L'ÉCOLE À TOUT
PRIX : BENBADIS
Cela,
à côté d'autres raisons certes, convainquit mon père de déménager
au village. Là, en effet, était la civilisation : l'école,
l'eau courante, l'électricité, l'automobile ; là étaient la
promesse et la possibilité d'une vie meilleure. À la fin de la
guerre, mon père avait quarante ans. C'était un homme aguerri, à
qui la vie avait administré des leçons radicales. Ouvrier agricole,
il avait fréquenté les syndicats et les communistes auprès
desquels il avait appris qu'il avait le droit d'avoir des droits
-dont celui, élémentaire, de se syndiquer. (Il convient de
rappeler, à ce titre, que ce droit était dénié aux Arabes en
vertu des dispositions du code de
l'Indigénat -l'équivalent d'un Code Noir pour Arabes- qui ne sera
abrogé officiellement -mais pas dans la pratique et les
comportements quotidiens- qu'en 1936, par le gouvernement de Front
Populaire.) Devenu petit fellah sur des terres inaccessibles aux
engins motorisés, il avait compris que l'amélioration des
conditions de vie des gens du douar passait là aussi par la
politique. La politique, à ce moment-là, c'était des partis et des
élections.
Parce qu'ils
appartenaient à une fraction pieuse des Béni-Amer -la tribu fut
travaillée, au XIX° siècle par la confrérie Derqaouiya-, les
Ouled Sidi-Mass'oud et les Ouled Bouameur étaient complètement
acquis aux idées des réformateurs musulmans du cheikh Abdelhamid
Benbadis, elles-mêmes dérivées de la Nahda -la Renaissance,
l'éveil- qui secoua les pays arabes et musulmans à la fin du XIX°
siècle. Prenant acte de ce que leur monde était plongé dans une
léthargie profonde, avait accumulé un retard énorme sur les pays
modernes, les penseurs de la Nahda croyaient pouvoir le revivifier en
retrouvant d'abord le message originel de l'islam. Ce faisant, ils
adoptaient la même attitude, en apparence, que la Renaissance
européenne. Celle-ci avait, en effet, effectué un bond en arrière
de vingt siècles pour secouer le joug obscurantiste de l'Église
catholique et retrouver les arts et la pensée des Grecs et des
Romains. Cela lui avait permis de se libérer des schémas et des
modèles stérilisants de la pensée médiévale. Mais les
intellectuels de la Nahda n'ont, en fait, pas accompli le même
itinéraire dans la mesure où leur retour en arrière s'est arrêté
au message islamique : ils n'eurent pas l'audace intellectuelle
de sortir de la référence islamique, d'adopter une posture critique
située à l'extérieur de la religion. Ils ont été, de ce fait,
plus proches de la Réforme protestante que de la Renaissance. Ils
étaient, dès lors, condamnés à tourner en rond à l'intérieur
d'une problématique de bout en bout religieuse. (La raison
arabo-islamique n'en est, d'ailleurs, toujours pas sortie).
Benbadis, qui
vivait avec le contrepoint de la société occidentale face à lui
pour ainsi dire, sera parmi les plus lucides et les plus courageux
des penseurs de la Nahda. Il ne craindra pas de revendiquer l'égalité
citoyenne -c'est-à-dire la citoyenneté française pour les Arabes-
avec la possibilité de conserver son statut personnel de musulman.
Car la naturalisation -qui n'a concerné qu'une infime minorité
d'Arabes- impliquait la perte de ce statut. En pratique, cela donnait
des Arabes qui adoptaient le christianisme et portaient des noms
français.
Au
village, j'ai pu observer l'une de ces familles naturalisées -on
disait « mtourizi », par déformation du terme
naturalisé, pour
nommer cette chose étrange : l'un des fils s'appelait Hmida
à la maison, mais Victor
à l'extérieur et pour les Européens ; sa sœur
Rachida-Dorothée. Ce
qui faisait rire aussi bien les Arabes que les Européens. Bien plus
tard, je mesurerai la terrible violence qui avait été faite à ces
gens : on leur avait ôté rien moins que leur identité en
échange d'une égalité illusoire. D'ailleurs, cette même famille
qui s'illustra dans une collaboration zélée avec l'armée française
durant la guerre d'Algérie -le père nous dénonça à deux reprises
à la gendarmerie- adopta des attitudes différentes lorsque la
guerre s'acheva. Les fils suivirent les Européens dans leur exode,
alors que le père et les filles demeurèrent chez eux : les
risques qu'ils encouraient étaient importants -le père fut, en
effet, arrêté, fit quelques mois
de prison, fut libéré et mourut de vieillesse sans que personne lui
cherchât noise outre mesure- mais ils avaient préféré les courir
plutôt que de persévérer dans un entre-deux intenable. Bien leur
en prit quand on sait quel sort fit la métropole à ses supplétifs.
