braniya chiricahua




L'ancien se meurt, le nouveau ne parvient pas à voir le jour. Dans ce clair-obscur surgissent des monstres.
Antonio Gramsci

mercredi 2 avril 2014

MÉMOIRE EN FRAGMENTS : CHRONIQUES SALADÉENNES (7)



LE QUARTIER

Longtemps le village se réduisit pour moi aux deux rues perpendiculaires qui encadraient notre maison : celle parallèle au boulevard national en long et celle qui la coupait, en large. Cette dernière était en vérité une impasse puisqu'elle s'arrêtait à l'entrée d'une richissime demeure, un château en pierre de taille, avec court de tennis, bassin de nénuphars et parterres de fleurs multicolores longeant le mur d'enceinte ; derrière un rideau de cyprès, les dépendances : l'inévitable cave avec ses chais et les habitations des employés, une famille arabe. Le tout s'étendait jusqu'à la limite est du village, la voie ferrée qui reliait Oran à Tlemcen en passant par Aïn-Témouchent. J'ai décrit là la résidence d'un colon puissant et influent, Henri Bour, qui deviendra le maire du village sans toutefois avoir été élu : en effet, les dernières élections municipales, celles de 1953, porteront à la tête de l'agglomération le « ticket » Gontran Milhe-Poutingon – Joseph Sempéré et leurs alliés du douar M'saada. Henri Bour sera désigné en 1956 par l'administration préfectorale comme président de la Délégation spéciale, à la suite de l'entrée en vigueur du décret du ministre-résident général -le dordognot guillotineur et néanmoins socialiste Robert Lacoste- portant, entre autres, ajournement sine die des élections municipales. La disposition principale de ce décret, qui consistait à promouvoir quelque 1500 communes de la catégorie de « commune mixte » -dirigée par un administrateur flanqué d'un caïd- à celle dite « commune de plein exercice » -dirigée par un conseil municipal élu-, était, en réalité, déjà contenue dans le statut de 1947 qui n'avait jamais été appliqué, les « 200 » familles coloniales s'y étant opposées. La commune mixte prévalait dans les agglomérations où l'élément blanc était inexistant ou en nombre insuffisant ; la commune de plein exercice s'imposait quand les Européens étaient en nombre et pouvaient donc jouir du droit de diriger les affaires locales qui étaient d'abord leurs affaires.

MUNICIPALES DE 1953

Henri Bour était l'adversaire de Milhe-Poutingon ; c'était le représentant des gros colons alors que le second était plutôt celui des petits cultivateurs et négociants en vins. D'autre part, H. Bour courtisait les Arabes du village et ceux du « Graba », alors que M.-Poutingon pouvait compter sur les voix du douar M'saada. Aux élections municipales de 1953, et pour autant que mon entendement d'enfant ait pu saisir la réalité des choses, l'affrontement entre les deux listes fut rude. Je me souviens parfaitement d'un moment dramatique le jour même des élections : l'arrivée intempestive de mon beau-frère à la maison, la discussion qui s'ensuivit avec mon père, mon père qui s'arme de son 6,35, ma mère qui essaie de le dissuader d'emporter le pistolet, mon beau-frère qui vérifie si son coutelas de cuisine est bien en place sous sa veste, les deux hommes qui sortent précipitamment. Dans la rue, des hommes du douar qui attendaient là se joignirent à mon père et la petite procession s'ébranla d'un pas martial en direction de la mairie où avait lieu le dépouillement des bulletins de vote. Je lui avais emboîté le pas, à distance respectueuse toutefois.

Je me souviens de la confusion qui régnait devant le local des sapeurs-pompiers, près de la mairie. Je ne pus m'approcher à distance suffisante pour entendre ce qui se disait. Probablement des contestations de décompte des bulletins ; peut-être même des tentatives de fraude ? Tout ce que j'en saurai, c'est que les M'saada auraient été provoqués et insultés par les Arabes du village et du Graba, à l'instigation de leurs maîtres. Quand les résultats définitifs tombèrent, la liste de Milhe-Poutingon fut proclamée vainqueur. Joseph Sempéré était son premier adjoint et mon père était membre du nouveau conseil municipal qui comprenait quatre Arabes. C'est dire que M. Bour n'avait pas forcément de quoi se réjouir d'avoir pour voisins une famille arabe du douar M'saada, qui plus alliée de ses adversaires politiques. Pourtant, jamais nous n'eûmes à nous plaindre de quelque ennui que ce soit venu du château. Il est vrai que nous vivions, les uns et les autres, dans des galaxies différentes. Mais l'hostilité du château, nous allions l'éprouver de la part de la famille d'employés arabes. Cette famille vivait dans deux pièces contiguës ; il y avait le père, la mère et quatre fils. Le fils aîné, marié, trois enfants dont l'un avait mon âge, occupait l'une des pièces ; le père, sa femme et les trois fils -célibataires- occupaient l'autre. L'aîné des fils était le chauffeur du château ; son père et ses frères s'occupaient du jardinage. Et il y avait de quoi faire ! Juste après notre arrivée, l'un des frères partit en Métropole. Il ne revint plus jamais.

