LA
BOÎTE A CHAGRIN
Après
avoir refermé « la boîte à chagrin » en juillet 62, le
général De Gaulle eut ce mot : « L'Algérie ? Vous
m'en reparlerez dans trente ans. » Trente ans, c'est une
génération. Trente ans, c'était 1992. Trente
ans durant, on a seriné aux Algériens que s'ils étaient venus à
l'existence, ils le devaient à la « glorieuse Génération de
Novembre » et au million et demi de martyrs qu'elle avait
consentis. Chiffre énorme garantissant une dette non moins énorme
que l'on voulait faire contracter à des vivants culpabilisés d'être
encore en vie et amenés ainsi à se demander à chaque instant s'ils
étaient dignes des représentants de la génération héroïque,
installés par droit naturel à la direction du pays, sans avoir
demandé l'avis de personne.
Notons, en passant, que ce chiffre, extrapolé d'un article d'El-Moudjahid paru à l'occasion du cessez-le-feu et qui parlait, lui, d'un million et demi de victimes, entre morts, disparus, blessés, déplacés, est devenu une sorte de vérité révélée, un chiffre idéologique. Le démographe André Prenant, grand ami de l'Algérie, l'a ramené, le premier, à des proportions plus modestes mais plus réalistes.
Celui qui dévide une fable idéologique en est la première victime en ce qu'il ne peut s'empêcher de croire à la vérité de sa fable. Car croire en sa propre fable est la condition obligée pour en convaincre les autres. Ceux qui, à l'été 62, ont violé la légitimité révolutionnaire sont ceux-là même qui se gargarisaient de cette notion. Dans les discours de Boumédiène, on pouvait noter les occurrences nombreuses des deux mentions : à la génération de Novembre, d'une part -car lui-même n'avait pas d'histoire personnelle ni de hauts faits d'armes dont il pût exciper- et à la légitimité révolutionnaire, d'autre part -symptôme évident de son complexe vis-à-vis de ses deux coups d'état, ceux de juillet-août 62 et juin 65.
La fable de la génération de Novembre peut se résumer ainsi : las des jeux politiciens stériles de leurs aînés, de jeunes gens, convaincus que le colonialisme ne pouvait entendre que le langage de la violence, passèrent à l'action directe, à la lutte armée. Voilà qui a suffi à discréditer pour longtemps la politique elle-même, c'est-à-dire cet art du possible, du compromis, de la négociation, cette capacité de différer au lieu d'exiger tout tout de suite qui est la marque de l'immaturité et de l'infantilisme.
Est-ce un hasard qu'il ait fallu une tête politique, Abane Ramdane, pour négocier et s'entendre avec les centralistes du Mtld, avec les bourgeois policés de l'Udma, avec les communistes du Pca, avec les religieux Oulamas et donner ainsi son véritable contenu de front au Fln et faire démarrer réellement la lutte politiquement organisée pour l'indépendance ? Est-ce par hasard également que Abane ait fait adopter par le congrès de la Soumam que le Politique doive commander au Militaire et l'Intérieur, à l'Extérieur ? Les événements lui donneront raison a contrario : ses assassins ont inauguré le cycle mortifère du pouvoir des militaires qui a mené le pays là où il en est, et c'est bien l'Extérieur -les planqués d'Oujda et de Ghardimaou- qui commande encore.
Gorgées jusqu'à la nausée de cette vulgate, de cet hymne à la violence, à l'action directe, dégoûtées d'une pratique politique (dont elles n'avaient aucune idée d'ailleurs) présentée comme la marque des faibles, si ce n'est des collabos, les générations post-indépendance n'auront eu qu'un modèle à imiter : le pouvoir militaro-policier en place et son culte du fusil. Alors, le moment venu, elles singeront ce monstre qui ne connaît d'autre politique que le traitement au révolver.
Une anecdote significative à ce titre : dans les années 80, au cours d'une assemblée générale, un commissaire du Fln, engagé avec un syndicaliste pagsiste dans une polémique dramatique sur l'article 120 (qui faisait obligation à tout élu syndical aspirant à des postes de responsabilité d'être membre du Fln) se trouva à court d'arguments face au militant qui lui en remontrait. Alors, il explosa : « Oukhourjouna besslah ! » (Combattez-nous avec des armes!). Cri du cœur d'un commissaire ordinaire du Fln, grand amateur de méchouis et de gouachichs. Mais aussi et surtout, dévoilement brutal de la vérité des hommes du système : le seul débat politique, c'est la guerre.
Alors, avec une constance remarquable -signe d'un discernement politique aboli-, le Front islamique du salut (FIS) fera exactement ce que le pouvoir voulait qu'il fît, allant même au-delà : des déclarations invraisemblables sur la restauration du Califat commises par Abassi (enfant du sérail militaro-policier puisque, le 1er novembre 54, il avait été chargé de déposer une bombinette à Radio-France, boulevard Bru) en passant par la provocation extravagante de Benhadj (lui aussi enfant du sérail puisque fils de « martyr ») marchant sur le Ministère de la défense en treillis militaire, aux défilés incessants encadrés par des « Afghans » martiaux et néanmoins hirsutes, le Fis a fourni au pouvoir tous les arguments pour que ce dernier se présente en position d'agressé, donc de légitime défense.
Les masses populaires, séduites par la radicalité et la virilité ("Rjel ! = Ils en ont !") du Fis savaient-elles que ses dirigeants invitaient le sous-chef de la SM, Smaïn Lamari, aux réunions de leur conseil consultatif, preuve, s'il en était besoin, que ces dirigeants croyaient benoîtement que leur marché passé avec l'armée tenait toujours ? Les milliers de gens qui s'encartaient au FIS à tour de bras percevaient, par contre, très bien que leur parti avait reçu des assurances venues de très haut afin de supplanter et de remplacer le Fln ; ce serait, alors, à leur tour de bénéficier des prébendes et des privilèges que leur assurerait le nouveau parti unique. Car le Fis ne pouvait être que le nouveau parti unique pour des générations qui ont été gavées à l'unicité (de Dieu, de la religion, du peuple, de la langue, du parti...) et qui ne pouvaient -ne peuvent ?- se représenter le pluralisme démocratique. (Qui donc, en ces jours de préparatifs au grand malheur, pouvait se représenter des islamistes, les Oulamas de Benbadis, alliés aux communistes contre l'ennemi commun? Inconcevable, allons.)
Lancé comme un train fou, aveugle aux évidences les plus criantes, le FIS servit également de bélier à tous ceux qui avaient des comptes à régler avec le pouvoir mais n'osaient l'affronter à visage découvert. Guerre des lâches, on vous dit. Ainsi M. Hamrouche fit-il gagner, par la fraude organisée (le maître d'oeuvre en fut M. Mohammedi, son ministre de l'Intérieur), le Fis aux élections communales pour le conforter et le lancer ensuite contre le Fln, espérant par là les fracasser tous les deux conformément au principe en vogue à la SM « Odhrob qoulla b'qoulla » (faire s'entrechoquer deux cruches).
Ainsi A. Mehri, secrétaire général du Fln, ruminant sa vengeance recuite contre l'armée qui avait empêché le Gpra d'exercer le pouvoir à l'indépendance, croyait-il contre toute évidence que le Fis débarrasserait le pays du système miltaro-policier. Même l'inénarrable Benbella s'y était mis, se découvrant une âme d'islamiste alors que le désir de vengeance et de pouvoir -fût-ce dans les fourgons du Fis- lui sourdait des yeux. Et que dire de Aït Ahmed qui proclamait fièrement « Ni État policier ni République intégriste » -traduisons : Ni Fln ni Fis- et qui, une semaine après passe alliance avec ces deux partis !
Toutes les conditions subjectives étaient bien réunies pour que la grande boucherie ait lieu. Elle aura lieu. Mais il fallait auparavant régler un dernier problème : se débarrasser du PAGS.
En
décembre 1990, après plus de vingt ans de clandestinité, le Parti
de l'Avant-Garde Socialiste (Pags) tenait
à Alger son premier congrès légal. L'acte de naissance du Pags fut
la déclaration du 26 janvier 1966, adoptée par une conférence de
l'Organisation de la Résistance Populaire (Orp). L'Orp était un
front du refus du coup d'état du 19 juin 1965. Elle comprenait des
militants issus de la gauche du Front de Libération Nationale -Fln-
(dont les plus en vue furent Mohamed Harbi et Hocine Zahouane), des
communistes (dont, entre autres, Sadeq Hadjeres et Bachir Hadj-Ali,
tous deux anciens secrétaires du Parti Communiste Algérien -Pca-
qui s'était dissous dans le Fln après l'adoption de la Charte dite
d'Alger par le congrès de ce parti en 1964), des syndicalistes de
l’Union Générale des Travailleurs Algériens (Ugta), des
étudiants membres de l’Union Nationale des Étudiants Algériens
(Unea), des officiers de l'Armée de Libération Nationale (Aln).
