père Habib ; il fut emporté par
l'épidémie de typhus qui décima la population arabe en 1941-42.
Mais j'ai bonne mémoire de sa femme, ma grand-mère Kheïra,
une petite femme énergique et affectueuse. Ma mère, qui était d'un
mutisme absolu sur sa vie, ne tarissait pas d'éloges sur sa
belle-mère, la femme qui lui avait tout appris, disait-elle. Le
premier enfant que le jeune couple eut, une fille, ne sera pas
prénommée Kheïra par hasard. Suivirent deux autres filles, alors
que deux garçons ne survécurent pas. Quand, enfin, le premier
garçon naquit vivant, il fut l'objet des soins et de l'attention
maternels que l'on imagine aisément. J'arrivai cinq ans plus tard.
Comme ma mère était encore empêtrée avec le premier qui ne
quittait pas ses jupes et qu'elle serait bientôt enceinte de celui
qui sera le troisième garçon, c'est ma sœur aînée qui me servit
de seconde mère. Mariée, ma sœur n'avait pas d'enfants -elle n'en
aura pas mais en adoptera. Je fus donc le bénéficiaire de son
affection, débordante, jamais étouffante. Une chose ne manqua pas
de m'intriguer chez elle : elle ne m'appelait pas par mon
prénom, Mass'oud, mais par un autre, Lakhdar. J'eus le fin mot de
l'affaire quand j'entendis, malgré moi, une conversation entre ma
mère et ma sœur où il était question de moi. Ma sœur reprochait
à ma mère d'avoir laissé mon père me donner le prénom d'un mort,
en l'occurrence celui du petit frère de mon père qui avait expiré
dans ses bras. J'appris ce jour-là donc que je portais le prénom de
l'oncle que je n'ai pas eu. Porter le nom d'un mort ne m'a jamais
gêné ; après tout, nous portons tous des noms de ceux que
nous ne voulons pas voir tomber dans l'oubli. Cela étant, Mass'oud,
le Bienheureux, que l'état-civil transcrira en Messaoud, était
surtout le nom du saint éponyme de notre douar, Sidi-El-Mass'oud et,
à ce titre, très usité chez les M'saada.
LE
PUR BONHEUR
De cette
période, je garde des images d'une netteté étonnante et d'une
charge de bonheur inégalée. Je trottine derrière mon père qui
chasse le lièvre à quelques pas seulement de la maison, dans son
petit lopin de terre d'un quart d'hectare, planté en vigne ;
les coups de feu ne me font pas peur. Je vois le lièvre faire une
cabriole et je manifeste ma joie. Le chien de chasse de mon père
furète partout.
C'est un
mariage avec force réjouissances ; je suis dans les bras de la
danseuse qui me porte et danse avec moi, pour moi ; c'est
Bouziane, mon beau-frère, le mari de ma sœur cadette, qui a glissé
un billet de banque dans le turban de la dame et m'a mis entre ses
bras. Tard la nuit, alors que nous rentrons chez nous dans la calèche
de Bouziane -tirée par une fière jument que tout le monde lui
enviait-, je suis pris d'une très forte envie de pipi. Alors que je
me soulage, non sans honte, sur le bord de la route, Bouziane me tire
un coup de feu -à blanc- entre les jambes ; je sursaute si fort
que je m'arrose littéralement, ce qui était le but visé. Ma sœur
cadette, jeune femme d'une douceur et d'une discrétion infinies,
faillit devenir folle, alors que Bouziane riait aux éclats. Quant à
moi, j'en fus quitte pour une brûlure au mollet et beaucoup de honte
de m'être aspergé. Mon beau-frère voulait sans doute me faire
payer ma folle nuit ! Il était ainsi Bouziane, fantasque, un
peu fou, d'une prodigalité et d'un courage rares. Bouziane était
l'exact opposé de mon autre beau-frère, Ahmed, le mari de ma sœur
aînée, d'un calme et d'une discrétion peu communs.
Je me revois
jouant avec mon cousin, fils de mon oncle Saïd, Mohamed dit Jaqaq
-il avait un an de plus que moi et il riait constamment- et ma
cousine Bouhana, fille de mon oncle Cheikh -elle avait mon âge- dans
le petit vignoble de mon père ; mon cousin s'amuse à mimer un geste
dont je ne comprends pas le sens mais que ma cousine, elle, a très
bien saisi qui se sauve en pleurant ; la maisonnée l'entendra
dire que Jaqaq lui avait « fait des choses mal élevées ».
( A suivre)
( A suivre)
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