braniya chiricahua




L'ancien se meurt, le nouveau ne parvient pas à voir le jour. Dans ce clair-obscur surgissent des monstres.
Antonio Gramsci

vendredi 8 février 2013

LETTRE A MES FRERES TUNISIENS




L'assassinat de Choukri Belaïd, le dirigeant d'un parti tunisien d'opposition de la gauche laïque et démocratique, a certainement ébranlé douloureusement la majorité des Algériens attachés à la liberté d'expression et de conscience. Ce meurtre odieux ne manquera pas, en effet, de réactiver chez eux les traumatismes terribles vécus durant les années 90 de sinistre mémoire. Je sais, pour l'avoir vécu, combien étaient terrifiants ces petits matins où, pas encore entièrement dépêtré des brumes du sommeil, il fallait descendre les escaliers de sa cité de banlieue pour aller à un travail sans joie, sachant qu'à chaque palier un tueur pouvait être embusqué qui mettrait fin à votre vie et plongerait votre petite famille dans la nuit du désespoir.

Ainsi ont été lâchement tués beaucoup de mes amis et camarades : le mode opératoire était le même ; aux premières heures du matin, le tueur est là qui attend à proximité du véhicule de la future victime. Il l'abat à bout portant d'une balle derrière la tête et s'enfuit à bord de la voiture, garée près de là, dans laquelle son complice l'attendait. Les assassins de Choukri Belaïd en ont pris de la graine. À la différence près qu'ils seraient enfuis sur un deux-roues, scooter ou moto, à ce que l'on dit. Ce qui n'est pas sans rappeler les assassins italiens des années de plomb qui tuaient sur ce type d'engins. Ceux-là, on le sait aujourd'hui, étaient manipulés par les services secrets italiens (SISMI) et yankees (CIA), dans le cadre de ce qui a été nommé « la stratégie de la tension ». Il s'agissait pour ses concepteurs d'enclencher un engrenage de violence terroriste telle que les deux partis dominant la vie politique italienne à l'époque (la Démocratie chrétienne et le Parti communiste) soient emportés par la tourmente et que l'aspiration à l'ordre soit telle que l'armée et ses services prendraient le pouvoir sans coup férir.

La situation qui prévalait en Algérie au début des années 90 était la suivante : le pouvoir dit du FLN, déchiré entre les factions, était entré dans une crise profonde et irréversible. Il a dû consentir à se dépouiller du monopole de la représentation politique et ouvrir le champ au pluralisme. Très vite un parti islamique tentaculaire a surgi comme par enchantement, le Front islamique du salut (FIS). En face de lui, il n'y avait qu'un seul parti politique véritable, celui qui venait de sortir de 25 ans de clandestinité, le Parti de l'avant-garde socialiste (PAGS), héritier du Parti communiste algérien (PCA). Face à l'activisme du FIS -encouragé par une partie de l'armée- qui voulait tout le pouvoir tout de suite pour rétablir rien moins que le califat et qui mobilisait des foules impressionnantes, le PAGS se divisa entre, d'une part les partisans de la poursuite du travail politique et social « normal » parmi les masses populaires, sans se laisser impressionner par l'agitation du FIS, d'autre part ceux qui voulaient larguer toute préoccupation sociale et se préparer à mener une guerre idéologique contre le FIS, en ne se battant plus que pour la « modernité » et la « laïcité ». Ils proposaient même de saborder le parti et de former un front de l'Algérie moderne contre le front de l'Algérie archaïque (les islamistes).

La vérité -on le sait aujourd'hui de science sûre-, c'est que les promoteurs de la ligne anti-FIS au niveau de la direction exécutive du PAGS étaient des agents de la police politique, la Sécurité militaire. Ces derniers étaient des taupes dormant de longue date dans les rouages du parti. Les conditions difficiles de la clandestinité autant que le système de cooptation expliquent -pour partie- cette infestation policière. Les infiltrés réussirent à gagner la majorité de la direction à leurs « thèses » en mettant en minorité puis en isolant le premier secrétaire qui refusait de les avaliser. En l'absence de débats transparents qui auraient associé la base -ce dont les taupes ne voulaient à aucun prix- le parti finira par éclater. Le PAGS neutralisé, libre cours sera alors donné à une campagne d'une incroyable violence verbale entre les islamistes et le parti politico-policier que la minorité issue du PAGS historique avait créé à la hâte.