Dans les mois qui précédèrent le congrès, la base du Pags eut à discuter d'un texte intitulé «Projet de plate-forme politique et idéologique». Ce document définissait la contradiction principale qui structurait le champ politique algérien comme étant celle qui opposait "l'Algérie moderne" à "l'Algérie archaïque". Il appelait à la constitution d'un front de l'Algérie moderne (FAM) qui transcenderait les partis et se constituerait en machine de guerre contre les archaïques, c'est-à-dire les islamistes. Sur le plan économique le projet de plate-forme appelait au développement d'un capitalisme moderne sous la houlette d'un État lui-même aux mains des seuls modernes.
Les débats à la base ne furent animés par aucun responsable national ; les seules interventions de la direction eurent lieu à Alger, furent le fait d'un seul homme et concernèrent des cellules hostiles au projet de plate-forme. En fait d'intervention, ce responsable n'avait à la bouche que le langage de la menace et de l'intimidation. Quant aux contributions écrites que devait faire paraître l'organe central du parti, Saout Ech-Chaab, elles furent l'objet d'une censure implacable, tout écrit critiquant le projet de plate-forme étant écarté sans autre forme de procès. Là encore, on retrouve le même homme, exerçant une autorité absolue sur l'ensemble de la rédaction. Cet homme était justement le rédacteur du document, Hadj Bakhtaoui. Il ne fallait pas être grand clerc pour comprendre qu'il se jouait, à la tête du parti, une lutte sans merci : la base saura qu'elle opposait le rédacteur du projet, derrière qui s'alignait servilement une majeure partie de la direction, et le premier secrétaire, isolé, le reste des dirigeants ne se prononçant pas.
À l'ouverture des travaux du congrès, les délégués s'attendaient à ce que l'affrontement décisif ait pour cadre la commission politique. Alors que les membres de cette dernière s'acheminaient, à la majorité écrasante, vers une résolution en forme de rejet du projet de plate-forme, un petit groupe, composé de deux membres de la direction -Hadj Bakhtaoui et Abderrahmane Chergou- et de seconds couteaux pénétra dans la salle et se mit à menacer les opposants à la plate-forme. Ce fut l'esclandre. Des délégués menacèrent de porter ces agissements à la connaissance du congrès. Les minoritaires quittèrent alors la commission. Ce qu'il en restait adopta une résolution par laquelle il était proposé au congrès de s'en remettre au comité central nouveau pour élaborer un projet de plate-forme politique à soumettre à la base.
Au niveau de la commission des candidatures -autre lieu d'affrontement-, les partisans de la plate-forme marquèrent des points sans toutefois parvenir à éliminer les opposants : l'élection du nouveau comité central ne résolut donc rien et n'apporta qu'une moitié de solution à la question de la direction en créant le poste de "coordinateur" (confié à H. Cherif) alors que S. Hadjerès était réélu à ce CC. Mais l'ex-premier secrétaire était affaibli et plus isolé que jamais. Le congrès s'acheva dans la confusion, nombre de délégués, sidérés et écoeurés par ce qu'ils avaient vu et entendu, quittèrent le congrès avant la clôture officielle des travaux, avec la conviction que ce CC durerait ce que durent les roses.
Et de fait. Quelques mois plus tard, le CC éclatait : cinq de ses membres (Hadj Bakhtaoui, Abderrahmane Chergou, Fethi Bouchenak-Khelladi, Majid Harbi et Rabah Keddar) en démissionnaient avec pertes et fracas et lançaient un appel dans les colonnes de l'Hebdo libéré -journal dirigé par Abderrahmane Mahmoudi et qui servait de tribune à une aile de la Sécurité militaire. Ils y appelaient au sabordage de tous les partis afin que reste en lice seul le Front de l'Algérie Moderne (FAM) qui pourrait alors affronter dans la clarté celui de l'Algérie archaïque, en d'autres termes le Front Islamique du Salut (FIS). Une histoire de western, en somme, où le duel final règle tous les comptes.
Les Famistes avaient fait main basse sur Alger Républicain, à la tête duquel il avaient placé Majid Harbi. Le journal se lança, en compagnie de l'Hebdo libéré, dans une campagne hystérique contre les islamistes. La surdramatisation de la situation en était arrivée au point où l'Hebdo libéré demandait la partition de l'Algérie en deux entités, l'une moderne, l'autre archaïque. L'objectif de cette campagne était clair : tétaniser les Algériens, les terroriser à un point tel que tout débat politique rationnel entre eux devienne impossible.
L'aventure du Fam tourna très vite à la déconfiture : les cinq restèrent désespérément cinq et personne n'ajouta foi aux élucubrations insensées ni, encore moins, aux prétentions théoriciennes de la plate-forme de Bakhtaoui. Mais derrière le Fam et au-dessus de lui, il y avait les pilotes qui avançaient leurs pions tout en gardant deux fers au feu. Un plan B était prêt pour pallier la débâcle si rapide du Fam : ses partisans masqués et demeurés au CC. Ils se présentèrent comme les sauveurs du parti, prirent les choses en main sans que la direction n'esquisse le moindre geste, organisèrent un congrès qui mit fin à l'existence du Pags. Ils créèrent sur ses ruines une formation dite Et-Tahadi (acronyme formé par Taqaddoum-Hadatha-Dimouqratiya) à la tête de laquelle ils placèrent El Hachemi Cherif, qui se révéla être le maître d'oeuvre du plan B. Quelque temps après, les anciens du PCA historique se réunissaient et créaient leur propre parti, le PADS (Parti algérien de la démocratie et du socialisme).
La logique sectaire triomphait. C'en était bien fini du Pags. Le pays pouvait plonger dans la guerre des lâches.
Dans
les dernières années
de la décennie 90 -particulièrement
depuis le complot d'octobre 1988-, le
voile commençait
à se lever sur la réalité du pouvoir politique algérien. Écartelé
entre deux factions, celle de gauche (nébuleuse hétéroclite qui
n'avait en commun que la défense du secteur public) et celle de
droite (bourgeoisie compradore affairiste qui ne rêvait que
d'Infitah, d'ouverture économique), ce pouvoir découvrait, avec
l'effondrement du système socialiste mondial, qu'il était devenu
possible de se débarrasser d'un parti, le Pags, sans plus craindre
de remontrances -ou de représailles- de la part de l'ancien bloc de
l'est.
Si
la droite a toujours vu en ce parti son ennemi principal, les choses
étaient bien plus complexes s'agissant de la gauche. De fait, il y
avait un monde entre les deux composantes essentielles de cette
gauche : d'un côté, un Fln hégémonique et inculte, accroché
à un socialisme de type primitif ; de l'autre, l'appareil de la
Sécurité militaire -le véritable parti au pouvoir- dont les cadres
étaient en majorité formés dans les pays socialistes et qui
recrutait sans désemparer dans la jeunesse universitaire, notamment
à l'ombre du service national et du volontariat estudiantin pour la
réforme agraire. (Le Pags ne mesurera l'infestation policière dont
il a été victime que lorsqu'il sera trop tard).
La
SM s'était assuré un avantage
décisif sur la droite compradore et affairiste en ce qu'elle avait
le dernier mot dans la cooptation des cadres à tous les niveaux, du
dirigeant syndical au haut fonctionnaire et au chef d'entreprise
publique -qu'elle faisait tous surveiller, de toute façon, par ses
agents des Bureaux de sécurité préventive (Bsp), immense réseau
national de mouchardage.
Quoi qu'il en soit, la SM avait un intérêt objectif au maintien du Pags, ce qui ne l'empêchait nullement de kidnapper de temps à autre quelque militant ou responsable de ce parti -et même des enfants de 15 ans, comme le beau-fils de A. Benzine- et de les passer à la Question dans ses centres de torture de Poirson, Bouzaréah (Alger) ou Magenta (Oran).
Cette
coexistence tactique -que le Pags mettra à profit pour s'implanter
largement dans le champ politique et social- fut mise à mal durant
la décennie 80 -les années fric et toc- par trois faits.
Le
premier est l'affaiblissement de la SM par le président Bendjedid et
ce, essentiellement pour complaire à l'armée, atteinte d'un
syndrome affairiste galopant. S'enrichir vite et abondamment sans
craindre l'épée de Damoclès de la SM était le voeu de la haute
hiérarchie militaire; Bendjedid y consentit à charge pour l'armée
de lui garantir un soutien tout azimuth. Mais la nomination d'hommes
de l'est (Lakehal Ayat, Betchine) à la tête de la SM rompait
un équilibre savamment mis au point sous Boumédiène -à l'est
l'armée, à l'ouest et aux kabyles la SM. L'appareil de la SM
n'allait pas accepter de se plier à ces mesures.
