Aïcha Touila |
HÉCATOMBE
DE PRÉPUCES
Je revois très
bien le jour où Sid-El Hadj, le barbier-circonciseur du village, est
arrivé par un matin ensoleillé, se balançant sur le dos de son
âne. Il était impressionnant, avec sa barbe blanche et sa haute
taille. Ce matin-là, il avait du travail ! Tous les mâles de la
« maison » de Habib, soit cinq, à « tailler »,
ensuite ce serait le tour de ceux des Dlahma, des Mqadid, nos
voisins.
Il y avait
donc moi, mon frère aîné -le troisième n'était pas encore né ou
n'avait que quelques semaines d'existence- et mes trois cousins, les
fils de mon oncle Saïd. Mon oncle Cheikh qui n'avait, lui, que des
filles, était tranquille de ce côté-là. Or, mes deux oncles
étaient déjà grabataires : Saïd, phtisique de longue date
avait été réformé et n'avait pas fait la guerre ; Cheikh,
avait contracté une tuberculose osseuse sur les champs de bataille
d'Afrique et d'Europe où il avait combattu dans la 2° Division
Blindée de Leclerc ; il avait été démobilisé en 1944,
quelques jours après la libération de Paris. C'est donc mon père
qui s'occupait de tout.
Je devais
avoir trois ou quatre ans et étais le plus jeune à subir le rite de
passage chez les hommes. Des promis à la petite boucherie serait
plus juste. Mes deux plus jeunes cousins avaient à peu près mon âge
et celui de mon frère ; leur frère aîné, Lahouari, lui,
avait bien douze ou treize ans. Posté en vigie sur la colline, il
avait vu arriver Sid-El Hadj, avait donné l'alerte et s'était enfui
en direction des vignobles où il s'était caché. Mon frère et mes
cousins, tétanisés de peur, braillaient tout leur soûl comme si
cela pouvait leur éviter de passer à la casserole ! En
l'occurrence d'ailleurs, c'est de gass'a qu'il faut parler, ce
grand plat en bois dans lequel on mange le couscous en commun. J'y
passai le premier : mon père me souleva jambes écartées
au-dessus de la gass'a ; Sid-El-Hadj sortit son instrument, une
paire de ciseaux qui me sembla gigantesque. Ce fut seulement à ce
moment-là que je compris pourquoi les autres beuglaient si fort :
j'allais avoir mal ! Sid-El-Hadj chaussa d'épaisses lunettes
d'écaille, se mit à me triturer le zizi. Le cri que je poussai
quand il coupa fut immédiatement interrompu par la vision du bout de
chair qui gigotait au fond de la gass'a ; fasciné par ses
mouvements désordonnés, j'en oubliais de pleurer. Quand toutes les
bèchicha de la maisonnée seront tombées au champ d'honneur,
les mères iront les enterrer pieusement près de la maison afin que
les chiens ne s'en mettent pas plein la lampe.
Lahouari,
entre temps, fut capturé dans les vignes par les voisins ; on
l'amena au bloc opératoire, si l'on peut dire ; il poussait des cris
curieux ; que mon cousin me pardonne, mais je dois dire que cela
ressemblait à s'y méprendre à des braîments. Il en fallait plus
pour troubler un Sid-El-Hadj qui officia avec un calme olympien et
trancha les chairs pachydermiques de Lahouari. Les gigantesques
ciseaux devaient en avoir vu d'autres ! C'est que, dans le
contexte de la guerre et de l'immédiat après-guerre fait de
rationnement et de quasi-famine, les adultes avaient des sujets de
préoccupation plus urgents que celui de prévenir le racornissement
des prépuces.
Accordons-nous
le temps d'une petite digression à propos de la circoncision. Nulle
prescription islamique ne l'impose ; les rites mutilatoires sont
plus sûrement d'essence africaine, imités (et sanctifiés) par les
Hébreux au contact des Égyptiens. Il est curieux de relever que la
Corée du Sud la pratique à très grande échelle, mais pas du tout
celle du Nord ! C'est que celle du Sud a singé les dominateurs
yankees en tout, y compris dans la circoncision car il fut un temps
aux USA où la pratique était généralisée. Aujourd'hui, c'est
l'Organisation mondiale de la santé qui la préconise dans le cadre
de la lutte contre le Sida ! Si Sid-El-Hadj savait qu'il a bien
mérité de l'OMS et de la santé publique internationale ! Mais
d'autres voix, il est vrai, stigmatisent cette pratique en la mettant
en regard de la mutilation infligée aux petites filles -qui, elle,
n'existe pas chez nous. Les contempteurs de la circoncision feraient mieux d'être plus prudents et de faire oeuvre utile en rappelant que le papillomavirus -responsable du cancer du col de l'utérus- se tapit préférentiellement sous le prépuce des mâles. A bon entendeur...
Après la
perte de notre bout de peau surnuméraire, nous fûmes alignés, côte
à côte couchés dans nos gandouras blanches. Tout le monde s'étant
mis au diapason de Lahouari, ce fut un concert de braîments. Je me
souviens très bien que je ne pleurais pas mais comme les grands
hurlaient à qui mieux mieux, il me parut qu'il était souhaitable
que je m'y mette moi aussi parce qu'on pourrait me considérer comme
une chose curieuse. Je serai toute ma vie ainsi : attentif à ne
pas sortir du rang et, en même temps, gravement allergique au
suivisme. Il me faudra de longues décennies pour apprendre que le
seul mode d'existence des choses est la contradiction et que nos vies
n'y échappent pas. Que le tout -mais c'est vite dit !- est de savoir
identifier et tenir ensemble les deux termes de la contradiction.