À l'affrontement verbal succédera vite la violence meurtrière des balles. À signaler, cependant, que parmi ceux qui tomberont, on compte de nombreuses personnalités qui prônaient le dialogue et la sagesse, à tout le moins la retenue. Comme si les deux belligérants avaient un égal intérêt à supprimer tout autre voie que celle de la violence, dont ils prenaient bien garde, toutefois, de la revendiquer. Guerre de lâches.

À qui a profité la décennie algérienne sanglante ? Au début des années 90, le pouvoir militaro-policier (qui s'abritait derrière le sigle FLN) était à bout de souffle, exsangue. 20 ans et 200 000 morts après, il s'est remis en selle, s'est refait une santé et nargue les Algériens -encore dans la sidération devant le déchaînement de violence sauvage auquel ils ont assisté-, avec sa morgue naturelle : ana raboukoumou el a'la : je suis votre dieu tout-puissant. Les deux grands partis (PAGS et FIS), emportés par la tourmente, la caste militaro-compradore a conforté son assise économique et financière et plastronne en pillant sans vergogne les richesses nationales, tout en quémandant auprès de la « communauté internationale » -c'est-à-dire l'Occident- la palme « d'État antiterroriste » (car elle a une peur bleue du label de « rogue state » -état voyou- que pourrait lui décerner Rogue Sam -le plus voyou des états voyous-, avec une pluie de missiles de croisière à la clé).

Mes chers frères Tunisiens,

Il est impensable, il est impossible que les clients et autres profiteurs -sans parler des agents actifs- du régime de Leila Trabelsi et de son mari, aient dit leur dernier mot. L'épuration des services de sécurité n'ayant pas eu lieu, il est inévitable que des taupes de l'ancien régime se terrent encore dans des alvéoles secrètes, attendant le moment où elles pourraient frapper. Et elles frapperont de préférence par le truchement des nébuleuses djihadistes que les polices du monde entier manipulent à leur guise, suivant en cela l'exemple du big brother yankee et celui de l'État sioniste paria.

Il serait moralement et politiquement meurtrier de s'abandonner à la surenchère verbale et de s'attaquer sans discernement au parti d'En-Nahdha et à ses dirigeants. C'est très exactement le piège que vous tendent ceux qui ont assassiné Belaïd. Ne laissez pas le traquenard algérien (décrit supra) se refermer sur vous. Ceux qui appelleraient à un affrontement sans nuance avec l'islamisme (pris comme totalité abstraite) feraient preuve de pusillanimité dans l'analyse en même temps qu'ils commettraient une faute politique dont les conséquences seraient désastreuses pour le peuple tunisien. Certes, il est juste d'exercer sur En-Nahdha une pression afin de l'amener à se démarquer catégoriquement des soi-disant djihadistes qui prospèrent sur ses marges. Mais une pression efficace ne peut provenir que de la base populaire, ce qui implique de ne jamais abandonner ce terrain aux seuls islamistes. La répétition incantatoire des mots d'ordre de « modernité » et de « laïcité » ne fera pas avancer les choses d'un millimètre. Pas plus que l'avenue Bourguiba ne remplacera le pays réel. Avancer dans la contradiction, c'est être capable d'en tenir les deux termes ensemble sans jamais succomber à la tentation d'en supprimer un.

Chers frères,
En toute circonstance, n'oubliez pas que vous avez à votre disposition le contre-exemple algérien que je vous conjure de bien méditer.


À la mémoire de Khélifa Brahimi, Tunisien ayant vécu en Algérie, qui fut mon camarade de combat syndical et mon ami très cher.

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