braniya chiricahua




L'ancien se meurt, le nouveau ne parvient pas à voir le jour. Dans ce clair-obscur surgissent des monstres.
Antonio Gramsci

dimanche 9 février 2014

MÉMOIRE EN FRAGMENTS : CHRONIQUES SALADÉENNES (3)

Aïcha Touila

HÉCATOMBE DE PRÉPUCES

Je revois très bien le jour où Sid-El Hadj, le barbier-circonciseur du village, est arrivé par un matin ensoleillé, se balançant sur le dos de son âne. Il était impressionnant, avec sa barbe blanche et sa haute taille. Ce matin-là, il avait du travail ! Tous les mâles de la « maison » de Habib, soit cinq, à « tailler », ensuite ce serait le tour de ceux des Dlahma, des Mqadid, nos voisins.

Il y avait donc moi, mon frère aîné -le troisième n'était pas encore né ou n'avait que quelques semaines d'existence- et mes trois cousins, les fils de mon oncle Saïd. Mon oncle Cheikh qui n'avait, lui, que des filles, était tranquille de ce côté-là. Or, mes deux oncles étaient déjà grabataires : Saïd, phtisique de longue date avait été réformé et n'avait pas fait la guerre ; Cheikh, avait contracté une tuberculose osseuse sur les champs de bataille d'Afrique et d'Europe où il avait combattu dans la 2° Division Blindée de Leclerc ; il avait été démobilisé en 1944, quelques jours après la libération de Paris. C'est donc mon père qui s'occupait de tout.

Je devais avoir trois ou quatre ans et étais le plus jeune à subir le rite de passage chez les hommes. Des promis à la petite boucherie serait plus juste. Mes deux plus jeunes cousins avaient à peu près mon âge et celui de mon frère ; leur frère aîné, Lahouari, lui, avait bien douze ou treize ans. Posté en vigie sur la colline, il avait vu arriver Sid-El Hadj, avait donné l'alerte et s'était enfui en direction des vignobles où il s'était caché. Mon frère et mes cousins, tétanisés de peur, braillaient tout leur soûl comme si cela pouvait leur éviter de passer à la casserole ! En l'occurrence d'ailleurs, c'est de gass'a qu'il faut parler, ce grand plat en bois dans lequel on mange le couscous en commun. J'y passai le premier : mon père me souleva jambes écartées au-dessus de la gass'a ; Sid-El-Hadj sortit son instrument, une paire de ciseaux qui me sembla gigantesque. Ce fut seulement à ce moment-là que je compris pourquoi les autres beuglaient si fort : j'allais avoir mal ! Sid-El-Hadj chaussa d'épaisses lunettes d'écaille, se mit à me triturer le zizi. Le cri que je poussai quand il coupa fut immédiatement interrompu par la vision du bout de chair qui gigotait au fond de la gass'a ; fasciné par ses mouvements désordonnés, j'en oubliais de pleurer. Quand toutes les bèchicha de la maisonnée seront tombées au champ d'honneur, les mères iront les enterrer pieusement près de la maison afin que les chiens ne s'en mettent pas plein la lampe.

Lahouari, entre temps, fut capturé dans les vignes par les voisins ; on l'amena au bloc opératoire, si l'on peut dire ; il poussait des cris curieux ; que mon cousin me pardonne, mais je dois dire que cela ressemblait à s'y méprendre à des braîments. Il en fallait plus pour troubler un Sid-El-Hadj qui officia avec un calme olympien et trancha les chairs pachydermiques de Lahouari. Les gigantesques ciseaux devaient en avoir vu d'autres ! C'est que, dans le contexte de la guerre et de l'immédiat après-guerre fait de rationnement et de quasi-famine, les adultes avaient des sujets de préoccupation plus urgents que celui de prévenir le racornissement des prépuces.

Accordons-nous le temps d'une petite digression à propos de la circoncision. Nulle prescription islamique ne l'impose ; les rites mutilatoires sont plus sûrement d'essence africaine, imités (et sanctifiés) par les Hébreux au contact des Égyptiens. Il est curieux de relever que la Corée du Sud la pratique à très grande échelle, mais pas du tout celle du Nord ! C'est que celle du Sud a singé les dominateurs yankees en tout, y compris dans la circoncision car il fut un temps aux USA où la pratique était généralisée. Aujourd'hui, c'est l'Organisation mondiale de la santé qui la préconise dans le cadre de la lutte contre le Sida ! Si Sid-El-Hadj savait qu'il a bien mérité de l'OMS et de la santé publique internationale ! Mais d'autres voix, il est vrai, stigmatisent cette pratique en la mettant en regard de la mutilation infligée aux petites filles -qui, elle, n'existe pas chez nous. Les contempteurs de la circoncision feraient mieux d'être plus prudents et de faire oeuvre utile en rappelant que le papillomavirus -responsable du cancer du col de l'utérus- se tapit préférentiellement sous le prépuce des mâles. A bon entendeur...