Le fils du chauffeur, le garçon de mon âge -appelons-le H.- me témoigna immédiatement une franche hostilité. Il ne m'adressait pas la parole et, quand il daignait lever les yeux sur moi, son regard n'était que mépris. Il était habillé comme un enfant-Dieu : étant du même âge que le rejeton Bour -Henri junior dit Ritou-, il héritait de sa garde-robe à peine usagée : pantalons golf, salopette de velours, chaussettes bigarrées, souliers à semelle de crêpe... De quoi provoquer la jalousie galopante des enfants de l'immédiat après-guerre que nous étions avec nos culottes courtes dix fois rapiécées et nos espadrilles à semelle de chanvre ou de caoutchouc, sans chaussettes évidemment ! Sauf que jaloux, je ne l'étais en aucune façon, la fierté des M'saada et leur morale sourcilleuse constituant de solides gardes-fous contre cela. Ainsi, l'un de nos adages dit Celui qui revêt les oripeaux d'autrui, peut être considéré comme nu. À part la domesticité de M. Bour, nous étions quatre familles arabes dans le quartier.
                                                   
LES AUTRES FAMILLES ARABES DU QUARTIER

Il y avait d'abord celle des « mtourizi », les B., la si curieuse famille des naturalisés. Trois garçons et deux filles aux noms pittoresques. La famille vivait dans un deux pièces donnant sur un patio commun à plusieurs autres habitants, tous Européens. Il y avait ensuite celle d'un chauffeur de colon ; elle comprenait, outre les parents, un garçon de mon âge -S.- et une fille, un peu plus âgée, belle comme ce n'est pas permis. Cette famille vivait elle aussi dans un patio d'Européens, en face et légèrement en contrebas de chez nous. S. ne jouait qu'avec ses voisins européens et longtemps n'eut jamais un regard pour moi. Il y avait enfin une famille dont je découvris qu'elle nous était apparentée : l'un des siens était, en effet, rien moins que le mari de ma sœur aînée, Kheïra. C'était des gens aisés qui possédaient quelques hectares de terre et, surtout, étaient propriétaires du seul hammam du village. Le bain maure -l'appellation d'époque- était une source de revenus stable et confortable. Les Arabes étant, pour des raisons d'abord religieuses, très soucieux de l'hygiène corporelle, le hammam était une institution vitale pour eux. Par ailleurs, l'établissement faisait office d'hôtel pour les indigents, les chemineaux et les ouvriers saisonniers, très nombreux à la période des vendanges, qui pouvaient y passer la nuit contre une modique somme. 

Curieuse famille ! le père et son fils -issu d'un premier mariage- étaient mariés à deux sœurs et habitaient ensemble. Certains les prenaient pour des frères ayant épousé deux sœurs, ce qui était relativement fréquent, en tout cas pas extraordinaire. Or il s'agissait bien d'un père et de son fils, cas de figure rarissime. Le fils avait trois enfants, dont un garçon qui me dépassait d'une année. Le garçon -appelons-le M.- pour essayer d'apporter quelque clarté dans cet embrouillamini- appelait son grand-père « Papa » et son père, par son prénom. De même, sa grand-mère était sa maman et sa vraie mère, il l'appelait par son prénom. Au début, je n'y comprenais rien. (Et même maintenant, dans le grand âge, je n'arrive pas à comprendre comment un père et son fils peuvent épouser deux sœurs.) Cela dit, comme mon beau-frère était l'un des quatre frères du père -qui était donc le grand-père de M.- ce dernier et moi étions fatalement amenés à nous fréquenter. 

Cette famille était, je l'appris plus tard, originaire de mon douar. Le grand-père et son fils l'avaient quitté bien longtemps avant nous ; je présume qu'ils sont passés d'abord par un village situé non loin de la ville de Sidi-Belabbès, Baudens, où ils ont pris femmes. En effet, M. me rebattra tout le temps les oreilles avec ce nom, qu'il prononçait « Boudanès » dont, affirmait-il, sa famille était originaire. Car, il n'était pas question pour lui de reconnaître qu'ils étaient des M'saada ! Et de fait, jamais M. ne le reconnut. Quant à moi, je découvrais mon malheur d'être né au M'saada. Ce fut d'abord par M. que j'appris qu'en tant que « fils de Badissi », je n'avais aucune illusion à me faire quant à la possibilité de nouer des liens de camaraderie dans le village. Les Badissiya -disciples de Benbadis- passaient pour de solides mécréants aux yeux de ceux du village ! Combien de fois ne me jettera-t-on pas à la face, horrifiés, que mon père était un destructeur de marabouts (mausolées érigés un peu partout à la mémoire des charlatans qui excipaient de pouvoirs miraculeux) ? De fait, les Badissiya avaient fait de la lutte contre la superstition et la charlatanerie l'une des pierres d'angles de leur programme de réforme morale. Quand je côtoierai, à l'école, mes congénères arabes du village et du Graba, je découvrirai combien ils étaient superstitieux et crédules et combien moi j'étais à mille lieues de cette mentalité. 