Le second fait est la montée en puissance des générations alphabétisées en arabe. Phénomène considérable. Cette basse intelligentsia (dans le sens où Régis Debray la différencie de la haute), faite essentiellement d'instituteurs, de professeurs, de jeunes médecins du service public, d'avocats, d'ingénieurs, découvrait que la voie vers l'accès à la haute intelligentsia était verrouillée. Aiguillonnée par les intellectuels baathistes, elle avait d'abord investi le FLN dont elle attendait qu'il la promeuve. Déçue, elle se jettera dans les bras du FIS dont elle allait former l'essentiel de l'encadrement moyen et supérieur. En particulier, elle sera l'épine dorsale du courant dit de la Djaz'ara ('Abassi, Hachani) qui n'avait qu'un rapport religieux lointain aux autres courants du FIS, les paléo-salafistes (pléonasme !) frustes et ignares (Benhadj) et les "Afghans" mercenaires.
Le
troisième enfin, qui allait précipiter la crise, fut l'accord passé
entre la Présidence, l'armée et le Fis au terme duquel le parti
islamiste se verrait confier le pouvoir au terme d'élections qu'il
remporterait aisément. La SM vit dans ce deal la
signature de son propre arrêt de mort. Elle allait réagir très
vite dans deux directions principales : 1) neutraliser les
partenaires du pacte, (Fis, armée et Présidence) ; 2) pour ce
faire, rassembler autour d'elle le maximum de forces : les Bsp
allaient faire feu de tout bois !
Le
premier objectif fut rapidement atteint au 2/3 : un conclave
militaire (au cours duquel les officiers qui avaient un bœuf sur la
langue n'avaient pas intérêt à l'ouvrir, laissant l'initiative aux
anciens de l'armée française qui, par culture, redoutaient plus que
tout l'arrivée au pouvoir de religieux) « décida » du
sort de Bendjedid. Il suffisait juste de donner à ce putsch
l'onction de la science. On aime ça à la SM. Restait le Fis. La SM
allait s'en occuper en réactivant tous les schémas tactiques de la
guerre d'indépendance : enlèvements, exécutions sommaires,
escadrons de la mort, faux maquis... Remarquable cette incapacité
des belligérants à se libérer des fantômes du passé ! (Marx
a écrit des pages magnifiques à ce sujet in Les
luttes de classes en France)
Le Fis singea jusqu'au ridicule le Fln-Aln, allant jusqu'à tenir son
congrès à Batna, pour perpétuer le mythe de
l'Aurès-berceau-et-bastion de la lutte armée (oubliant
opportunément que si l'Aurès est resté dans l'histoire de la
guerre d'indépendance, c'est plutôt en tant que zone ingouvernable
où le tribalisme, les trahisons et les assassinats entre frères ont
battu leur plein de novembre 54 à juillet 62).
Le
PAGS,
incapable de produire une analyse concrète de cette situation
concrète, incapable de définir des objectifs à court et à moyen
termes, ne pouvait plus dès lors continuer d'exister de façon
autonome ; soit il se rangeait derrière la SM ; soit il
disparaissait violemment. Il lui arriva les deux choses en même
temps : une partie de ses troupes, minoritaire, (Tahadi) choisit
le camp de la SM ; une autre, la majeure partie de ses
militants, révulsée à l'idée de se faire supplétive d'un
appareil policier, prit les chemins de l'exil ou retourna à la
clandestinité. Nombre de ces militants seront assassinés. Quant à
Tahadi, après le défi, vint le temps de la social-démocratisation
(il devint Mouvement Démocratique et Social), puis de la
groupuscularisation (une tendance fit sécession en prenant le nom de
Parti de la Laïcité et de la Démocratie).
Le
schéma général des forces en présence, ainsi que de la logique des
affrontements, développé supra est... un schéma, c'est-à-dire un
modèle théorique capable de rendre compte de la ligne générale
des événements. Comme dirait Marx, c'est le concret de pensée.
Auquel il faut restituer maintenant sa complexité. Rappeler,
par exemple, que l'appareil de la SM n'était pas si monolithique que
le schéma pourrait le laisser penser. Quelques mentions de faits
montreraient facilement que cette structure était à l'image de tout
ce qui est vivant : contradictoire. Ainsi, sa -toute- relative
tolérance à l'égard du Pags ne l'a jamais empêchée de kidnapper
et de torturer nombre de militants de ce parti. C'est
la longévité et la stabilité du régime de Boumédiène, alliée à
celles du chef de la SM, le colonel Merbah, qui ont laissé une
impression d'unité de corps et de doctrine dans la police politique,
alors qu'elle était traversée de contradictions et, déjà, en
butte à la corruption.
Il
faut rappeler également qu'après l'offensive contre la Présidence
et l'armée pour laquelle la SM a eu recours aux anciens de l'armée
française, il s'est mis en place une sorte
de directoire SM/Armée/Présidence
-cette dernière étant représentée par l'inamovible général
Larbi Belkheir qui a joué un rôle capital dans le ralliement des
anciens de l'armée française à la SM. C'en était bien fini en ce
début de l'année 92 de la SM traditionnelle, celle qui était morte
depuis des années déjà. C'est le directoire qui
était à la manœuvre maintenant et ce directoire devait
prendre en compte les intérêts de tous ses membres. Or, dans le
paquet de ces intérêts, il y avait la redoutable question de la
corruption de la hiérarchie de l'armée. Merbah et quatre directeurs
de l'Institut d'études stratégiques globales (Inesg) paieront de
leur vie leur intérêt pour cette question.
L'INESG dépendait de la Présidence. Son premier directeur, Djilali Liabès,
s'était entouré d'universitaires-chercheurs de renom -dont des
pagsistes connus. L'inesg travaillait d'arrache-pied à un rapport
intitulé « Algérie – Horizon 2005 » dans lequel
l'ensemble des problèmes du pays devait être analysé et des
solutions stratégiques, proposées. Liabès avait pointé (sur la
demande de Boudiaf qui voulait en découdre avec ce qu'il appelait la
« mafia politico-financière » sur laquelle Merbah
l'avait bien documenté) le problème de la corruption. Le directoire
fit savoir à Liabès qu'il n'était pas indiqué dans la situation
présente d'aborder ce problème. Liabès passa outre. Le 16 mars 93,
il était assassiné.
Son
collègue et ami M'hamed Boukhobza le remplaça et eut droit aux
mêmes pressions. Il passa outre lui aussi. Le 22 juin 93, il était
assassiné dans des conditions effroyables : les assassins le
torturèrent longuement dans son appartement avant de l'achever. Ils
cherchaient à récupérer les documents compromettants sur la
corruption des hiérarques de l'armée.
Le
04 juillet, le lieutenant-colonel Sari Redouane, docteur d'État,
nucléariste, était abattu : il venait d'être discrètement
pressenti pour remplacer Boukhobza.
Le
28 septembre, Abderrahmane Chergou était tué à l'arme blanche en
pleine rue : il venait d'être secrètement approché pour
occuper le poste de directeur de l'Inesg.
Des
sources fiables et bien documentées (cf
le site
Algeria watch
où s'expriment des transfuges de la SM) affirment
que c'est le même commando de la mort, commandé par un colonel bien
identifié de la SM, qui a exécuté ces assassinats. Et de fait. Qui
pouvait connaître le colonel Sari sachant que le génie nucléaire
fait l'objet d'une protection serrée et que les chercheurs y sont
généralement inconnus ? Qui pouvait savoir qu'il était le
prochain directeur de l'Inesg puisque cette information était tenue
secrète ?
Le
26 mai, Tahar Djaout, écrivain et journaliste est assassiné. Le
lendemain, un journaliste qui signe Y.B. s'en prend, dans un article
violent à... l'écrivain qui se meurt dans l'hôpital de Baïnem. Le
directeur du journal éphémère (L'opinion)
qui avait publié cette ignominie rare, Bachir Rezzoug, défendra
Y.B. face aux amis de T. Djaout venus exiger un droit de réponse. Un
comité-vérité sur la mort de Djaout, présidé par le professeur
Boucebsi, fut formé. Quelques jours après, le professeur était
assassiné.
C'est
après cette affaire que les médias algériens, relayés par ceux
d'outre-Méditerranée, se lanceront comme un seul homme dans une
campagne visant à discréditer toute recherche de la vérité sur
ces violences. Tous ceux qui ne les attribuaient pas
automatiquement "aux
hordes intégristes",
étaient accusés de soutenir l'intégrisme,ou,
à tout le moins, qualifiés de partisans de la théorie du « Qui
tue qui ? ». De débiles, en somme, de ceux qui
s'interrogent sur la réalité du jour quand il fait jour.
