Prière de l'Aïd à Rabat (AFP) |
Source: http://www.lemonde.fr/afrique/article/2016/04/25/la-mort-du-prophete-de-l-islam-contre-enquete-sur-une-tenebreuse-affaire_4908284_3212.html
Au terme d’une étude très fouillée des sources de la Tradition musulmane, Hela Ouardi, professeur à l’Institut supérieur des sciences humaines de l’université Tunis El Manar, et membre associé du Laboratoire d’études sur les monothéismes du CNRS, apporte un éclairage inédit sur les derniers jours de Mahomet.
Vous
venez de publier un
ouvrage très documenté intitulé « Les derniers jours de
Muhammad ». Quelles ont été vos sources ?
Mes
sources sont le Coran et ses multiples exégèses ainsi que
les livres les
plus anciens de la Tradition musulmane (sunnite et chiite) : les
recueils de
hadiths
du Prophète, les différents récits biographiques écrits sur lui
et ses compagnons ainsi que les chroniques historiques
comme celle, majeure, de Tabarî (IXe - Xe siècle). Soit
des milliers de pages contenant des versions diverses, tantôt
concordantes, tantôt contradictoires. Il m’a donc fallu
me livrer à
une minutieuse enquête,
pour essayer,
en historienne, de restituer les
faits ou en tout cas de s’en approcher.
La
Tradition musulmane a élaboré une représentation idéalisée de
Mahomet alors que le Coran rappelle qu’il n’est qu’un homme
semblable aux autres. Il aurait été en quelque sorte déshumanisé.
Dans votre livre ne retrouve-t-il pas toute son humanité ?
Je
le souhaite en tout cas ! Mon objectif était en effet
de rendre le
Prophète de l’islam à
son humanité, à laquelle renvoie explicitement le Coran dans les
sourates 18 et 41. Pour ce faire,
j’ai tenté de mettre en
évidence l’aspect tragique qui caractérise la fin de son
existence et qui donne au personnage une dimension esthétique
sublime, comparable à celle des héros de la tragédie grecque.
Comme le dit le philosophe Arthur Schopenhauer « la
tragédie est la forme suprême de la poésie ».
Mahomet a manifestement beaucoup souffert durant les derniers mois de
sa vie. Il ne s’agissait pas seulement de la douleur physique due à
la maladie qui lui a été fatale. Quand on examine les ouvrages de
la Tradition, on constate que l’homme était dans une situation
d’abattement psychologique, fruit d’une crise politique profonde
qui menaçait son autorité.
A
quoi tenait cette crise ?
On
a coutume de dire qu’à
la fin de sa vie le Prophète avait pacifié l’Arabie, réduit la
turbulence des tribus arabes et qu’il avait entamé la marche
victorieuse en dehors de son territoire.
En
réalité, peu avant sa mort, il venait d’essuyer deux défaites
face aux armées
chrétiennes de l’Empire byzantin. Il fut l’objet de tentatives
d’assassinat, probablement de la part de certains de ses plus
proches compagnons, et il dut faire face à l’émergence de « faux
prophètes » appelant les tribus à la sédition.
A
cela s’ajoute le drame personnel que fut la perte de son fils
Ibrahim, mort quelques mois avant lui. Cette dimension tragique est
exprimée par le Prophète lui-même de manière expressive dans des
phrases empreintes de pathos,
rapportées unanimement par les plus importantes autorités de la
Tradition.
Par
exemple, il se plaint à l’ange Gabriel : « je
me sens accablé, je me sens affligé ».
De même, dans une scène très théâtrale digne de Hamlet,
on le voit accomplir une
visite nocturne au cimetière de Médine : s’adressant aux
morts, il leur dit qu’ils sont dans une situation enviable
car « les
discordes se profilent à l’horizon comme des lambeaux de nuit
noire ».
Force est de constater que
ses sombres prédictions se sont bel et bien réalisées.
Ainsi,
les derniers jours de Mahomet ont un relent de « fin
de règne » où
tous les coups sont permis pour lui succéder.
Effectivement,
tous les coups étaient permis pour les compagnons du Prophète,
notamment les deux futurs premiers califes Abou Bakr et Omar.
L’illustration la plus éloquente et sans doute la plus scandaleuse
de ce machiavélisme est la confiscation par Omar des dernières
volontés du Prophète.Quand celui-ci décide, le jeudi qui précède
sa mort, de dicter son
testament, Omar l’en empêche en disant : « l’envoyé
de Dieu délire ».
D’ailleurs, ce n’est pas la seule fois où le Prophète à
l’article de la mort apparaît malmené par son entourage.
