braniya chiricahua




L'ancien se meurt, le nouveau ne parvient pas à voir le jour. Dans ce clair-obscur surgissent des monstres.
Antonio Gramsci

jeudi 15 mai 2014

DE L'ICÔNE


À propos de "L'image dans le monde arabe"
Ouvrage collectif sous la direction de Gilbert Beaugé et de Jean-François Clément
CNRS Editions

Article publié in revue "Hommes et migrations"


Il est possible, pour la commodité de l'exposé, de partir de ce constat en forme de paradoxe : alors que le monde occidental, à partir des débuts du vingtième siècle, s'attachait à exclure l'image figurative du champ de l'art, le monde de culture et de tradition islamiques découvrait (ou redécouvrait) l'iconographie et l'investissait par l'intermédiaire des nouveaux supports, tels que le cinéma, la télévision, la photographie, lui ouvrant ainsi les multiples accès à la vie sociale. Le monde musulman, longtemps aniconique, était saisi par l'image.

Mais cet aniconisme -au sens d'interdiction de la figuration- du monde musulman fait déjà, en soi, problème. Le Coran, en effet, n'interdit explicitement que l'adoration des idoles ; la Tradition rapporte, d'ailleurs, que lorsque le prophète Mohamed prit La Mecque, il détruisit les idoles qui traînaient dans la Kaaba, mais qu'il protégea, "de ses deux mains réunies", les icônes de la vierge Marie et d'Abraham, dessinées sur les murs du temple.

Rien n'y a fait, cependant, et la glose jurisprudentielle islamique va fixer pour les siècles des siècles la norme, donnant par là même tort aux théologiens mouatazilites qui soutenaient que l'interdit coranique ne porte que sur les idoles, c'est à dire sur des représentations à trois dimensions. La norme, donc, sera que l'image figurative est frappée d'interdit et son auteur, parce qu'incapable de lui insuffler la vie, voué aux flammes de la Géhenne.

Mais cela veut dire, d'autre part, que l'interdit concerne uniquement l'imitation d'êtres pourvus d'une âme, c'est à dire les seuls humains, et que la figuration de plantes et d'animaux était autorisée.

Cependant, lorsque la théologie sunnite rigoriste s'imposera à partir de 870, l'interdit sera étendu à toutes les images figuratives ; si le dessin non-figuratif n'était pas expressément interdit, il valait mieux, toutefois, s'en abstenir. Cette "répugnance" (caractère de ce qui n'est pas prohibé, mais non recommandé) vis à vis du dessin se résoudra, finalement, dans l'acceptation de la calligraphie, qui est esthétisation graphique sans fin de la parole de Dieu.
Cela étant, fetwas (avis religieux autorisés) et contre-fetwas se succédèrent pour gloser à l'infini sur les normes de la mimésis (imitation) jusqu'à autoriser, finalement, le cinéma et la télévision, y compris, d'ailleurs, un film sur la vie du prophète.

D'où vient donc cet interdit de l'icône ? Beaucoup ont répondu qu'il tire son origine du judaïsme, que l'Islam, en quelque sorte, prolongerait ; ce serait une caractéristique sémitique. Mais l'archéologie ni l'iconographie ne confirment ce jugement : on trouve des traces probantes de figuration humaine au Yémen et, y compris durant la période islamique, chez les Seldjoukides, en Syrie, en Irak et en Afghanistan.

Quoi qu'il en soit, l'image, aujourd'hui, dans le monde de tradition et de culture islamiques, s'offre aux regards de l'Occident. On sait que, très vite, le regard européen aura contribué à bricoler l'image d'un "Orient" très éloigné de la réalité des sociétés arabo-musulmanes. Et c'est donc à juste titre que le grand nombre de chercheurs, européens et arabes, conviés à cette réflexion sur la problématique de l'image dans le monde arabe, s'en démarquent dès l'abord, pour scruter, au plus près, la réalité du signe et interroger son sens.

Ainsi, Abdelwahab Meddeb et Mohamed Saad Saggar, analysant certains aspects de la calligraphie musulmane, en tirent quelques conclusions très intéressantes concernant la fonction essentiellement contemplative et spirituelle de la calligraphie, comprise comme le substitut de la parole divine et une des voies de l'élévation de l'âme vers Dieu par la mémorisation.

Alain Roussillon, dans une analyse pénétrante et percutante, interroge l'oeuvre du grand peintre égyptien contemporain, Abdelhadi El Gazzar ; "identité et révolution" sont les deux socles sur lesquels se déploie la production picturale de cet artiste si attachant et si étonnant.

Dans une excellente étude, Sylvia Naef questionne la problématique "tradition-modernité" telle qu'elle structure le champ de l'art pictural arabe nouveau : aussi bien pour le "Groupe d'Art moderne", fondé en 1946 au Caire, que pour le "Groupe de Baghdad pour l'Art moderne", fondé en 1951, la modernité et l'universel sont au bout du chemin qui passe forcément par une tradition éprouvée. Le Groupe de Baghdad rappelle opportunément, dans son célèbre "Manifeste", sa volonté de faire jonction avec le patrimoine pictural de l'école d'El Wassiti (13ème siècle), "brisée par la chute de Baghdad aux mains des Mongols". Texte emblématique : pas de modernité qui ne s'articulerait pas à une authenticité.

François Pouillon examine la situation de la peinture en Algérie. Marquée, dès sa naissance, par une mise en symétrie avec une peinture coloniale dominée par deux figures opposées, celles d'Horace Vernet, illustrateur de la conquête dont il met en images les épisodes les plus "glorieux" « dans d'immenses compositions réalistes pour la plus grande gloire du pouvoir colonial », et Eugène Fromentin, voyageur solitaire fasciné par le "Royaume arabe" (entendu comme l'idée que se faisait Napoléon III de l'Algérie), montrant inlassablement les aristocraties locales tout en s'indignant des atrocités de la colonisation.

Paradoxalement, l'Algérie indépendante et officielle reproduira le style d'Horace Vernet pour évoquer la résistance acharnée et héroïque de l'Émir Abdelkader : "Sous un contenu idéologique inversé, la grammaire des styles restait la même", dit Pouillon. Cependant, dès les premières années de l'indépendance, un intense bouillonnement philosophico-esthétique met en valeur la diversité des conceptions et des styles : "réalisme socialiste", "école du Signe", "groupe Aouchem (Tatouages)", etc.

Enfin, c'est une somme de 23 contributions qui est proposée au lecteur; elles ne sont pas toutes, c'est évident, d'égale tenue, mais l'ensemble, touchant à tous les domaines de l'iconographie : peinture, cinéma, télévision, carte postale, photographie, gravure, constitue, à n'en pas douter, un bon corpus de référence.



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