Or,
dans la question « Qui tue qui ? », il y a deux
pronoms interrogatifs, le premier pour demander qui est le sujet de
l'action, le second pour savoir qui est l'objet de l'action, en
l'occurrence la victime. La victime étant généralement connue,
c'est sur l'identité de son assassin que porte l'interrogation, et
au-delà, ce sont les donneurs d'ordre que l'on voudrait démasquer
car l'un et les autres sont trop lâches pour revendiquer leur acte.
C'était Djaout la victime et le premier devoir d'un confrère digne
de ce nom eût été d'aider à démasquer et à déférer le
criminel devant une justice civilisée. Au minimum, de se taire et de
se terrer.
À
partir du meurtre de Tahar Djaout, on peut dire, en effet, que la
guerre des lâches avait bien commencé. Un journaliste qui insulte
le mort au lieu de stigmatiser le crime ; un responsable de
rédaction qui prend sa défense ; un écrivain -Tahar Ouettar- qui
n'a pas un mot d'empathie pour les proches du défunt mais qui
renvoie le mort « à la France qui le pleurera »... Tant
d'ignominie laisse sans voix. Mais elle est à la mesure de la
barbarie des criminels. En effet, plus le crime est odieux, sauvage,
plus la lâcheté pour le masquer ou le justifier doit être extrême.
Encore
en était-on aux débuts. Le pays avait seulement commencé, alors,
une interminable descente dans les enfers de la honte, de l'abjection
et du crime. Un pays dont le Premier ministre (Bélaïd Abdeslam)
désigne, au cours d'un discours public et télévisé, une frange de
ses concitoyens -ceux qu'il a appelés les
« laïco-assimilationnistes »- à la vindicte des tueurs;
un pays dont le ministre des Affaires religieuses (qui se souvient de
Sassi Lamouri?) -censé prêcher la fraternité et le pardon aux
offenses- rappelle, dans une intervention télévisée, aux assassins
leur promesse de ne s'en prendre qu'aux seuls communistes; un pays où
personne ne revendique son crime, où chaque tueur sait que
l'anonymat garantit un effet terrorisant maximal, chacun se demandant
pour quelle raison on avait tué et qui serait le prochain; alors
oui, ce pays avait perdu son âme.
LA
QUESTION MORALE
Au
cours d'une conférence de presse, le Premier ministre Ouyahia révéla
qu'en une seule nuit, il y eut plus de mille morts à Remka
(Relizane). Cela fut dit sur le même ton que celui par lequel il
aurait constaté un acte banal d'incivisme, disons le saccage de
cabines téléphoniques, légérèment réprobateur mais placide. Il
ne lui a pas effleuré l'esprit que c'était lui le responsable de ce
carnage, en tant que chef d'un gouvernement qui n'a pas assuré la
sécurité de ses concitoyens. Non. C'est tout juste s'il n'a pas
reproché aux morts d'être morts. Et les Algériens qui saisissent
le sens des silences et des mimiques qui parsèment le propos d'un
locuteur, ont compris que le Premier ministre ajoutait, sans le
proférer expressément : « Allah ghaleb » ! (=
Si Dieu l'a voulu, qu'est-ce qu'on y peut?).
La
question de la responsabilité du sujet chez nous est gravissime. Il
s'y entremêle trois facteurs -anthropologique, religieux, politique-
qui en ont fait une problématique complexe. Dans un pays qui freine
des quatre fers l'émergence de l'individu autonome, tentant encore
de l'arrimer au groupe, à la tribu ; dans un pays qui baigne
dans la vulgate d'un islam malékite, fataliste et déterministe ;
dans un pays où la pratique politique menée dans le secret et
l'anonymat, n'admet ni reddition des comptes ni sanctions, il est,
pour le moins, difficile d'accéder aux normes de la civilité
moderne qui présuppose un sujet autonome responsable de ses actes.
Dans cette réflexion sur la guerre des lâches, il était impossible
d'éviter de soulever cette question, tant les manquements à la
simple éthique ordinaire furent la règle. Pour ne rien dire des
ruses perfides et des monstruosités qui glaceraient l'échine du
plus endurci des hommes.
Manquements
à la simple éthique ? On nous apprenait à l'école primaire à
ne jamais dénoncer un camarade -même s'il avait fait quelque chose
de répréhensible- si on ne voulait pas devenir un vilain petit
« rapporteur », terme infamant équivalent à notre
« Reffad » (que la bienséance m'interdit de traduire).
Au long de ces années de honte et de sang, la dénonciation -qui
valait pratiquement condamnation à mort pour le dénoncé- était la
règle : journaux appelant à la répression des islamistes, y
compris en donnant des informations permettant de les identifier ;
imams improvisés appelant au châtiment de « kouffar
laïkiyine » (= mécréants laïques) nommément désignés ;
fetwas -ou prétendues telles- placardées sur les murs de tel lieu
de prière condamnant à mort des citoyens ; gens de Fam-Tahadi
dénonçant des anciens du Pags parce qu'ils ne les suivaient pas
dans leur croisade « anti-intégriste » délirante ;
gens du « Gia » dénonçant ceux du Fis et vice-versa...
L'exemple, il est vrai, venait de haut : un Premier ministre (B.
Abdeslam) dénonça bien une catégorie de citoyens, « les
laïco-assimilationnistes », comme étant la source de tous les
problèmes, avec le message subliminal adressé au Fis : sans
eux,
vous et nous vivrions en bonne intelligence.
Si
chacun s'est à ce point et si vite affranchi du tabou de la
« chkima », la délation, c'est parce que le pays tout
entier baigne depuis des décennies dans le culte rendu aux
« services de sécurité », groupe de mots mis
pudiquement à la place de SM. « La main que tu ne peux pas
mordre, baise-la » dit le proverbe qui résume parfaitement
l'attitude des Algériens vis-à-vis des « services ». Ce
processus psychologique primaire par lequel l'objet redouté est
introjecté (assimilé) et perd de ce fait sa charge anxiogène, a
fait qu'un pays entier se trouve atteint du syndrome de Stockholm :
l'otage est en empathie avec son geôlier. Pour rendre cette
captivité moins éprouvante, il fallait, en effet, la rendre plus
valorisante. Alors, s'est développé le mythe de la SM « loubb »
(=principe vivant) de la nation, son ferment, son cœur battant. (Une
remarque en passant : le Monsieur Propre des romans du
commandant Moulessehoul, alias Yasmina Khadra, s'appelle le
commissaire Llob). De bouclier de la nation, la SM est devenue sa
condition de possibilité même et ses officiers croient en la vérité
de leur fable et les Algériens croient ce que leur susurrent ces
officiers par l'intermédiaire des cohortes de sycophantes
stipendiés.
C'est
pourquoi le sentiment dominant qui a permis à de nombreux Algériens
de tenter le crève cœur, l'arrachement de l'exil a été la honte.
Car la honte est un sentiment révolutionnaire en ceci qu'il est dans
son essence prise de distance avec soi, avec le groupe auquel on
appartient, parce que le soi, ou le groupe, a trahi l'image
valorisante que l'on s'en faisait. (Le jazzman et écrivain Gilad
Atzmon, né en Palestine sous occupation, a éprouvé une telle honte
après son service militaire, pendant lequel il a vu l'armée
d'occupation commettre les pires crimes contre la population civile
palestinienne, qu'il a quitté le pays. Il collabore à la revue
palestinienne d'information.)
Le
spectacle terrifiant des débordements de haine et de cruauté qui
s'est déroulé devant eux ne peut pas ne pas interroger les
Algériens : Il y avait donc tant de haine en nous ? Nous
serions donc capables de tant de barbarie et de sauvagerie ?
Pourtant, malgré les terribles souffrances que nous a infligées le
colonialisme, nous n'avons jamais cherché à nous venger des
Européens qui sont restés vivre parmi nous après l'indépendance,
donnant l'image d'un peuple généreux et hospitalier, qui sait
pardonner et oublier. Que nous est-il arrivé donc ?
Il
vous est arrivé que vous avez vécu cinquante dans dans l'anomie,
l'absence de normes éthiques élémentaires ;
Il
vous est arrivé que vous avez vécu cinquante ans à l'ombre d'un
pouvoir usurpateur qui n'a eu de cesse de vous espionner, de vous
diviser, de vous dresser les uns contre les autres ;
Il
vous est arrivé que vous n'avez jamais connu, en cinquante ans, la
liberté et la dignité du citoyen moderne, qui choisit ses
représentants et peut les renvoyer à leurs foyers s'ils
déméritent ;
Il
vous est arrivé que faute de pouvoir investir votre agressivité,
née de vos frustrations et de la perte de l'estime de soi, contre le
Léviathan qui vous a volé vos vies, vous l'avez retournée contre
vous-mêmes.