Après la perte de notre bout de peau surnuméraire, nous fûmes alignés, côte à côte couchés dans nos gandouras blanches. Tout le monde s'étant mis au diapason de Lahouari, ce fut un concert de braîments. Je me souviens très bien que je ne pleurais pas mais comme les grands hurlaient à qui mieux mieux, il me parut qu'il était souhaitable que je m'y mette moi aussi parce qu'on pourrait me considérer comme une chose curieuse. Je serai toute ma vie ainsi : attentif à ne pas sortir du rang et, en même temps, gravement allergique au suivisme. Il me faudra de longues décennies pour apprendre que le seul mode d'existence des choses est la contradiction et que nos vies n'y échappent pas. Que le tout -mais c'est vite dit !- est de savoir identifier et tenir ensemble les deux termes de la contradiction.

PALMIPÈDES BLANCS

Quelques jours après, nous suivions Lahouari, jambes écartées, semblables à une procession de palmipèdes blancs, en direction de la vigne du colon ; pour cela, il fallait passer la ligne de démarcation : le délicieux ruisselet qui coule au fond d'un vallon sablonneux. Le ruisselet prenait sa source juste à quelques dizaines de mètres de là, passait près de l'immense caroubier à côté duquel était situé le puits. À partir du vallon, commençait le domaine des Blancs -que nous n'avions jamais vus-, une grande parcelle de vignoble impeccable. Notre territoire était sur l'autre versant et nous ne étions jamais aventurés sur les terres du Blanc. Pourquoi ce jour-là ? Parce que le sable de ce côté-ci du vallon était du vrai sable bien pur, bien propre, pas comme le nôtre qui était mélangé à de la terre noire, et que c'était ce qu'il fallait pour cicatriser notre blessure. Nous nous sommes donc couchés sur le ventre, le zizi planté dans le sable brûlant. Il faut noter que la circoncision se pratique durant l'été parce que le membre ratiboisé peut être laissé à l'air libre et que la chaleur est bonne pour la cicatrisation : c'était du moins la croyance admise. Comme était admise la croyance que le sable chaud cautérisait la plaie et l'empêchait de s'infecter. Il faut faire remarquer que nous n'avions pas à disposition le moindre antiseptique et que les antibiotiques venaient à peine d'être découverts ; de toute façon, ce n'est pas le douar M'saada qui en aurait eu la primeur ! Le bain de sable fut, cependant, de courte durée : un gardien accourait, matraque au clair, vociférant. Là où il y a colon, il y a gardien arabe chargé de surveiller ses congénères. Les grands, frère et cousins, détalèrent et me laissèrent en plan. Je me suis à pleurer et à courir comme je le pouvais, empêtré dans ma gandoura, les jambes écartées, quand j'aperçus sur l'autre versant ma sœur qui venait en courant à ma rencontre. Sa maison était juste en face de la parcelle du colon, sur l'autre versant du vallon. Quand elle fut assez proche, je l'entendis agonir le gardien d'injures ; ce dernier opéra une prudente manœuvre de repli, sachant combien il était risqué d'affronter une femme qui a un mari et des hommes dans sa famille. Ma sœur me prit dans ses bras et m'emmena chez elle. Là, elle éclata d'un rire aussi inattendu que sonore. La raison en était simplement ma démarche ridicule. Ma sœur ne cessait de répéter que je ressemblais à un petit canard et elle riait encore et encore.

BOURZIGA - L'EDEN

Le puits sous le caroubier se nommait « Hassi-Bourziga », le puits de Bourziga. C'est là que nous venions puiser notre eau potable. Nous avions un baudet sur les bâts duquel étaient attachés deux tonneaux en bois. C'étaient mes cousines, Bouhana et Rahmouna, les filles de mon oncle Cheikh, qui avaient à charge cette tâche. J'allais souvent avec elles. Je regardais Rahmouna jeter dans le puits l'outre attachée à la corde, lui imprimer un mouvement tournant du poignet et la hisser hors du trou noir dont je ne m'approchais jamais car il n'y avait pas de margelle. L'eau était d'abord versée dans des récipients afin de la débarrasser des inévitables sangsues ; ensuite seulement, les tonneaux étaient remplis. On retrouvait souvent là mes sœurs, préposées elles aussi à la corvée d'eau. Je garde un souvenir ébloui de cet endroit paradisiaque. Un puits était pour moi un objet de phobie et même de terreur ; pas celui-là. Je jouais dans le ruisselet où des myriades d'oiseaux venaient s'abreuver : chardonnerets, verdiers, serins...

Je n'ai pas, de ma prime enfance, de souvenir plus délicieux que celui-là : le vallon avec sa source et son petit ruisseau, son caroubier et son puits. Des années plus tard, après que nous aurons quitté le douar pour nous établir au village, je reviendrai souvent au vallon piéger les oiseaux à la glu et les capturer par dizaines. Pour les relâcher quelques jours après. Je revenais voir ma sœur aussi, évidemment. Et c'était toujours un crève coeur de devoir quitter mon petit paradis et rentrer au village. Je ne savais pas, alors, que le douar serait détruit et déclaré zone interdite. La guerre me privera très vite et à jamais de mon petit jardin d'éden.

1 commentaire:

  1. salut monsieur messoud benyoucef.
    j'ai l'honneur de vous d'avoir votre témoignage sur ce magnifique village comme une base historique pour mon travail, comme je suis étudiante en architecture; et je travail sur ce village. je serai reconnaissante si vous m'accordez plus de détails concernant l'architecture et l'urbanisme de el malah'ex rio salado' et surtout s'il existe des plans/ cartes
    je vous remercie pour ce magnifique blog
    bien cordialement

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