PALMIPÈDES
BLANCS
Quelques jours
après, nous suivions Lahouari, jambes écartées, semblables à une
procession de palmipèdes blancs, en direction de la vigne du colon ;
pour cela, il fallait passer la ligne de démarcation : le
délicieux ruisselet qui coule au fond d'un vallon sablonneux. Le
ruisselet prenait sa source juste à quelques dizaines de mètres de
là, passait près de l'immense caroubier à côté duquel était
situé le puits. À partir du vallon, commençait le domaine des
Blancs -que nous n'avions jamais vus-, une grande parcelle de
vignoble impeccable. Notre territoire était sur l'autre versant et
nous ne étions jamais aventurés sur les terres du Blanc. Pourquoi
ce jour-là ? Parce que le sable de ce côté-ci du vallon était
du vrai sable bien pur, bien propre, pas comme le nôtre qui était
mélangé à de la terre noire, et que c'était ce qu'il fallait pour
cicatriser notre blessure. Nous nous sommes donc couchés sur le
ventre, le zizi planté dans le sable brûlant. Il faut noter que la
circoncision se pratique durant l'été parce que le membre ratiboisé
peut être laissé à l'air libre et que la chaleur est bonne pour la
cicatrisation : c'était du moins la croyance admise. Comme
était admise la croyance que le sable chaud cautérisait la plaie et
l'empêchait de s'infecter. Il faut faire remarquer que nous n'avions
pas à disposition le moindre antiseptique et que les antibiotiques
venaient à peine d'être découverts ; de toute façon, ce
n'est pas le douar M'saada qui en aurait eu la primeur ! Le bain
de sable fut, cependant, de courte durée : un gardien
accourait, matraque au clair, vociférant. Là où il y a colon, il y
a gardien arabe chargé de surveiller ses congénères. Les grands,
frère et cousins, détalèrent et me laissèrent en plan. Je me suis
à pleurer et à courir comme je le pouvais, empêtré dans ma
gandoura, les jambes écartées, quand j'aperçus sur l'autre versant
ma sœur qui venait en courant à ma rencontre. Sa maison était
juste en face de la parcelle du colon, sur l'autre versant du vallon.
Quand elle fut assez proche, je l'entendis agonir le gardien
d'injures ; ce dernier opéra une prudente manœuvre de repli,
sachant combien il était risqué d'affronter une femme qui a un mari
et des hommes dans sa famille. Ma sœur me prit dans ses bras et
m'emmena chez elle. Là, elle éclata d'un rire aussi inattendu que
sonore. La raison en était simplement ma démarche ridicule. Ma sœur
ne cessait de répéter que je ressemblais à un petit canard et elle
riait encore et encore.
BOURZIGA - L'EDEN
Le puits sous
le caroubier se nommait « Hassi-Bourziga », le puits de
Bourziga. C'est là que nous venions puiser notre eau potable. Nous
avions un baudet sur les bâts duquel étaient attachés deux
tonneaux en bois. C'étaient mes cousines, Bouhana et Rahmouna, les
filles de mon oncle Cheikh, qui avaient à charge cette tâche.
J'allais souvent avec elles. Je regardais Rahmouna jeter dans le
puits l'outre attachée à la corde, lui imprimer un mouvement
tournant du poignet et la hisser hors du trou noir dont je ne
m'approchais jamais car il n'y avait pas de margelle. L'eau était
d'abord versée dans des récipients afin de la débarrasser des
inévitables sangsues ; ensuite seulement, les tonneaux étaient
remplis. On retrouvait souvent là mes sœurs, préposées elles
aussi à la corvée d'eau. Je garde un souvenir ébloui de cet
endroit paradisiaque. Un puits était pour moi un objet de phobie et
même de terreur ; pas celui-là. Je jouais dans le ruisselet où
des myriades d'oiseaux venaient s'abreuver : chardonnerets,
verdiers, serins...
Je n'ai pas,
de ma prime enfance, de souvenir plus délicieux que celui-là :
le vallon avec sa source et son petit ruisseau, son caroubier et son
puits. Des années plus tard, après que nous aurons quitté le douar
pour nous établir au village, je reviendrai souvent au vallon piéger
les oiseaux à la glu et les capturer par dizaines. Pour les relâcher
quelques jours après. Je revenais voir ma sœur aussi, évidemment.
Et c'était toujours un crève coeur de devoir quitter mon petit
paradis et rentrer au village. Je ne savais pas, alors, que le douar
serait détruit et déclaré zone interdite. La guerre me privera
très vite et à jamais de mon petit jardin d'éden.
salut monsieur messoud benyoucef.
RépondreSupprimerj'ai l'honneur de vous d'avoir votre témoignage sur ce magnifique village comme une base historique pour mon travail, comme je suis étudiante en architecture; et je travail sur ce village. je serai reconnaissante si vous m'accordez plus de détails concernant l'architecture et l'urbanisme de el malah'ex rio salado' et surtout s'il existe des plans/ cartes
je vous remercie pour ce magnifique blog
bien cordialement