Alors,
si vous éprouvez de la honte, c'est bien : investissez-la dans
le rejet du Léviathan et commencez simplement par rire de ses fables
ridicules : il n'y survivra pas.
La
Ligue algérienne des droits de l'homme (Ladh) a été
officiciellement agréée en 1987. La bataille pour sa création a
été longue et difficile. (Pour
un développement plus fouillé sur la naissance de la LADH, voir
Gouverner
par le complot).
Résumé : Le projet de création d'une ligue a commencé à se
faire jour au milieu des années 80 ; il était porté par des
praticiens du droit, avocats et juristes essentiellement, aux
orientations politiques différentes mais qui s'accordaient sur un
programme minimum : la défense des droits civils et
humanitaires. On y trouvait les avocats Miloud Brahimi, Youcef
Fethallah, Ali Benflis, Ferhat M'hamed ; des juristes comme le
professeur Mohand Issaad... Le jour convenu, alors que les
concertations préalables s'étaient arrêtées sur le nom du
professeur Mohand Issaad, personnalité incontestable, comme
président, un homme brisa le consensus en se portant candidat contre
Issaad. Selon des participants à cette rencontre qui eut lieu
auMouflon
d'or,
un restaurant d'Alger, cette personne n'était autre que Abdennour
Ali Yahya. La réunion tourna court. La police convoqua Issaad,
l'intimida ; il se retira définitivement du cercle. Quelque
temps après, une autre réunion se tint, restreinte, et créa la
ligue en désignant son président en la personne de Me M. Brahimi,
et son secrétaire général, en la personne de Rachid Boudjedra. Ces
deux personnalités étaient connues pour leurs liens d'amitié avec
El-Hadi Khediri, Directeur général de la sûreté nationale puis
ministre de l'Intérieur.
On
pourra épiloguer sur le rôle exact de Ali Yahia et de Khediri dans
cette affaire mais l'important est que la ligue échappa très vite à
ses dirigeants nominaux. Brahimi et Boudjedra se retirèrent et
Youcef Fethallah en devint le président. Il pouvait compter sur le
soutien très efficace du bureau d'Oran qui comptait des militants
populaires du Pags (le dramaturge Abdelkader Alloula et
l'universitaire Abderrahmane Fardeheb), à côté de Me M'hamed
Ferhat et de Abdelkader Safer, tous deux personnalités très
populaires, unanimement respectées. La SM cherchera très vite à
contrôler ce bureau en y introduisant des mouchards.
Le
10 juillet 1993, Me Ferhat essuyait un attentat à quelques mètres
de son domicile ; grièvement blessé, il en réchappera après
de longs soins à l'étranger.
Le
18 juin 1994, Youcef Fathallah était assassiné à l’entrée
de son bureau à Alger, à la porte de l'ascenseur précisément où
l'attendait un tueur avec un pistolet muni de
silencieux.
Le
10 mars 1994, Abdelkader Alloula tombait sous les balles d'un tueur,
en pleine rue et en plein mois sacré de Ramadhan qu'il observait
scrupuleusement.
Le
26 septembre 1994, Abderrahmane Fardeheb, était abattu devant sa
famille, horrifiée.
Dans
les quatre cas, il n'y a eu aucune enquête, aucune interpellation de
suspects éventuels et encore moins, évidemment, de défèrement à
la justice.
Voici
maintenant des éléments d'appréciation que le juge d'instruction
d'un pays civilisé aurait fait prospérer très facilement :
1)
«En juin 1994, Youcef Fathallah, président de la Ligue algérienne
des droits de l’homme (LADH), a été assassiné... Trois semaines
auparavant, il avait exposé la situation des droits de l’homme en
Algérie dans une réunion organisée par Amnesty international à
Berlin (Allemagne). Youcef Fathallah avait décrit les exécutions
extrajudiciaires quotidiennes, les homicides et autres atteintes aux
droits de l’homme perpétrés par les forces de sécurité et les
groupes armés. Il avait aussi parlé de la terreur dans laquelle
vivait la population civile ainsi que du renforcement de la censure
et des informations de plus en plus sélectives sur la violence en
Algérie... » (Extrait d'un rapport d'Amnesty
International-1996).
2)
Ajoutons cet autre élément de taille : Mes Fethallah et Ferhat
faisaient tous deux partie de la commission d'enquête sur
l'assassinat du président Boudiaf. Ils avaient exprimé des réserves
sur le rapport final et avaient refusé de l'endosser.
3)
Enfin, Me Fethallah a fait partie du Comité national contre la
torture formé après octobre 88 et qui comprenait, entre autres, le
pédiatre Djilali Belkhenchir et le psychiatre Mahfoud Boucebci : ces
trois personnalités furent assassinées sans que les auteurs ni les
commanditaires soient jamais inquiétés.
4)
S'agissant des deux autres membres assassinés, il est utile de
rappeler que Alloula et Fardeheb ont été recherchés par la SM lors
des « émeutes » d'octobre 88. Ils ont eu tous les deux
la chance d'être en déplacement à ce moment-là, Fardeheb en
France où il participait à un colloque d'économistes, et Alloula à
Alger. D'autre part, les proches de Alloula ont rapporté que lors de
son enterrement, des officiers de la SM se répandaient bruyamment en
« confidences » à ces mêmes proches, selon lesquelles « ce seraient les
partisans de Ahmed Taleb El Ibrahimi (sic) qui l'auraient fait
assassiner » ! Pourquoi Taleb ? Parce qu'en 1976, l'ex-ministre de l'information avait démis Alloula de la direction du TNA (Théâtre national algérien) et le poursuivrait depuis lors de sa vindicte ! Extravagant ! (La vérité est que Taleb avait acquiescé, certes avec joie, à la demande de certains comédiens-anciens moudjahidines -les planqués de Tunis- du TNA qui jalousaient 'Abdelkader et ont obtenu sa tête).
À
qui ont donc profité ces crimes abjects ?
Donnant
suite à un dépôt de plainte de citoyens algériens pour
« tortures », la justice helvétique a interpellé et
auditionné le général Khaled Nezzar qui séjournait en Suisse. Des
« citoyens » algériens indignés ont cru bon, alors,
faire figurer leurs noms au bas d'une pétition qui dénonce "de
tels propos et agissements comme attentatoires à la souveraineté
algérienne et au principe de non-ingérence dans les affaires
intérieures d'un Etat". Il
est aisé de remarquer que ces signataires sont en majorité des
sénateurs, des députés et des cadres de la nomenklatura. Donc des
« citoyens » pas tout à fait comme les autres, ces
sujets ordinaires équarrissables à merci dans les commissariats de
police ou les casernes de la SM. La présence dans cette liste de
commensaux qui bâfrent à la mangeoire du diable -sans même s'être
munis de longues fourchettes- n'a donc rien que de très normal.
Quand le maître commande, les laquais s'exécutent.
Cela
n'empêche pas de poser quelques questions à certains d'entre eux,
ceux dont la présence sur cette liste est particulièrement
indécente. À Me Miloud Brahimi, par exemple, qui signe en qualité
de « fondateur de la Ladh » et qui n'a pas eu un mot, en
son temps, pour exiger que la vérité soit dite sur l'assassinat de
son collègue et successeur à la tête de la Ladh, Me Youcef
Fethallah.
À
Rachid Boudjedra, écrivain et ancien SG de la Ladh, qui n'a pas eu
mot pour exiger que la lumière soit faite sur l'assassinat de cet
autre écrivain et militant actif et non sélectif des droits civils,
Abdelkader Alloula. Alloula qui invitait systématiquement le
représentant du Fis, à l'égal des autres partis, à participer aux
débats de la Ligue sur les droits civils et politiques -invitations
auxquelles le Fis répondait par un non borné et catégorique;
Alloula qui était un des très rares hommes à avoir le courage de
rendre visite au docteur Med-Seghir Nakkache et à son épouse, alors
que le couple était persécuté et terrorisé par la SM. Cette
dernière s'en prenait plus encore à la femme de Nekkache, une
Suédoise, en faisant publier par ses valets de la presse des
articles ignobles sur elle.
Quand
on n'a pas le courage d'un Fethallah ou d'un Alloula, on peut encore
se taire et se terrer mais pas plastronner en étalant ses lettres de
noblesse. (Lesquelles, d'ailleurs ?)