MONSIEUR ROBERT 

Un jour que je jouais, comme à mon habitude, tout seul dans la rue, juste devant le portail de notre maison, notre voisin direct -il habitait la maison qui nous faisait face- vint à passer. Il s'arrêta à ma hauteur et me parla. Je ne comprenais pas ce qu'il disait, n'entendant que l'arabe comme toute ma famille, du reste. Mais l'homme me tendait la main -dont un des doigts manquait à l'appel- et semblait insister ; je la saisis et il m'entraîna chez lui. Nous prîmes l'escalier et montâmes au premier étage ; la cuisine donnait sur une terrasse où jouaient deux petites filles, dont l'une devait être de mon âge. Je compris que l'homme me proposait de jouer avec ses filles. Il ressortit, nous laissant à nos poupées ! C'est ainsi que mes premiers camarades de jeu du village furent les filles de M. Robert, l'instituteur, notre voisin, qui sera mon maître au CE1. Un homme d'une délicieuse gentillesse.

2 commentaires:

  1. Salut Messaoud
    Dans un de ses papiers, Kali, le correspondant d'El Watan, écrivait que Rio Salado était la commune agricole la plus riche de France. Jusqu'au début des années 70, les magnifiques demeures du centre du village et l'église, qui n'avait d'équivalent que celle de Hammam Bouhadjar, donnaient une idée sur l'opulence des colons et, paradoxalement, l'extrême misère des indigènes. Paradoxalement ? Sûrement pas ! Pas loin de là, à quelques kilomètres au sud de hammam bouhadjar, se trouvait douar al araya ( les douar des nus, aujourd'hui sidi Boumediene), le refuge d'hommes et de femmes qui n'avaient plus de quoi cacher leur nudité. Rasé au début des années 40 et reconstruit après que les colons prirent connaissance d'un rapport sur une épidémie de poux et eurent peur d'un retour de manivelle. C'est que les poux sont parfois des agents révolutionnaires.
    Le paradoxe, Messaoud, je le vois dans le nombre élevé d'espagnols fuyant Franco et qui se sont établis dans cette région mais qui ne se sont pas battus en communistes aux côtés des écrasés des autres Franco. Je me trompe ?

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  2. Salut à toi,

    Mohamed Kali a raison. Je me souviens parfaitement de mon livre de géographie de Première (1959) dans lequel Rio-Salado était cité en tant que première commune viticole de France. Et, en ce temps-là, la vigne payait bien (de 5 000 à 10 000F le quintal de raisin, avec une prime récompensant la haute teneur en sucre -ce qui permettait aux négociants d'éviter de chaptaliser les moûts, délit sévèrement puni par la redoutée Régie des vins et alcools). La fortune des colons fut vite faite. C'est d'ailleurs ainsi que les habitants du douar M'saada sont de venus prospères : ils ont planté leurs 3 ou 4 ha (moyenne par tête) de vigne et, leur ardeur au travail et leurs mœurs austères aidant, ont pu accumuler.
    La richesse du village était visible dans les somptueuses villas coloniales ainsi que lors des deux grandes fêtes : la fête des vendanges et la kermesse de Pâques durant lesquelles se produisaient les vedettes du show-biz du moment.

    La misère indicible était également présente à la Graba. Bidonville en torchis, il était tapi dans un vallon, loin du village. Peuplé en très grande majorité de saisonniers venus du Maroc (Tsouls et Rifains) qui se sont établis là, il était l'image même du dénuement total (son alter ego, le douar Moulay-Mustapha, à l'entrée de 'Aïn-Témouchent, était lui aussi peuplé en majorité de saisonniers marocains). C'est que la vigne donne du travail tout au long de l'année. Sans parler des vendanges qui mobilisaient une masse considérable de main d'oeuvre et qui attiraient des malheureux de tous les coins de l'Oranie et du Maroc (concurrence souvent mal vécue par les autochtones face à des saisonniers marocains durs à la tâche et d'une soumission totale).

    Quant au peuplement espagnol, il s'agit pour l'essentiel des premières vagues d'immigration qui eurent lieu très tôt, à partir de 1860, provenant essentiellement de la région de Valence. La vague consécutive à la Retirada (après la défaite du camp républicain) n'a pas été à ce point significative au niveau du village. C'est à Oran qu'elle a été très importante (au point qu'il a fallu construire tout un quartier -Saint-Pierre- pour l'accueillir). Le tropisme pro-OAS des Européens d'origine espagnole tient, à mon avis, à deux éléments liés : la haine qu'ils éprouvaient pour les « Moros » -les régiments de Tabors marocains- qui ont été le fer de lance de Franco et se sont rendus coupables des pires atrocités (et surtout de viols systématiques) durant la guerre civile ; haine qui en a réactivé une autre, séculaire, celle de la Reconquista. Cela dit, mon ami Jean-François Bueno était le fils d'un communiste espagnol réfugié, mécanicien de son état à Oran (à Saint-Pierre, près de la cité Perret) qui luttait avec un petit groupe d'amis contre l'OAS.

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