(Ce n'est pas
là un cas de figure spécifique à la France : la Hollande a
pareillement traité les Moluquois qui s'étaient comportés en
supplétifs zélés du colonisateur néerlandais en Indonésie ;
ce dernier leur avait promis la reconnaissance d'un état moluquois à
eux, les îles, détachées de l'ensemble indonésien. Les
Néerlandais perdirent la guerre contre les indépendantistes
indonésiens et se retrouvèrent avec les Moluquois sur les bras :
ils ne les acceptèrent que contraints et forcés en Hollande mais
les parquèrent dans des réserves à Moluquois. La morale des ces
histoires est tellement évidente que je laisse le soin à chacun de
l'énoncer dans les termes qui lui conviennent).
Benbadis fut
reçu en compagnie d'une délégation du Congrès musulman algérien
-front large comprenant l'association des Oulamas de Benbadis, le
Parti communiste, la Fédération des élus, les syndicats...- par
Léon Blum et Maurice Violette, respectivement chef du gouvernement
du Front Populaire et gouverneur général de l'Algérie, auxquels il
exposa ses revendications, principalement l'égalité citoyenne, le
statut personnel, la liberté de l'enseignement et... la laïcité,
c'est-à-dire la liberté du culte musulman sans ingérence de
l'administration. En réponse, il reçut la promesse que vingt mille
arabes seraient naturalisés ! Cette proposition, d'une
indécence rare et très représentative de l'arrogance et du
paternalisme colonialistes, ne fut même pas appliquée car les
grandes familles de colons qui faisaient la pluie et le beau temps en
Algérie -les René Mayer, Borgeaud, Cuttoli, Bertagna...- s'y
opposèrent. « Quoi ? Des Arabes français ? Jamais
de la vie ! » Léon Blum, en effet, se coucha devant les
maîtres de l'Algérie -comme se couchera devant les mêmes et vingt
ans plus tard, sous les jets de tomates et d'excréments, Guy Mollet.
Blum lâcha même son gouverneur général que les colons appelaient
« Violette l'Arabe », de même que Guy Mollet renoncera à
installer Catroux au poste de G.G. 20 ans après ! Étrange
bégaiement de l'histoire ! Persévérant en si bon chemin, Léon
Blum abandonnera lâchement, quelques mois plus tard, la République
espagnole face aux fascistes italiens et aux nazis allemands qui,
eux, intervenaient en force aux côtés des Phalanges de Franco, dont
la force de frappe initiale était constituée par les régiments de
Tabors marocains, précisément rifains. Les Tabors marocains se
rendirent coupables d'exactions telles qu'elles réactivèrent la
vieille haine anti-arabe (los moros!), celle du temps des rois
catholiques, des Espagnols. Dans son roman « L'espoir »,
André Malraux rapporte cette scène dans laquelle un Algérien,
volontaire des Brigades internationales, a failli être lynché par
les Républicains espagnols qui le prenaient pour un « Moro »,
un Tabor. (Moi qui allait vivre dans deux agglomérations à forte
densité espagnole -mon village, Rio-Salado !- et Oran où sur
200 000 habitants européens, on comptait 160 000 originaires
d'Espagne, j'aurais amplement l'occasion d'éprouver cette haine du
Moro, à côté, il est vrai, d'amitiés solides et pures.)
Tout cela pour
rappeler dans quelle atmosphère politique et idéologique s'était
forgée la personnalité de mon père. Attaché à l'enseignement de
Benbadis, c'était un homme pieux, un laïque, fier de ses origines
et très conscient que les Arabes ne survivraient pas longtemps en
tant que peuples et nations s'ils ne se mettaient pas à l'école des
Européens. Se mettre à l'école des Européens, ce n'était pas les
singer extérieurement -mon père n'a jamais troqué son turban et
ses pantalons bouffants ou ses gandouras pour des complets-vestons ;
par contre, pour nous, ses enfants mâles, pas question de s'habiller
à l'arabe, de porter la chéchia ou des sarouels ; moi, par
exemple, je portais un béret ! J'aimais cela et mon père, loin
de m'en dissuader, m'acheta la coiffe ! Se mettre à l'école des
Européens, c'était s'emparer et s'imprégner de leur savoir dans
tous les domaines de la vie tout en restant soi-même. C'était cela
le bréviaire du père et il n'avait de cesse de nous le rappeler.
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