Allons
plus loin. Les pétitionnaires écrivent : "Estiment
dérisoire d'attribuer un acte de torture à un ministre de la
Défense alors qu'il est évident qu'en période de troubles si
dépassements, violences ou même tortures il y a, ces actions...
sont inhérentes à des situations extrêmes …"
Que disaient donc Massu, Aussaresses, Bigeard, Trinquier, Godard... ?
Le plus fort est que parmi ces signataires qui tiennent ce langage de
parachutistes, il y a des anciens de la guerre d'indépendance (la
libération est encore en attente) qui n'ont pas de mots assez durs
pour stigmatiser les tortionnaires de l'armée coloniale.
Allons
encore plus loin. Les signataires "en
appellent aux responsables de l'Etat Algérien pour prendre toutes
mesures dictées par les circonstances et prier le gouvernement de la
Confédération Helvétique d'agir dans les délais opportuns, pour
mettre un terme à une procédure que ne justifient ni la réalité
des faits invoqués, ni les principes du droit international." Donc,
les soussignés veulent que leur État demande à l'État suisse de
rappeler à l'ordre la justice suisse et de lui intimer l'ordre
d'abandonner la procédure. On ne sait pas s'il faut rire ou pleurer
de la monstrueuse stupidité d'une pareille demande : les
signataires s'imaginent que toutes les justices du monde sont à
l'image de celle d'Algérie ! Dire qu'il y a une cohorte de
bâtonniers, de juristes, de magistrats, de ministres et même celle
du FONDATEUR de
la Ladh soi-même !, parmi les signataires de cette incroyable
pétition !
Encore
un cran plus loin (ou plus bas si l'on veut). Cette demande, qui
restera dans les annales de la bêtise musclée, est faite au nom du
droit international. Donc et au final, les signataires demandent au
pouvoir équarrisseur qui saigne -dans tous les sens du terme- leur
pays de faire pression, au nom du droit international, sur le
gouvernement d'un pays tiers afin qu'il empêche une procédure
justement permise par le droit international, de prospérer.
Confondant !
Cet
illogisme n'a qu'une explication rationnelle : la panique qui a
saisi les supplétifs quand un petit juge a fait vaciller le maître
tout-puissant. Alors, la question inévitable et terrifiante s'est
imposée à eux : si le système tombe, quel sera alors notre
sort, nous qui avons joué aux pousse-au-crime pour un plat de
lentilles ?
Vingt
ans après le coup d'état de janvier 92 et l'annulation des
élections législatives remportées au premier tour par le Fis ;
vingt ans après les débuts d'une guerre qui a fait plusieurs
dizaines de milliers de morts, de disparus, d'exilés et -pire
encore- qui a causé des traumatismes sans nom, où en est-on ?
Le
déferlement de violence d'une rare sauvagerie qui a ravagé le pays
n'a pas levé l'hypothèque islamiste. Elle est même plus présente
et plus prégnante que jamais, forte qu'elle est aujourd'hui de la
légitimité acquise chez les voisins immédiats de l'Algérie. On ne
réécrit pas l'histoire, certes, mais personne ne peut s'empêcher
de penser que c'était une guerre pour rien. Cela seulement dans la
mesure où l'on prendrait le prétexte de cette guerre -lutte contre
l'islamisme djihadiste- pour son véritable mobile. Or, derrière le
prétexte invoqué, il y avait d'autres objectifs moins avouables.
Le
premier, l'essentiel, était d'assurer la survie d'un régime au bord
de l'effondrement, miné qu'il était par ses propres contradictions
internes. Si, finalement, les différents centres de pouvoir -SM,
Armée, Présidence- ont pu se rabibocher alors qu'ils étaient en
lutte ouverte les uns contre les autres, c'est qu'ils ont compris
qu'aucun d'entre eux ne serait le gagnant si le système tombait. De
ce moment, d'ailleurs, date la notion de Famille
révolutionnaire :
il s'agissait de resserrer les rangs et d'oublier les querelles... de
famille. Quitte à ouvrir la Famille à deux-cents mille supplétifs,
les miliciens, dont on veut maintenant se séparer.
Le
deuxième mobile, inextricablement lié au premier, était de garder
la haute main sur les sources de la corruption, générée par la
passation des marchés essentiellement. Au début de la décennie 90,
on estimait le chiffre de cette corruption à une moyenne de 700
millions de dollars par an. La répartition de cette manne a
nécessité la mise en place d'une sorte de groupement d'intérêts
occulte afin que la Famille ne s'entredéchire pas. L'affaire Rafik
Khalifa a été le révélateur de cette pratique digne des grands
syndicats du crime. Pourquoi un jeune homme d'une trentaine d'années
-pas crédible du tout !- pour recycler et blanchir l'argent de
la corruption ? Parce qu'il avait le bon code
génétique, comme
on dit à la SM : c'est le fils de Laroussi Khalifa, l'un des
fondateurs du MALG (matrice de la SM). D'autres, des industriels et
des financiers en apparence honorables, jouent ce même rôle de
blanchisseuses avec beaucoup plus de discrétion.
Le
troisième mobile, lié aux deux premiers, était de lever
l'hypothèque démocratique portée par les partis et les
personnalités modernistes et/ou de gauche. Il est évident que ce
que le système pouvait craindre de pire pour lui et pour sa survie,
c'était une opposition qui aurait rassemblé les islamistes et les
démocrates de gauche. C'est pour cela que la colonne vertébrale de
l'opposition de gauche, le Pags, a fait l'objet, à titre préventif,
d'un complot démoniaque. Aujourd'hui encore, la condition d'un
changement de régime est tout entière contenue dans cette
problématique. Gageons que le spectre du Congrès Musulman Algérien
de 1936 -qui a rassemblé Oulamas, communistes et démocrates
bourgeois- doit hanter les nuits du pouvoir équarrisseur.
Remarquons, en passant, que ceux qui font mine de s'opposer à ce
régime et qui font montre en même temps d'un anticommunisme débile
-ce qui est un pléonasme-, font exactement le jeu de ce régime.
Le
quatrième mobile que le fracas de la guerre a permis de réaliser en
subreptice est l'application scrupuleuse et servile du Plan
d'Ajustement Structurel que le FMI -le bras armé du Capital- avait
concocté pour amener l'État algérien à résipiscence, le faire
revenir sur toutes les avancées sociales réalisées pendant les
trois décennies précédentes : des centaines d'entreprises
liquidées, parmi lesquelles des fleurons de l'industrie nationale
cédées pour une bouchée de pain à des rapaces (le complexe
sidérurgique de Annaba vendu au requin indien L. Mittal qui veut
s'en débarrasser aujourd'hui !) ; des centaines de
milliers d'employés mis au chômage ; un dinar transformé en
monnaie de singe ; des millions d'Algériens escroqués de
l'épargne d'une vie... Bilan tragique des années Hamrouche,
Abdeslam (qui n'en finit pas de remercier la banque Goldman Sachs de
lui avoir consenti une obole. Mais en échange de quoi?), Ghozali et
consorts. Jamais pareille braderie n'aurait eu lieu en temps de paix.
Il a fallu la terreur indicible qui paralysait le pays entier pour
que semblable forfait pût se perpétrer sans coup férir.
Vingt
après, alors que le régime a réussi à assurer sa survie et qu'il
organisé l'amnésie officielle par la loi, il convient de se
demander à quel prix il s'est survécu et si le retour du refoulé
n'est pas pour demain, c'est-à-dire dans un futur immédiat. À
quel prix ? Au prix qu'il a fallu payer pour transformer un pays
jeune et dynamique en peuple tétanisé se cramponnant désespérément
à une bouée de sauvetage percée, un vieillard cacochyme qui tient
entre ses doigts crochus une cassette dont il puise, de temps à
autre, quelques piécettes pour les jeter à une foule grondante.
Le
retour du refoulé ? Le temps de la mémoire est long et
capricieux. Mais une chose est sûre : jamais les gens qui ont
vu disparaître un ami cher, un frère, un père, un fils, un mari,
n'oublieront. Comme ils n'oublieront jamais de demander des comptes.
SYCOPHANTES ET
TRUCHEMENTS
Comme
attendu, la presse algérienne de ce 11 janvier 2012 se répand sur
le coup d'état qui mit fin, vingt ans plus tôt, au règne du
roi-fainéant Bendjedid et, du même coup, aux élections
législatives piégées que le Fis devait remporter conformément au
deal passé entre la Présidence et l'armée d'un côté et le parti
islamiste de l'autre. La
palme de cette commémoration revient au quotidien en langue
française El-Watan (11/1/12) qui publie une (pénible et verbeuse)
entrevue avec Sid-Ahmed Ghozali, Premier ministre en exercice à
l'époque des faits. Passons sur l'emploi, bien algérien,
du ils (=houma)
qu'emploie l'ancien Premier ministre pour désigner les responsables
de la situation. Quand les hommes politiques algériens parlent, nous
savons que c'est pour ne pas nommer les protagonistes réels des
événements, se disculper et culpabiliser le peuple. Prenons M.
