braniya chiricahua




L'ancien se meurt, le nouveau ne parvient pas à voir le jour. Dans ce clair-obscur surgissent des monstres.
Antonio Gramsci

jeudi 16 juin 2016

LA VASTE REVANCHE DES CANCRES



L'été algérien aura été égayé par l'un de ces psychodrames dont les médias locaux sont coutumiers. De quoi s'agit-il ? D'une idée émise par les responsables du Ministère de l'éducation nationale ayant trait à l'usage de la « Derja » (langues parlées) à l'école qu'il s'agit de « réhabiliter ». La « guerre scolaire » -dans ses thèmes immuables- s'est aussitôt rallumée dans un grand vacarme d'imprécations politico-idéologiques -elles aussi immuables : la Derja serait une machine de guerre instrumentalisée par les francophones contre la langue arabe et contre l'islam.

Et que répondent le Ministère et les experts autoproclamés à cet argument (non dénué de fondements) ? Que les neurosciences mettent l'accent sur le rôle capital de la langue MATERNELLE dans les apprentissages scolaires. Réponse asymétrique et dialogue de sourds.

La réponse « scientifique » a procédé en subreptice à la substitution malhonnête du mot « maternelle » à « langue parlée ». Les deux termes ne sont, en effet, pas équivalents d'un point de vue connotatif : un petit Français, où qu'il se trouve dans son pays, parle la même langue, le français. Un petit Algérien ne parle pas la même langue selon qu'il se trouve dans telle ou telle région. (De plus, sa langue est généralement un sabir informe sur lequel il n'est pas sérieux de prétendre construire un enseignement.) Autrement dit, ce que permet d'occulter cette substitution c'est : 1) la pluralité des langues parlées subsumées sous l'appellation rassurante (ce qui ressortit à la mère ne peut pas faire de mal) de langue maternelle. 2) (L'occultation) du processus historique long qui a abouti à l'unification et à l'extension de la langue à une nation entière. Les opposants à la Derja ont, dès lors, beau jeu d'arguer que c'est ce processus d'unification-extension de la langue arabe que l'on veut contrarier, sinon empêcher.


Le cas français est emblématique d'une politique d'unification linguistique voulue et menée par l'État central. Cette politique n'a pas épargné l'Algérie, en tant qu'elle était trois départements français (et ce serait confondre deux segments historiques -la phase de conquête et la phase de colonisation- que de voir dans la francisation linguistique des Algériens la volonté de se les assimiler).

D'ailleurs, cette francisation linguistique des Algériens, n'est-elle pas la meilleure réponse aux prétentions théoriciennes du Ministère et de ses « experts » ? Que des centaines de milliers d'Algériens -sinon des millions- aient appris à lire, à compter et à écrire dans une langue qui leur était totalement étrangère (ce qui fut mon cas personnel, cf, sur ce blogue Mémoire en fragments), prouve bien qu'il est fallacieux de prétendre que l'instruction fondamentale doive s'appuyer nécessairement sur une langue parlée. (Des dizaines d'États africains en administrent la preuve chaque jour qui enseignent en français ou en anglais et non en wollof, en bambara, ou autre langue africaine parlée).


Les négociateurs du FLN, à Evian : quelle langue parlaient-ils ?
Que la langue scolaire soit congruente à la langue maternelle ne signifie pas grand-chose, en effet. Car la langue de l'école n'est pas la langue parlée à la maison et dans la rue. La langue scolaire est en rupture avec la langue parlée : la première est régie par des règles (morphologiques et syntaxiques) formelles ; la seconde procède du spontanéisme mimétique normal. Cela explique pourquoi les élèves étrangers à la langue scolaire sont en quelque façon avantagés : ils ne traînent pas les « obstacles épistémologiques » (G. Bachelard) que constituent les tournures fautives de la langue parlée.

Élargissons le propos. L'école, dans son concept moderne, n'est pas le prolongement de la famille et de la rue. Elle est même une manière de contre-société car on y apprend un ordre du monde qui n'est pas celui qui a cours. Déroger à cette règle signifie instrumentaliser l'école pour lui faire jouer un rôle démiurgique de transformation de la société (quelle que soit la direction que l'on entend imprimer à la société). C'est ce qui s'est passé avec l'école algérienne depuis l'indépendance du pays (1962) et qui continue. Oubliant (ou méconnaissant) cet axiome fondamental, un pouvoir d'état arriviste, méprisant la culture, a progressivement enfoncé l'école dans un labyrinthe de problèmes dont elle ne pourra pas sortir.
- Que la mode fût à l'affirmation de l'arabité de la société, et voilà que l'école est sous-traitée aux enseignants venus de pays arabes sans tradition scolaire ;
- Que la mode fût au socialisme, et voilà l'école sommée d'imiter les systèmes éducatifs des pays de l'est ;
- Que la mode soit à l'islamisme, et voilà l'école devenue annexe de la mosquée ;
- Sans oublier l'imitation servile de tout ce que la France a lancé comme entreprises pédagogiques désastreuses : mathématiques ensemblistes (dites maths modernes), collège unique, remplacement de la notion de connaissances par celle de compétences et autre billevesées de pédagogistes français imbus d'intellectualisme mal placé et de mépris abyssal pour le travail manuel.