D’autres scènes décrites
dans les livres les plus orthodoxes, soulignent clairement que
les deux futurs premiers califes, assistés de leurs filles
respectives Aïcha et Hafsa, épouses du Prophète, ont tissé autour
du moribond une véritable toile d’araignée pour ne
pas laisser le pouvoir leuréchapper.
Ce
qui m’a le plus étonnée c’est que ces scènes
« compromettantes » pour la mémoire d’Abou Bakr et
Omar ont été rapportées par la tradition sunnite pourtant si
favorable à ces deux figures. Voilà qui déconstruit la vision
mythique d’un « âge d’or » de l’islam et de ses
« pieux ancêtres » auxquels se réfèrent aujourd’hui
les salafistes.
Deux
éléments coexistent dans la Tradition musulmane
que vous interrogez :
d’une part l’imminence de la fin des temps, prophétisée par
Mahomet, et, d’autre part, la fondation d’un Etat, appelé
à étendre son
empire au-delà de ses frontières d’origine. Comment cette
contradiction a-t-elle été surmontée ?
En
effet, les sources musulmanes soulignent le caractère eschatologique
de la mission du Prophète qui affirmait être venu annoncer la
fin du monde.
Après sa mort, certains de ses adeptes ont été pris de panique,
croyant l’apocalypse imminente.
Mais
comme l’apocalypse n’a pas eu lieu, il fallait y remédier,
sinon l’islam annonciateur de la fin des temps et le message du
Prophète auraient
pu voir leur
crédibilité compromise.
En
somme, avec la mort de Mahomet, nous sommes face au moment fondateur
d’une religion qui, désormais sans son Prophète, a été
confrontée à l’épreuve de sa propre survie. Au-delà de
l’autorité du Maître disparu, l’islam devait se réinventer ou
peut-être même s’inventer.
C’est
là qu’on mesure le rôle décisif d’Abou Bakr et Omar. En créant
le califat qui allait durer plusieurs
siècles, ils ont donné un avenir à
ce qui était au départ une doctrine de la fin des temps.
En
instituant le prétendu Etat
islamique (Daech),
Abou Bakr Al-Baghdadi son calife autoproclamé ne cherche-t-il pas
à
répéter les
origines tragiques de cette histoire ?
Absolument !
Cette volonté manifestée par Daech de répéter l’histoire en
revenant à l’origine est d’autant plus dangereuse qu’elle est
incohérente, car elle investit deux récits antagoniques.
Elle
s’inscrit d’une part dans la dimension eschatologique de la
prédication initiale de Mahomet. La littérature djihadiste actuelle
est en effet truffée de
hadiths
du Prophète annonçant l’imminence de la fin des temps qui
doit advenir en Syrie, « terre
du jugement dernier ».
On est là dans la perspective de la « fin
de l’Histoire ».
D’autre
part et paradoxalement, Daech fonde un califat, c’est-à-dire qu’il
réactualise le moment du « début
de l’Histoire » quand
Abou Bakr Al-Baghdadi a créé, au prix d’un bain de sang, une
institution politique qui
ouvrira la voie à l’avènement d’un empire musulman.
On
comprend du coup pourquoi le chef de Daech Ibrahim Awad s’est
choisi comme pseudonyme Abou Bakr al-Baghdadi Al-Qouraychi
(Qouraychi : membre de la tribu du Prophète). Ainsi, l’Etat
islamique est une sorte de monstre politique. C’est le fruit d’un
croisement « contre-nature » entre deux genèses
religieuses antithétiques, qui lui donnent les moyens symboliques
d’une double légitimation de la violence. Avec Daech, on peut dire
que la barbarie est élevée « au carré » !
Votre
livre a été censuré au Sénégal sous
la pression d’organisations islamistes et d’hommes politiques.
Le travail historique
et critique sur les Ecritures tel qu’il a été opéré dans
le judaïsme et
le christianisme serait-il inconcevable concernant l’islam ?
La
censure de mon livre au Sénégal ne signifie pas que le travail de
critique historique est inconcevable en islam. Ce n’est pas en
cassant le thermomètre qu’on fait disparaître la
fièvre ! J’ajouterai que le travail critique sur les sources
a été entrepris depuis des décennies par plusieurs chercheurs
issus de la culture musulmane.
Ils ont été intimidés et persécutés par les institutions
politico-religieuses qui veulent continuer à manipulerles
sources et par là même à manipuler musulmans.
Mais
les temps ont changé, on n’a plus à faire à une sorte
de « querelle
des Anciens et des Modernes ».
L’enjeu de la critique historique sur l’islam n’est plus
seulement la réforme d’une religion mais, dans le contexte actuel,
le salut de valeurs et de vies humaines.
Les
derniers jours de Muhammad, de
Hela Ouardi, éd. Albin Michel, 368 pages, 19,50 euros.
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