Ghozali au mot : en Algérie donc, un chef de gouvernement n'est
responsable de rien.
Et
Ghozali d'y aller benoîtement d'un premier aveu : il n'était
qu'un technicien à
la solde des politiques et
il le regrette aujourd'hui. Puis, d'un deuxième aveu : ils avaient
passé un accord pour donner la victoire au Fis afin qu'il perde des
plumes dans l'exercice du pouvoir. Vingt après les événements,
Ghozali dit, en d'autres termes, qu'il était un truchement (on
y reviendra) de la SM, même s'il ne nomme jamais cette chose qui
détient le pouvoir réel, que le ils
trahit
cependant. Dont acte.
Par
contre, il ne fait pas montre d'une grande perspicacité d'analyse
lorsqu'il pense que l'on avait ouvert la voie du pouvoir au Fis pour
qu'il s'y casse les dents. Ce qu'un enseignant traduisait, à
l'époque, par la nécessité pédagogique d'une
accession du Fis au pouvoir afin d'édifier les gens sur ses
capacités à gérer les affaires du pays. (Si l'histoire avançait
comme cela, ça se saurait !) Ce sont les dents du Fln que le
Fis était chargé de casser, opération d'orthodontie dont on
comptait bien qu'il n'en sortirait pas lui-même indemne.
(Apparemment, Ghozali et cet enseignant ne connaissent pas la
stratégie des deux cruches que l'on fracasse l'une et l'autre en les
faisant s'entrechoquer...)
À
l'ombre du système algérien, les ministres et les cadres supérieurs
n'ont, en effet, d'autre choix que d'accepter la tutelle de la SM ou
de se démettre. S'ils acceptent la tutelle, ils seront
simples sycophantes ou
bien truchements.
Le
sycophante est le délateur, le khabarji de base, le Bsp, celui qui
se prend pour un patriote méritant et ombrageux parce qu'il est au
service de la race des seigneurs (saigneurs) qui est elle-même le
cœur battant de l'Algérie, ce sans quoi le pays retournerait à ses
démons tribaux de l'âge de la razzia ; j'ai nommé la Sécurité
Militaire qui croit (hélas, trois fois hélas) à la vérité de sa
légende et se prend vraiment pour le « loubb » de la
nation.
Le
truchement (à référer à son étymologie arabe, truchement venant
de torjman)
est celui qui interprète. Or le truchement, coopté par la SM à un
haut poste -ministre, cadre supérieur...-, est chargé de gérer le
poste de telle sorte que sa gestion satisfasse aux intérêts de la
SM. Mais ces intérêts, il ne les connaît pas et ne peut pas les
connaître car ils sont secrets par nature, et de plus fluctuants et
changeants comme la conjoncture. Il ne peut, dès lors, que
les interpréter,
tenter une périlleuse herméneutique de tous les instants, à ses
risques et périls, sachant que la sombre pythie ne se dévoilera pas
à lui ni ne lui dévoilera son message. Situation
abracadabrante et anxiogène,
mais Ghozali n'était pas obligé d'y aller, après tout ! Et il
pouvait quitter la fonction, par exemple pour protester contre
l'assassinat du chef de l'état, Boudiaf, qu'il représentait. Mais
on ne démissionne pas lorsqu'on est au service de la SM, pardon de
la patrie, même pas quand elle assassine sous vos yeux votre ami,
qui vous a fait confiance et qui vous a suivi lorsque vous êtes
allés le tirer de son exil marocain, pour l'amener à Alger, sinon
Ali Haroun l'aurait fait, allons !
Ghozali,
ancien élève de la prestigieuse école française des Ponts et
Chaussées, aurait dû s'aviser qu'il y a une différence entre se
mettre au service de l'État et
se mettre au service d'un pouvoir,
pouvoir qui plus est sans légitimité, pouvoir de fait et non
pouvoir de droit. Mais ainsi en est-il allé de l'intelligentsia
nationale depuis toujours. Nourrissant un complexe de culpabilité
vis-à-vis des « libérateurs » du pays, elle a toujours
accepté de les servir sans barguigner, de se mettre à la
disposition de ces « gardiens de chèvres portant une arme »
(Abane), de ces « gens de sac et de corde » (F. Abbas)
devenus de nouveaux Janissaires vivant sans vergogne sur la bête,
comme leurs ancêtres symboliques -les Janissaires- vivaient de la
piraterie et de l'impôt levé sur les autochtones par les tribus
makhzen supplétives.
Il
suffisait pourtant juste d'un peu de nif,
du sens ordinaire de l'honneur, tel qu'on le trouve chez les petites
gens, pour prendre sa serviette et rentrer chez soi, M. Ghozali. Il
aurait suffi -élargissons le propos- juste du sens de l'honneur et
d'un peu de courage, il aurait suffi juste du sens de l'éthique de
nos parents, pour que la guerre des lâches n'ait pas lieu. Si elle a
eu lieu, c'est que...
Un
«universitaire » algérien vient de se fendre d'une lettre en
défense du général Nezzar, « victime » d'une
interpellation de la part de la justice helvétique pour
« tortures ». La plainte a été déposée par des
membres de l'ex-Fis et la lettre a été publiée dans Le
soir d'Algérie. L'« universitaire »
-qui n'a pas signé la pétition des commensaux du régime en faveur
du même Nezzar, sans doute pour se démarquer de l'argumentaire
lamentable de ladite pétition-, axe sa défense du général sur des
considérants qui ne valent pas mieux. En gros :
1)
Pourquoi la justice internationale n'incrimine-t-elle pas Bush,
Cheney, Sharon... ?
C'est
l'argument dit du double
standard,
des deux
poids, deux mesures,
qui n'est en réalité que celui du café du commerce : les
écluseurs de pastaga (ou de ballons de muscadet) répètent que
puisqu'on ne condamne pas les grands voleurs, il faut laisser les
petits en paix. Est-ce digne d'un « universitaire » ?
Notons tout de même que Henry Kissinger soi-même a dû quitter le
territoire français en catimini à la suite de l'ouverture d'une
enquête du Parquet sur lui, elle-même consécutive au dépôt d'une
plainte par un citoyen français à propos du coup d'état au Chili ;
que Pinochet a été arrêté et détenu en Grande-Bretagne ;
que Mladic et Karadzic, les bouchers de la Bosnie, sont aux mains du
Tribunal pénal international ; que Tzipora Malka Livni, agente
du Mossad et auteur de plusieurs assassinats ès-qualité sur des
militants palestiniens, ne peut plus voyager impunément en Europe,
pas plus que Ehud Barak ou Netanyahu (ils pourront se consoler en
allant visiter leurs cousins exterminateurs d'Amérindiens ou
d'aborigènes) ; que le journaliste d'Al-Jazeera, Tayssir
Allouni, condamné par la Justice espagnole vient de se voir lavé de
toutes les procédures (que Balthazar Garzon, le M. Propre espagnol,
avait instrumentées contre lui) par la Cour de justice européenne
qu'il avait saisie. Mieux, il apparaîtrait que le M. Propre ne
serait pas si propre que cela dans cette affaire et que c'est à son
tour de répondre devant la Justice... etc.
Tout
cela pour dire que la réalité d'une Justice internationale est en
marche et que rien ne l'arrêtera car elle répond à un besoin
irrépressible de justice chez les humains. Faire avancer la
nécessité et la légitimité profonde d'une justice cosmopolitique
est une tâche éminemment progressiste que tout intellectuel digne
de ce nom, de quelque bord qu'il se réclame, devrait prendre en
charge. Notre « universitaire » est-il un intellectuel ?
2)
Défense de l'État national et de ses institutions.
On
se serait attendu à ce que l'«universitaire» cite la Justice au
premier chef des institutions à défendre -tant il est vrai que si
des Algériens déposent plainte devant une juridiction étrangère,
c'est qu'ils n'ont aucune confiance en celle de leur pays. Non.
L'«universitaire» défend... l'état-major de l'armée (sic) !
Ce qui veut clairement dire que pour lui la réalité de l'État
national, c'est l'armée. Voilà donc un « universitaire »
qui a parfaitement intériorisé le mythe destructeur que les
officines de la SM ont tissé et dont elles se gargarisent ad
nauseam : "l'Algérie
n'existerait pas sans ses services de sécurité et son armée".