Alors que la sagesse et le bon sens commandaient de persévérer dans la voie du bilinguisme, le pouvoir d'état ne s'en avisé que 15 ans après (1977), quand il était désormais trop tard pour redresser la barre. Et Boukharrouba soi-même dut se plier à la loi de l'ignorance et de la médiocrité (qu'il a plus que tout autre contribué à instaurer), en limogeant l'agrégé de la Sorbonne (M. Lacheraf) qu'il venait de nommer comme ministre de l'E.N. et en le remplaçant par un « abrégé » (M.C. Kharroubi), selon le mot d'un officier de l'armée.

Le résultat de tout cela ? On le voit bien au travers de ce psychodrame lamentable où des acteurs incapables d'assumer la francité de leur société avancent masqués sous couvert de « défense des langues étrangères », alors que ceux qui leur font face s'accrochent à une conception idolâtrique d'une langue arabe sacralisée qu'ils empêchent ainsi d'évoluer et de moderniser ses méthodes didactiques, ce qui est le véritable problème de fond (ainsi que l'a bien montré Malika Griffou,,dans son livre "L'école algérienne de Benbadis à Pavlov"-1989, éditions Laphomic-, dans lequel elle dénonçait la pédagogie du conditionnement, démarquée des méthodes yankees d'apprentissage express de la langue aux immigrés). Voilà où ont mené le pays les despotes asiatiques qui se le sont approprié par la force des armes : à une division dramatique, la plus grave de toutes, celle qui ressortit au symbolique.

Dans un récent entretien, 'A. Hadj-Nacer souhaitait que les Algériens assument franchement leur « francité » (le mot est de lui). C'est la première fois qu'un acteur politique de cet ordre ose dire tout haut ce que tout le monde pratique dans une hypocrisie parfaite et un silence religieux (en vitupérant le colonisateur mais en préférant vivre chez lui, à l'ombre de ses lois). Alors même que s'il y a bien un peuple qui n'a pas nourrir de complexe vis-à-vis de son ancien vainqueur, ce sont les Algériens. Pas seulement parce qu'ils ont consenti un énorme sacrifice pour rétablir leur dignité mais également parce qu'ils ont montré à leur vainqueur qu'ils étaient aussi capables que lui de s'approprier sa langue et les connaissances véhiculées par elle.


Prétendre fonder un enseignement sur du sabir, salmigondis de mots étrangers, déformés qui plus est, il n'y a que chez nous qu'une semblable proposition puisse être faite par un ministre. Parce que nous avons porté à leur plus haut point d'achèvement la morgue du parvenu et son mépris du peuple et de ses rejetons -qui devront se contenter du pataouète de la rue. 

6 commentaires:

  1. Merci pour cet éclairage qui déchire le voile de tant d'années perdues à chercher une école digne de ce nom dans ce pays. L'Education Nationale ne devrait pas se commettre avec les donneurs d'idées de tout bord mais plutôt suivre ce qui paraît à même d'engager l'avenir de façon sûre et sereine. Les essais et les mauvaises pistes ne devraient exister que dans les brouillons des ministres. Le pays a besoin d'idées fortes comme nous le montre ce texte de Messaoud.

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    1. Merci Jo.

      L'école (en tant que système éducatif) n'est viable que comme institution relativement autonome réalisant un consensus social large. Dès qu'elle se mue an appareil idéologique d'Etat, elle va à sa perte. Il appartiendra de plus en plus à la société civile de repenser une école débordée -de toute façon- par la massification des effectifs.

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  2. Merci Benyoucef. Tout est résumé dans la déroute phrase : " Parce que nous avons porté à leur plus haut point d'achèvement la morgue du parvenu et son mépris du peuple et de ses rejetons -qui devront se contenter du pataouète de la rue." Le Ministère n'a pas rendu publiques les dites résolutions de la dite Conférence Nationale (CN) - CN qui semble avoir servi de diversion nationale (enjeux politiques et économiques,  scandales du Bac, improvisations et contradictions du MEN notamment). En fait, l'enjeu semble être celui d'un NOS (Nouvel Ordre Social) dont l'enfantement de pourrait se faire que par césarienne, au profit des couches prédatrices et au détriment du peuple - y compris au plan symbolique de sa dépossession de son patrimoine dans ses principales composantes, langues et valeurs. Depuis quand le mépris du peuple porte à aimer ses langues ? La valorisation du recours à la darija n'est que leurre du Microcosme autiste... Paradoxalement, et par effet pervers, la langue française pourrait être victime d'une pratique jouant avec le feu...

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  3. Prière corriger : "Tout est résumé dans la DERNIÈRE phrase"...

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    1. Saha 'Abdelkrim ! Très heureux de te lire, frère.

      Entièrement d'accord avec toi sur le fait que l'apprentissage du français souffrira également de cette promotion insensée des sabirs de la rue. On ne fait pas impunément le procès du logos politique et l'éloge obsessionnel de la violence pendant plus de 50 ans (cf, hier encore la célébration indécente du 20 août 55, en passant sous silence les dures critiques de 'Abane et Benmhidi contre cette boucherie), sans faire monter au pinacle l'ochlocratie -le règne des médiocres et des coolies.

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  4. Messaoud, mon frère, comme tu manques... Toujours pertinent. J'ai cherché à te voir vainement. Mon autre adresse : abdel_elaidi@Yahoo.fr

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