Quel insondable mépris pour la société civile de ce pays, elle qui
a tranché de façon décisive le sort de la guerre d'indépendance
lors des manifestations de décembre 60 ; elle qui a renvoyé
dos à dos les chefs de clans qui n'ont même pas attendu un délai
de décence pour en découdre en août 62, les renvoyant tous à
leurs foyers ! Un « universitaire » qui ignore ce qu'a
dit Karl Marx - « La société civile est la vraie scène de
l'histoire » et « ce sont les masses qui font
l'histoire »- pour croire et faire croire que ce sont les
généraux qui la font, est-il un intellectuel ?
3)
L'armée a sauvé le pays de la barbarie islamiste.
Tout
le monde a en mémoire les manifestations d'octobre 88 et personne ne
peut prétendre qu'alors « l'État national » était en
danger. Pourtant, l'armée a tiré sur des gamins et des jeunes gens
désarmés, faisant au bas mot 500 morts (alors que d'autres sources fiables avancent le chiffre de 850). Dans un pays civilisé, un
intellectuel exigerait de savoir les noms de ceux qui ont ordonné ce
carnage. Or, il se trouve que le général Nezzar était
l'administrateur de l'état d'urgence et, à ce titre, responsable
des modalités du maintien de l'ordre.
Pareillement, nul n'ignore que c'est cette même armée qui avait passé accord avec le Fis au terme duquel elle lui livrait la société civile pour qu'il l'abrutisse bien et la détourne radicalement des revendications démocratiques. À charge pour le Fis de ne pas fourrer son nez dans le budget de l'armée, de ne pas connaître de la distribution de la rente géologique, domaine réservé du groupement d'intérêts qui ventile l'argent de la corruption. Du reste, l'armée a tenté de remettre cet accord à l'honneur lors de « la présidence » de Zéroual. Et l'on sait bien que c'est la SM qui a saboté cette tentative en passant un accord avec l'AIS ; ce qui a motivé la démission de Zéroual.
Pareillement, nul n'ignore que c'est cette même armée qui avait passé accord avec le Fis au terme duquel elle lui livrait la société civile pour qu'il l'abrutisse bien et la détourne radicalement des revendications démocratiques. À charge pour le Fis de ne pas fourrer son nez dans le budget de l'armée, de ne pas connaître de la distribution de la rente géologique, domaine réservé du groupement d'intérêts qui ventile l'argent de la corruption. Du reste, l'armée a tenté de remettre cet accord à l'honneur lors de « la présidence » de Zéroual. Et l'on sait bien que c'est la SM qui a saboté cette tentative en passant un accord avec l'AIS ; ce qui a motivé la démission de Zéroual.
Cela
pour dire que le mythe d'une armée accourue au secours de la
démocratie ne peut tromper que ceux qui le veulent bien, ceux qui
font semblant de croire à un mensonge aussi grotesque parce que cela
arrange leurs affaires et/ou leur conscience. Et puis, depuis quand
les intellectuels sont-ils les larbins des hommes en armes ? Une
tradition de bon aloi fait de l'intellectuel un antimilitariste par
essence car l'intellectuel est un homme libre et un soldat obéit.
Notre « universitaire » est-il un intellectuel ou un
petit soldat ?
Ces
trois pauvres « arguments » ne faisant pas une
démonstration, notre « universitaire » se lance dans un
plaidoyer verbeux et pathétique sur « la défense de la
souveraineté nationale », menacée par la mondialisation etc.
Manière de noyer le poisson.
Un
intellectuel n'est le griot de personne. Il a à scruter constamment
les notions de Vrai, de Bien, de Mal, de Juste -ce que l'on désignait
autrefois du terme désarmant de «valeurs»- et interpeller la
société sur leur sens et la nécessité de leur respect. Ce
sacerdoce ne tolère pas la sélectivité. Dans le contexte qui est
le nôtre en Algérie, aujourd'hui, la tâche de l'intelligentsia est
limpide : son devoir est de faire advenir la Vérité et la
Justice sur les crimes innommables de la guerre des lâches.
SILENCE : ON A TUÉ
Comment un parti politique digne de ce nom peut-il ne pas se méfier d’un premier Ministre, Mouloud Hamrouche, qui déclarait à qui voulait l'entendre que pour se débarrasser du FLN qui sabotait ses velléités de réforme, il fallait lui mettre dans les pattes « des plus voyous que lui » (sic) , entendre par là le FIS ? Il est vrai que Hamrouche avait joint le geste à la parole -si l'on peut dire- en faisant cadeau au FIS des municipalités que ce dernier remporta au terme d'une gigantesque fraude orchestrée par le ministre de l'Intérieur, Mustapha Mohammedi.
Pour que la stratégie criminelle de la tension réussisse, il faut être au moins deux : un manipulateur retors, sans états d’âme, et un manipulé, complice consentant ou comparse demeuré au degré zéro de la politique. Les services secrets de l’armée algérienne, la SM, ont de qui tenir (5° Bureau français, KGB soviétique, Stasi est-allemande, Securitate roumaine…), alors que le FIS était une sorte de pachyderme sans cervelle. Comment pouvait-il en être autrement puisque le FIS ne faisait que singer le FLN (dont étaient issus tous ses chefs et les trois quarts de son encadrement moyen); il ne promettait rien de plus aux Algériens qu’un système FLN bis, teinté de religiosité rétrograde et absolument sourd aux nécessités de la vie moderne.
SILENCE : ON A TUÉ
La stratégie de la tension (cf dans les années 70, l’exemple italien avec les « Brigades rouges » manipulées par le SISMI, les services secrets de l’armée, ou l'exemple turc avec les affrontements sanglants entre l'extrême gauche et les Loups gris, organisation fasciste manipulée par le MIT, les services secrets turcs) qu’a mise en oeuvre l’armée algérienne était décelable dès l’épisode de l’occupation des places d’Alger par les militants du FIS, en 1991.
Comment un parti politique digne de ce nom peut-il ne pas se méfier d’un premier Ministre, Mouloud Hamrouche, qui déclarait à qui voulait l'entendre que pour se débarrasser du FLN qui sabotait ses velléités de réforme, il fallait lui mettre dans les pattes « des plus voyous que lui » (sic) , entendre par là le FIS ? Il est vrai que Hamrouche avait joint le geste à la parole -si l'on peut dire- en faisant cadeau au FIS des municipalités que ce dernier remporta au terme d'une gigantesque fraude orchestrée par le ministre de l'Intérieur, Mustapha Mohammedi.
D'un autre côté, peut-on être naïf au point d’inviter le colonel Smaïn Lamari, numéro 2 de la SM, aux réunions du Madjless Ech-choura (l'équivalent du comité central) du parti ? Mais n'est-ce pas là, justement, l'indice le plus probant qu'il y avait bien un accord entre la Présidence, l'armée et le FIS pour ouvrir la voie du pouvoir à ce dernier. Quoi qu'il en soit, le Smaïn Lamari en question convaincra ses hôtes qu'il y avait plutôt intérêt à s'attaquer à la Présidence de la République. Ce que le FIS -preuve de son immaturité politique et de sa croyance en sa propre toute-puissance- s'empressera de faire en organisant sa grande marche sur le Palais d'été.
De manière générale, d’ailleurs, n’est-ce pas le lot de ces mouvements islamistes que de servir -en tout cas d’avoir longtemps servi- de masse de manoeuvre aux intérêts US et à ceux des indus-occupants de la Palestine, ces « passants à la parole passagère » comme dirait Mahmoud Darwich ? Le cas de l'Afghanistan est, à cet égard, exemplaire. L’islamisme politique a besoin d’un grand aggiornamento, une mise à jour, dans la définition de ses objectifs et de sa stratégie politiques. L’AKP turque, En-Nahda de Rached Ghannouchi, les Frères musulmans égyptiens (qui viennent, moment capital, de séparer l’action politique de l’action strictement religieuse) indiquent que cet aggiornamento est déjà à l’oeuvre.
Le peuple algérien dans son ensemble a fait l'objet d'une terrifiante manipulation dont les protagonistes principaux, la SM, le FIS et l'ANP, partagent l'entière responsabilité. Si attendre un quelconque éclaircissement de la part de la SM ou de l'armée (muette par vocation) est une vue de l'esprit, pourquoi donc les ex-dirigeants du FIS continuent-ils d'observer un silence sans faille sur le bain de sang auquel ils ont exposé, par leur pusillanimité et leur irresponsabilité, le peuple algérien ? Que redoutent-ils à parler, à dire au moins les vérités sur les assassinats d'intellectuels et d'artistes qui leur sont imputés ? Pourquoi persévèrent-ils dans ce mutisme ? Devra-t-on se contenter de l'adage : Qui ne dit mot, consent ?
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